Vm.. T
'/Y
^-^V^
OEUVRES
COMPLETES
DE BOURDALOUE,
DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.
TROISIEME PARTIE DE LA DOMINICALE.
TOME SEPTIEME.
DE L'IMPRIMERIE DE J. B. KINDELEM.
OEUVRES
COMPLETES
DE BOURDAI.OUE,
DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS;
NOUVELLE ÉDITION,
AUGMENTÉE D'UNE NOTICE SUR SA VIE ET SES OUVRAGES,
ET D'UME TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES.
TOME SEPTIÈME.
A LYON,
CHEZ F.°'» GUYOT, LIBRAIRE - ÉDITEUR
RUE MERCIÈRE, N,° 5<) , AUX TROIS VERTUS TUÉOLOGALES.
I82I.
SERMONS
CONTENUS DANS CE VOLUME.
Pour le treizième dimanche après la Penlecôle : Sur
la Confession, Page i
Pour le quatorzième dimanche après la Pentecôte : Sur
VEloignement et la Fuite du monde, 34
Pour le quinzième dimanche après la Pentecôte : Sur
la Crainte de la mort, 78
Pour le seizième dimanche après la Penlecôle : Sur
r Ambition. 1 1 1
Pour le dix-septième dimanche après la Pentecôte :
Sur le Caractère du Chrétien.
143
Pour le dix-huitième dimanche après la Pentecôte:
Sur la Rechute dans le péché, i 7 G
Pour le dix-neuvième dimanche après la Pentecôte :
Sur l Eternité malJieurcuse, 210
Pour le vingtième dimanche après la Penlecôle : Sur
le Zèle pour V honneur de la religion. 256
Pour le vingt-unième dimanche après la Pentecôte :
Sur le Pardon des injures. 293
Pour le vingt-deuxième dimanche après la Pentecôte :
Sur la Restitution, •;20
VI SERMONS CONTENUS DANS CE VOLUME.
Pour le vingt-troisième dimanche après la Pentecôte :
Sur le Désir et le Dégoût de la communion.
Page 367
Pour le vingt-quatrième dimanche après laPentecôte :
Sur h Jugement de Dieu* 4<^'
SERMONS
POUR LES DIMANCHES
DEPUIS LA PENTECOTE
JUSQU'A L'AVENT.
SERMON
SERMON
f OUR LE
XiïL' DIMANCHE APRÈS LA PEISTEGOTE.
SUR LA CONFESSION.
Oaos ut vidit , dixit : Ite j ostcndite vos sacerdotibus.
Dès qu'il eut aperçu ces lépreux , il leur dit : Allez, faites^
vous i'oir aux prêtres. En saint Luc , ch'tp. 17,
i-i'EST l'ordre que donne le Sauveur du monde à
dix lépreux qui viennent implorer son secours pour
être délivrés de celle honteuse et mortelle contagion
qui les iniectoit ; et c'est le puissant remède que
l'Eglise, au nom de Jésus-Christ, nous préseiiie
pour être purifiés d'une lèpre mille fois encore plus
dangereuse , qui est le péché. Elle nous envoie aux
prêtres comme aux médecins de nos âmes , et elle
nous ordonne de leur faire connoître notre état et
lios maladies spirituelles : Ile , ostendite vos sacer-
doiihus. Dans l'ancienne loi , remarque saint Chry-
systôme , les prêtres n'avoient pas le pouvoir de gué-
tir la lèpre , mais ils l'examinoient seulement , et
jugeoient si elle éloit en effet guérie. Il n'y a que
la loi nouvelle , et que le sacrement de pénitence, où
les ministres du Seigneur, successeurs des apôtres,
soient revêtus de l'aulorilé de Dieu même pour dé-
lier le pécheur , pour le réconcilier , pour l'absoudre ,
TOME VII. X
■j. SUh LA CONFESSION.
Cl lui reuiellre par une parole tous ses péchés. Ce-
pendant 5 chréiiens , voici ce qui nous doit paroîire
bien étrange , et ce que nous ne pouvons assez dé-
plorer dans le christianisme : c'est que tant de pé-
cheurs sachent si peu profiler du don de Dieu et du
sacrement le plus salutaire; c'est qu'au lieu de se
rendre aux pressantes invitations de Jésus-Christ , qui
dans leur malheur leur a préparé cette ressource,
et leur tend les bras pour répandre sur eux ses bé-
nédictions , ils s'obstinent à se tenir éloignés de lui ,
et refusent d'approcher de son sacré tribunal ; c'est
que pouvant trouver dans une humble confession de
leurs péchés la plus prompte et la plus parfaite gué-
rison , comme des malades agités d'un violent trans-
port et insensibles à leurs maux , ils fuient le re-
mède avec autant d^horreur , qu'ils devroient mar-
quer et avoir d'ardeur pour le rechercher. J'entre-
prends aujourd'hui de corriger ce désordre , et de
vous représenter pour cela les avantages de la con-
fession. On prêche assez aux chrétiens l'affreux dan-
ger el le crime d'une confession sacrilège : mais peut-
être ne leur fait-on point assez voir combien d ailleurs
une bonne confession leur peut être utile pour la
réformalion de leur vie et pour leur avancement dans
les voies de Dieu. On leur parle assez des disposi-
tions nécessaires qu ils y doivent apporter ; mais
peut-être leur parle-t-on trop peu des fruits précieux
et des biens inestimables qu'ils en doivent espérer.
Je prétends donc , mes chers auditeurs, pour vous
engager à un fréquent usage du sacrement de péni-
tence , vous en montrer dans ce discours lexcel-
SUR LA CONFESSION. 3
lence et la vertu. Demandons les lumières du Saini-
Esprit par l'intercession de Marie : Ai^-e»
Ce n'est pas mon dessein d'établir par de longues
preuves l'obligation indispensable et la nëcessilé de
la confession. Dès que nous sommes enfans de
l'Eglise, nous sommes soumis à ses décisions , et
nous ne pouvons ignorer un de ses préceptes les plus
authentiques et les plus formels. Précepte fondé sur
la parole de Jésus-Christ même. Précepte autorisé
par la tradition , confirmé par les conciles, reçu
dans tous les siècles , observé de tout le peuple fidèle.
Je sais néanmoins comment l'ont regardé nos héré-
tiques ; qu'il leur a paru un joug insupportable ,
et qu'ils l'ont rejeté comme une loi trop dure et trop
pesante. Mais sans vouloir m'engager dans une con-
troverse peu convenable et au temps et au lieu oii
je parle , j'avance , mes chers auditeurs , et je vais
vous en convaincre, que de toutes les pratiques
chrétiennes , une des plus avantageuses pour nous,
et où Dieu a eu plus d'égard à nos véritables inté-
rêts , c'est la confession. Pour en être persuadés ,
nous pouvons nous considérer en deux étals diffe-
rens : ou dans l'état du péché , ou dans l'état de la
grâce. Dans l'état du péché , nous avons besoin de
remède pour nous guérir ; et dans l'état de la grâce,
nous avons besoin de force pour nous soutenir. Or
cela posé , écoutez deux propositions qui vont faire
tout le sujet de votre attention. Je dis que la con-
fession est le moyen le plus efficace et le plus puis-
sant que la Providence nous^ait fourni , pour eiiacer
I.
4 SUR LA CONFESSION.
ie péché : ce sera la première partie. J'ajoute que la
confession est encore le préservatif le plus infaillible
et le plus souverain pour nous garantir des rechutes
tlans le péché : ce sera la seconde partie. De l'une
et de l'autre , vous apprendrez de quelle conséquence
il est donc pour nous d'avoir souvent recours au sa-
crement de pénitence , et ce sera la conclusion.
Ecoutez-moi , s'il vous plaît.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est une doctrine communément reçue dans la
théologie , que quelque moyen que nous puissions
employer pour 1 expiation de nos crimes, quand nous
les avons une fois commis, il n'est point de lui-même
capable de les effacer , si Dieu ne l'accepte pour
cela , et s'il n'y ajoute sa grâce , qui est la grâce de
la rémission. Mais la même théologie reconnoh aussi
que les moyens que Dieu veut bien accepter , sont
dans les règles ordinaires des moyens proportion-
nés , et qui de leur nature ont déjà quelque vertu
pour contribuer à un effet si noble et si relevé.
Voilà, chrétiens, les deux principes sur lesquels
j'établis la proposition que j'ai avancée, quand j'ai
dit que la confession étoit un des remèdes les plus
efficaces pour abolir le péché. Car si vous me de-
mandez d'où elle tire celte vertu , je prétends que
c'est premièrement de la voloTité et du don de Dieu ;
secondement d elle-même et de son propre fonds.
I)e la volonté de Dieu , parce que Dieu l'a spéciale-
ment choisie et agréée pour cette fin ; de son propre
fonds , parce quelle a tout ce qu'il faut pour faire
SUR LA CONFESSION. 5
entrer un pécheur, avec Id secours de la grâce , dans
l'espril d une parfaite pénitence. De la volonté de
Dieu , parce que Dieu semble lui avoir remis ahso- •
Jument le pardon du péché ; de son propre fonds,
parce qu'elle a des qualités merveilleuses pour con-
vertir le pécheur et le ramener dans les voies de la
justice : deux considérations auxquelles je réduis tout
ce que j'ai à vous dire dans cette première partie.
Donnons à l'une et à l'autre tout l'éclaircissement
qu'elles demandent.
Oui , chrétiens , Dieu a voulu que la rémission
du péché fût attachée à la confession du péché ; et la
loi qu'il en a faite , quoique d'abord elle paroisse une
loi de justice, est lellemenl une loi de miséricorde,
qu'elle n'a pu venir que de la miséricorde même.
Car quel excès et quel prodige de bonté, que pour
être absous d'un crime qui m'exposoil à une dam-
nation étermlle et qui la méritoil , ce soit assez de
m'en accuser moi-même ; que Dieu se contente d'une
telle déclaration , et qu il me suffise, comme parle
saint Augustin , de confesser ce que je suis, pour
devenir ce que je ne suis pas. Ah ! mes frères, s'écrie
là-dessus Zenon de Vérone , voici un jugement bien
extraordinaire et bien nouveau. Si le criminel s'ex-
cuse , il est condamné ; et s'il se reconnoît coupable ,
il est justifié : Noimm judicii genus , in quo reus , si
excusarcril aimen , damnaiur ; absolvitur , si fa-
ielur. Dans la justice des hommes, la procédure est
bien difïérente: ils ne punissent que ce que l'on dé-
couvre. Mais dans la justice divine, il n'y a de châ-
timent et de punition que pour ce que l'on cache.
G SUR LA CONFESSION.
Si vous révélez voire péché , en le révélant vous le
faites disparoître à mes yeux ; et si vous vous rendez,
voire accusateur, je cesse d'ôlre votre juge. Ce sont
les belles paroles que Pierre de Blois attribue à
Dieu, ei qu'il lui met dans la bouche pour inviter
un pécheur à cet exercice si salutaire de la confes-
sion. De là vient, reprenoit le grand évéquede Vé-
rone dont j'ai déjà cité le témoignage , que notre
confession, c'est-à-dire, celle que nous faisons selon
les lois du christianisme et au tribunal de la péni-
tence , n'est point une confession forcée ni arrachée
par la crainte ou par la violence des tourmens ; mais
une confession libre, volontaire, où nous nous ex-
pliquons de nous-mêmes et d'un plein gré , avec re-
pentir , avec amour : pourquoi? parce que nous sa-
vons , dit-il , qu'elle ne nous peut être qu'avanta-
geuse; et que si notre Dieu l'exige de nous, ce n'est
point pour s'en prévaloir contre nous à notre perte,
mais pour avoir lieu de nous combler de ses fa-
veurs les plus abondantes et les plus précieuses. De
là vient , ajoute saint Ghrysostôme, que nous con-
fessons jusqu'à nos péchés les plus secrets. Prenez
garde, chrétiens, à ce passage: il est important contre
nos hérétiques , et je le tire de l'homélie quinzième
sur la seconde épître aux Corinthiens. Les juges de
la terre , dit ce saint docteur , ne prononcent que sur
les faits dont il y a conviction , et qui sont devenus
publics : mais pour nous qui suivons d'autres maximes,
et qui faisons profession d'une discipline toute sainte,
nous soumettons au tribunal de l'Eglise jusqu'à nos
pensées. Et voici la raison qu'il en apporte : c'est
SUR LA CONFESSION. "j
que noire foi nous apprend que ceite confession de
nos propres pensées et de nos sentimens les plus in-
térieurs et les plus cachés , bien loin des nous allirer
de la part de Dieu un arrêt de condamnation, pré-
vient au contraire tous les arrêts que nous aurions à
craindre de sa justice , et nous en préserve.
Mystère , mes chers auditeurs , que David avoit si
bien compris , lorsqu'après avoir demandé à Dieu
dans les termes les plus affectueux qu'il lui fît grâce ,
qu'il versât sur lui ses miséricordes et ses plus grandes
miséricordes , qu'il le purifiât de toutes les taches du
péché : Ampliùs lava me ab inicjuitate meâ , et à
peccato meo munda me (i), ce roi pénitent ne se
servoit point d autre motif pour l'y engager et pour
le toucher en sa faveur , que de lui dire : vous voyez ,
Seigneur, que je reconnois mon iniquité: Quoniam
inùjuitatem meam ^^o^r^g^wo^^*?. Quelle conséquence!
elle est très-juste , répond saint Chrysostôme ; et
David parlant de la sorte , étoit parfaitement instruit
des intentions de Dieu et de ses vues toutes miséri-
cordieuses. Car c'est comme s'il lui eût dit : Il est vrai ,
Seigneur j cet aveu que je fais de l'offense que j'ai
commise, est une réparation très-légère; mais puisque
vous voulez bien l'agréer et vous en contenter, j'ose
vous l'offrir , et j'espère par là me réconcilier avec
vous. Vous me pardonnerez , mon Dieu , parce que
je confesse mon péché : Et à peccato meo munda
me ; quoniam iniquitatem meam ego cognosco (2).
Voilà comment Dieu veut qu'on traite avec lui :
(i) Psal. 5o. — (a) Ihid.
8 SUR LA CONFEbSIOX.
et cela , chrétiens, fondé sur deux de ses divins at
tribiils : l'un esl sa grandeur , et l'autre sa bonté. Set
grandeur , parce que c'est là qu'il fait paroîlre ce
qu'il est et ce qu'il peut , remettant le péché en sou-
verain , et sans observer avec nous toutes les forma-
lités d'une justice rigoureuse. Sur quoi je me rap-
pelle un bon mot de saint Ambroise dans le pané-,
jjiyrique du grand Théodose. Il dit que ce prince
prenoit quelquefois plaisir à juger lui-même les cri-
minels d'Etat ; et qu'après les avoir convaincus et
forcés d*avouer leur crime , au moment qu'ils alten-
doienl une sentence de mort , et qu'ils redoutoienl
son juste courroux , il changeoittout à coup de visage
pour leur faire entendre qu'il leur rendoil la vie , et
que de sa pleine volonté il les renvoyoit sans châti-
ment. Qr il en usoil ainsi , poursuit le même Père ,
parce qu'il ne vouloit pas perdre ces malheureux , et
qu'il se faisoit une gloire de vaincre leur malice par
sa clémence vraiment royale : Vincere enim vole-
hat ^ non perdere. Telle est, mes chers auditeurs, la
conduite de Dieu envers nous. Outre qu'il y va de
sa grandeur , sa bonté s'y trouve encore intéressée.
Parce qu'il nous aime, il ne veut pas nous faire pé-
rir , mais il veut seulement avoir sur nous gain de
cause. Or il l'a par notre confession : car c'est notre
confession qui donne à sa justice tout l'avantagpqu'elle
peut avoir pour nous punir, et à sa miséricorde, toute
la gloire de nous pardonner»
C'est pourquoi le Prophète royal disoit encore à
Dieu : Tibi soli peccavi i et malum çoram te feei y
^UR LA CONFESSION. 9
lit justificci is in scrmonihiis lui s , et nncas cùrn
judicaris (i) ; J'ai péché , mon Dieu, et je le con-
fesse : pourquoi ? aiin que vous soyez glorifié dans
ma personne , et que dans le pardon que vous m'ac-
corderez , on connoisse que votre miséricorde est
au - dessus de toute la malignité de mon cœur , et
qu'elle en a triomphé. Aussi est-ce toujours cette
miséricorde victorieuse que le Saint-Esprit nous
représente , quand il nous invite à la confession ;
et c'est en ce sens que saint Augustin explique
ces paroles du psaume cent dix-seplième : Confia
iemini Domino (juoniam bonus (2). Hé ! mon frère ,
dil-11 , en s'adressant à un pécheur , que craignez-
vous de confesser votre péché à un Dieu si bon pour
ceux qui le confessent sincèrement et sans dégui-
sement? Ne vaut- il pas mieux , eu le déclarant ,
vous rendre votre Dieu propice , que de l'irriter en
demeurant dans un silence criminel ? Quid times
(onfiteri Domino , qui confitenii bonus est ? fac
confitendo propilium , quem negando facis in-
fensum.
Mais, diles-vcus , ce n'est point seulement en la
présence de Dieu que je dois reconnoître mon pé-
ché ; c'est encore à un homme qu il m'est enjoint
de le déclarer. J'en conviens, mon cher auditeur;
c'est à un homme , mais à un homme autorisé de
Dieu , tenant la place de Dieu , le ministre des
miséricordes de Dieu. Et quelle peine un chré-
tien peut - il avoir de confesser son péché à cet
homme, qui lui sert de médiateur auprès de Dieu?
(i) Psalm. 5û. — (2) Psîilu;i. 117.
lO SUR LA CONFESSION.
Tout honleux que je l'imagine , ce péché, ou qu'il
est en elFet , quand il le faud-'oit confesser devant
toute la terre el dans l'assemblée de tous les justes,
selon l'expression du Prophète : I/i concilio justo-
rum et congregaiione ( i ) ; votre grâce , ô rnon
Dieu ! dépendant de là , et m'étant promise à ce
prix, devrois-je hésiter un moment? devrois - je
compter pour quelque chose une condition à laquelle
il vous a plu d'attacher pour moi un si grand bien?
ne devrois - je pas être prêt à faire , au moins par
une obligation rigoureuse et pour l'assurance de
mon salut , ce que faisoient les premiers fidèles par
une abondance et une ferveur de christianisme ?
Craignoient - ils de confesser hautement leurs pé-
chés ? craignoient-ils de les révéler à la face de toute
l'Eglise ? Pourquoi n'aurois-je pas dans la confession
secrète , la même soumission , la même résolution ,
le même zèle qu'ils avoient dans la pénitence et la
confession publique ? Pourquoi ne ferois-je pas,
pour racheter mon ame , cette ame immortelle , ce
que font tous les jours les criminels pour racheter
une vie passagère et périssable ? Qu'un criminel ait
obtenu du prince des lettres de grâce, refuse-t-il
de se présenter aux juges commis pour les exa-
miner et les vérifier ? il s'y porte de lui-même , il
y court. C'est néanmoins par une déclaration au-
thentique , souscrire à tous les chefs d'accusation
formés contre lui; c'est, dans un jugement juridique
et solennel , se reconnoitre coupable el digne de
mort. 11 n'importe ; l'avantage de l'absolution lui
(i) Psalm. iio.
SUR LA CONFESSION. H
fait oublier , ou lui fait soutenir toute confusion.
Or , la grâce de mon Dieu que j'ai perdue , et qui
m'est otTerte dans le saint tribunal , est-ce un avan-
tage moins estimable et qui me doive moins coûter ?
Ai-je un degré de foi, si je ne vais pas encore avec
plus d'ardeur me montrer aux prêtres : Osiendite
vos sacerdotihus ; si je ne m'empresse pas de leur
faire voir mon élat , de leur découvrir mes misères ,
d'implorer leur médiation , et de recevoir de leur
bouche une prompte et pleine rémission ? Suivons-
donc , mes frères ^ suivons le conseil de l'Apolre ,
qui nous avertit d'approcher avec confiance de ce
trône de grâce que Dieu a établi dans son Eglise ,
et où sont assis ses ministres pour répandre selon son
gré ses bénédictions : Adeamus ergè cumjiduciâ ad
tlironum graiiœ y ut veniam consequamur , et gra-
iiam inveniamus in auxilio opportuno (i). C'est
en leurs mains qu'il a déposé toute son autorité ,
et c'est en votre faveur qu'il leur a ordonné de
l'employer. C'est à eux qu'il a dit : Tout ce que vous
délierez sur la terre , je veux qu'il soit délié dans le
ciel ; et tout ce que vous remettrez , je veux qu'il soit
remis. Ses promesses là-dessus sont les plus précises
et les plus formelles , ses volontés les plus expresses ;
et ne sommes -nous pas bien ennemis de nous-
mêmes , si nous ne prenons pas soin d en profiler ?
Cependant , chrétiens , ne nous étonnons pas
que Dieu ait, s'il m'est permis de parler ainsi, une
telle déférence pour la confession du péché. Ce n'est
pas sans fondement , puisque la confession du péché
(I) HcLr. 4.
12 ST'R LA CONFESSION,
a u'elio - mc'ine loin ce qui peut gagner le cœur de
Dieu j et meure l'homme dans l'ordre d'une péni-
tence parfaite. Autre principe d'où je prétends que
lui vient cette vertu si salutaire pour nous et si
puissante. Car , que fait la confession du pécl-é ?
trois choses : elle humilie le pécheur dans la vue de
son péché ; elle lui inspire la douleur et le repentir
de son péché; elle lui tient lieu d'une salisfaction
présente et actuelle de son péché. Or , par là elle
détruit absolument en lui le péché. Prenez garde ,
s'il vous plaît : en humiliant le pécheur , elle lui
arrache jusqu'à la racine du péché, qui est l'orgueil.
En inspirant au pécheur le repentir et la contri-
tion , elle efTace la tache du péché , qui est ce que
les théologiens appellent la coulpe. Et en lui tenant
lieu de salisfaction, elle expie même, ou du moins
commence à expier ce qu'attire après soi le péché
qui est la peine ; de sorte qu'il n'y a rien dans le
péché qui ne cède à son action et à son pouvoir.
Tout ceci est remarquable , et mérite une réflexion
particulière.
Je dis que la confession du péché humilie le
pécheur : voilà son premier effet; et en cela , non=
seulement elle met le pécheur dans l'ordre de la
pénitence , mais elle fait en lui la principale et la
plus essentielle fonction de la pénitence. Car , dans
la pensée des Pères , qu'est-ce que la pénitence ?
Tertullien en donné une excellente idée , savoir ,
que la pénitence est comme un art, ou une science
dont Dieu se sert pour humilior l'homme; et par
où l'homme a lui-même appris de Dieu à s'humi-
SUR LA CONFESSION. l3
!îer : Disciplina humilijicandi hominis. Or , de
toutes les leçons renfermées dans l'ëiendue de ceile^
divine science , il n'y en a pas une qui soit compa-
rable à celle de confesser son péché: pourquoi?
parce qu'il est certain que rien n'humilie tant
l'homme que la confession du péché. Je ne dis pas
cette confession vague et indéterminée par où nous
protestons en général que nous sommes pécheurs >
sans spécifier en quoi ni sur quoi nous le sommes.
Je ne dis pas cette confession menîale et toute
intérieure qui se ftiit à Dieu du fond de l'ame , et
qui ne consiste qu'à reconnoître devant lui ce qu'il
sait assez, et ce que nous ne pouvons lui déguiser.
Car, bien loin qu'il faille pour cela de grands sen-
timens et de grands eiForts d'humilité , on s'en fait
même honneur , et c'est une marque de piété. Mais
je dis cette confession instituée par Jésus-Christ ,
et dont nous avons l'usage dans l'Eglise : c'esl-
à - dire , celle confession où nous descendons au
détail des choses , où nous ne nous contenions pas
de dire : J'ai péché ; mais où nous rendons contre
nous-mêmes des témoignages particuliers de tel et
tel péché ; où nous disons : voilà ce que j'ai pensé
et ce que j'ai fait , voilà la passion qui m'a em-
porté , voilà le motif, l'intérêt qui m'a fait agir ;
voilà l'opprobre de ma vie , et c'est en ceci et en
cela que j'ai trahi la cause de mon Dieu. Enfin ,
cette confession où nous faisons dans le tribunal de
la pénitence , ce que Dieu fera dans le jugement
dernier, lorsqu'il ouvrira toutes les consciences des
hommes, et qu'avec un rayon de sa lumière, il ira
l4 SUH LA CONFKSSION.
fouiller et pénétrer dans tous les replis de notre ame.
Car, c'est justement le modèle que notre confession
se propose à imiter , comme c'est aussi dans cette
vue distincte de nous-mêmes que notre esprit trouve
son bumilialion : Disciplina liurnilificandi hominis.
Je dis cette confession que nous ne faisons pas seu-
lement à Dieu , mais à un homme que nous regar-
dons comme l'envoyé de Dieu ; à un homme qui
de lui-même ne nous peut connoître , mais à qui
nous exposons toutes nos foiblesses , toutes nos lâ-
chetés , toutes nos hypocrisies , tout ce qu'il y a
de gâté et de corrompu dans notre cœur : nous
soumettant à écouter tout ce que le zèle lui dictera ,
à subir toutes les peines qu'il nous imposera , à
observer toutes les règles de vie qu'il nous pres-
crira. Car , qu'est-ce que tout cela , sinon un exer-
cice héroïque de celle discipline humiliante dont
parle Tertuliien : Disciplina humilijicandi hominis?
Et c'est ici , mes chers auditeurs , que vous pouvez
remarquer avec moi la diflerence qui s'est rencon-
trée et qui se rencontre encore tous les jours, entre
l'esprit de l'erreur et l'esprit de la vraie religion.
Car , l'esprit d'erreur , qui est celui de l'hérésie ,
étant un esprit d'orgueil , il n'a pu souffrir de con-
fession et de pénitence , qui l'humiliât. Qu'a -t -il
donc fait ? il a secoué le joug de cette confession
sacramentelle qui oblige à déclarer le péché , et qui
assujettit le pécheur aux ministres de l'Eglise , et n'a
retenu quune on»bre de confession , qui n'a rien
de difficile ni d'humiliant pour lui. Et quelle hu-
milité en effet de s'appeler simplement pécheur..
SUR LA CONFESSION. l5
puisque les plus grands saints ont eux-mêmes tenu
ce langage ? quelle humilité de se confesser à Dieu ,
à vous , Seigneur , dit saint Augustin , qui ne pouvez
rien ignorer de tout ce que je suis , et aux yeux de
qui vouloir me dérober , ce seroit une folie extrême ;
puisque si j'osois l'entreprendre , je mériterois que
vous vous tinssiez éternellement caché pour moi ,
sans que je pusse jamais me cacher à vous : ISlam
et si confiteri tihi noluerim , te mihi ahscondam ,
non. me tihi» Mais par un esprit tout contraire ,
l'Eglise de Jésus-Christ s'est maintenue dans la pra-
tique de cette confession , dont son divin Epoux
lui a fait comme un sacrement d'humilité ; et plus
cette confession lui a paru humiliante pour les pé-
cheurs , plus elle s'y est attachée , parce qu'elle lui
a semblé d'autant plus propre à la fin pour laquelle
elle ordonne que nous en usions ; l'humilité et la
pénitence se suivant toujours , et la vraie pénitence
ne pouvant être ailleurs que là où se trouve l'humi-
lité la plus parfaite.
Voilà , mes chers auditeurs , ^!a grande maxime
du christianisme ; et par cette maxime , vous devez
voir quel est l'égarement de ceux qui fuient la
confession , et qui s'en éloignent pour la honte
qu'ils trouvent à confesser leurs péchés. Raisonner
ainsi , et agir par ce principe , c'est bien se tromper
soi-même. Vous fuyez la confession et vous vous
en dispensez , parce qu'elle porte avec soi une
certaine honte; et c'est justement pour cela qui!
faudroit l'aimer. Car cette honte qu'elle vous cause ,
vous humilie devant Dieu j et ce qui vous humilie
îG 6lJR LA CONVEbSlÔUi
devant Dieu , c'est ce que vous devez chercnôf
dans la pénitence. Ce qui vous a perdu , mon frère ^
dit saint Chrysostôme , ce qui a été la source dé
Votre malheur , c'est de n'avoir pas eu assez dé
home. Vous vous êles fait un front de prostituée ^
comme parle l'Ecriture , pour commettre le péché;
Il faut donc que ce soit la honte qui commencé
maintenant votre conversion ; et que pour retourner à
Dieu, vous repreniez celte honte du péché que vou?
aviez perdue. Or , vous ne la trouverez jamais mieux
que dans la confession du péché même. Quand j'en-
tends les prédicateurs de l'évangile faire des dis-
cours entiers pour adoucir aux pécheurs , ou même
pour leur ôter absolument la honte qu'ils peuvent
avoir de s'accuser , je l'avoue , chrétienne compa-
f^isie , quoique j approuve leur zèle , j'ai peine à ne
les pas contredire. Car pourquoi , dis-je , ôler au*
pécheurs ce qu'il faudroit plutôt leur donner, s'ils
ne l'avoient pas ? Un des grands abus de la confes-
sion, est de voir s'y présenter certaines âmes sans
nulle honte de leurs crimes , et de leurs crimes néan-
moins les plus honteux. Com.me elles les ont hardi-
ment commis , elles les déclarent avec la même assu-
rance ; et vous diriez , à les entendre , qu'elles ont
droit de nen pas rougir , parce qu'elles sont d une qua-
lité et d'un étal dans le monde , oi^i l'on ne doit point
attendre autre chose d'elles. Les ministres de la pét)i-"
tence savent combien cet abus' est aujourd'hui com-
mun. Or cet abus , qui va directement à exclure la
honte du péché , bien loin de faciliter la pénitence ,
est une impénilcnce uunifeste , ou du moins en est
un
^ SUR LA CONFESSION. I-7
un signe visible. C'est donc aux prédicateurs et
aux confesseurs à y remédier ; comment cela ? en
inspirant eux-mêmes celle sainte honte à ceux qui
jw l'ont pas : et en apprenant à ceux qui paroissent
l'avoir, à en bien user, en leur faisant coucevoir à tous,
que c'est l'une des grâces les plus précieuses qu'ils
aient à ménager dans ce sacrement. Je sais que cette
honte peut quelquefois aller trop loin; mais je con-
sens qu'on la modère alors, et non pas qu'on la dé-
truise. Je sais qu elle peut fermer la bouche à un
pécheur, et lui faire céler son péché : mais pour le
garantir d'une extrémité , il ne faut pas lefaire tom-
ber dans une autre. Car , si c'est un excès de cacher son
crime par confusion , c'en est un autre encore plus
dangereux peut-être , de le déclarer sans humilité.
J'ai dit de plus que la Confession a cela de propre ,
qu'elle excite en nous la douleur et la contrition du
péche. La raison en est très-naturelle. Car la con-
trition , disent les théologiens , se forme dans nos
âmes par une appréhension vive et une vue actuelle
de la grièveté du péché et de sa malice. Or il est cer-
tain que nous ne comprenons jamais plus vivement
cette malice du péché , que quand nous en faisons
la déclaration au tribunal de la pénitence. C'est alors
que le péché se montre à nous dans toute sa difïor-
mité. C'est alors que notre esprit en est frappé , que
notre cœur en est ému, et que nous pouvons dire
avec le Prophète roy&l : Non est pax ossibus meis
à facie peccatOTum mcorum (i). Hors de là , nous
n'y pensons qu a demij et quoique ce péché soit un
(i) Psalm. 37.
TOME vu, 2
l8 sua LA CONFESSION.
poids qui nous accable, les idées que nous en avons
sont si léi-ères, qu'elles ne nous en laissent presque
aucun senliment. Mais quand nous approchons du
minisire qui nous doit juger , et aux pieds duquel
n.ous venons nous accuser , vous le savez , mes chers
auditeurs, et l'expérience vous l'aura fait connoître ,
ces idées si foibles auparavant , se réveillent tout à
coup , se fortifient , deviennent sensibles , remuent
le fond de nos passions , nous attendrissent pour
Dieu , nous donnent une sainte horreur de nous-
mêmes, nous tirent quelquefois les larmes des yeux.
Or ces larmes, selon saint Auguslins , ces sentimens
tçndres,ces mouvemens d'horreur contre le péché,
sont les dispositions les plus efficaces et les grâces
prochaines de la contrition.
Et voilà l'innocent et le divin secret qu'avoit
trouvé le saint roi Ezéchias pour renouveler dans
son cœur l'esprit de pénitence. Que faisoil-il ? il
parcouroit toutes les années de sa vie , et il confessoit
à Dieu toutes ses infidélités : Recogitaho tibi annos
meos in amaritudine animœ, meœ (i). Quoique la
cqnfession ne fût pas encore érigée en sacrement ,
comme elle l!est dans la loi de grâce , elle ne laissoit
pas d'opérer en lui et de le toucher. Cette revue
exacte de tout le passé étoit suivie de l'amertume de
son ame; et cette amertume étoit la véritable dou-
leur qu'il cherchoit : Recogitaho tibi in amaritudine.
N'est-ce pas ce qui arrive encore tous les jours à
tant de pécheurs ? Leurs cœurs qui sembloienl être
endurcis , commencent à s'amollir dès que leur
(i) Isaï. 38.
SUR LA CONFESSION. 19
langue commence à parler. Jusqne-lù on eût dit que
ces cœurs éloienl fermés , et impénétrables à tous les
traits de la grâce; mais à peine se sont-ils ouverts
par une déclaration fidèle et entière , qu'après s'être
présentés à la pénitence comme une terre sèche et
aride , ils s'en retournent tout pénétrés de la rosée
du ciel ; pourquoi? parce qu'ils ont ressenti l'efficace
et la venu de la confession. Tel est l'effet de cette
parole si énergique et dont les Pères de 1 Eglise nous
font tant déloges : Pcccavi , J'ai péché; de cette
parole qui fut la confession , et le principe de la jus-
tification d'un des plus parfaits et des plus illustres
pénitens. Voyez , mes frères , dit saint Ambroise ,
combien trois syllabes sont puissantes : Quantum très
syllahœ iraient ! Cette parole seule changea le coeur
de Dieu , parce que d'un Dieu courroucé , elle en
fit un Dieu propice ; et le cœur de David , parce que
d'un adultère et d'un homicide , elle en fit un saint.
Or , si elle a fait un saint de David , que peut-elle
faire, et que doit-elle faire de nous? Car cette courte
parole Peccavi , est maintenant bien plus efficace
encore qu'elle ne l'étoit alors. Etant devenue une
des parties les plus essentielles d'un sacrement auquel
Jésus-Christ a attaché tous ses mérites , elle a une
vertu toute divine qu'elle n'avoit pas. D'où il s'ensuit
qu'elle doit donc avoir dans la bouche d'un chrétien
toute une autre force que dans celle de David. Je ne
parle pas , au reste , selon le langage et l'expression
des libertins , dont je ne ferai point ici de difficulté
de me servir, je ne parle pas ici de ce Peccavi ^ïé-
soraplueux qu'ils se promettent dans l'avenir , et sur
2.
no SUR LA CONFESSION.
quel ils fondent l'espérance d'une conversion ima-
ginaire qu'ils n'accompliront jamais. Je ne parle pas
de ce Pcccavi superficiel , qui n'est que sur le bord
des lèvres , et qui ne part point du coeur. Je ne
parle pas de ce Peccavi contraint et forcé , que la
nécessité arrache à un moribond : car tout cela est
réprouvé de Dieu. Mais je parle de ce Peccavi sin-
cère et douloureux , qui est le symbole de la confes-
sion des justes ; et pour celui-là , je soutiens qu'il a
un don particulier d'exciter en nous la contrition ,
et par conséquent d'effacer le péché.
Je vais encore plus avant, et je prétends enfin
qu'il ne tient qu'à nous que la confession ne com-
mence déjà à expier la peine du péché , et qu'elle
ne nous serve de satisfaction pour le péché. Car puis-
que la confession du péché nous est pénible, puis-
que nous y ressentons une répugnance qui coûte à
surmonter, puisque nous la regardons comme un
des exercices du christianisme les plus laborieux ,
pourquoi ne nous en ferions-nous pas un mérite
auprès de Dieu; et pourquoi ne pourroil-on pas dire
de nous, ce que saint Grégoire a dit de ce serviteur
de l'évangile , qui se confessant insolvable aux pieds
de son maître, obtint une remise entière de toute
sa dette ? In conjessione dehiti inveiiit dchiti solu-
tion em.
C'est en ce sens que nous devons prendre ce que
dit saint Ambroise, que la confession du péché est
l'abrégé de toutes les peines que Dieu a ordonnées
contre le péché : Omnium pœnarum compendium.
Il semble d'abord que ce soit une exagération , mais
SUR LA CONFESSION, 21
c'est une vérité fondée sur les plus solides principes
de la théologie. Comprenez-la : car il est certain que
jamais la justice de Dieu ne perd rien de ses droits ,
et que de quelque façon que ce soit , ou dans l'autre
vie, ou en celle-ci, elle tire la satisfaction et la ven-
geance qui lui est due pour le péché. Or il est de la
foi que le péché mérite dans l'autre vie des peines
éternelles ; et il est encore de la foi que ces peines éter-
nelles sont acquittées en celle-ci par la confession.
Il faut donc que la confession ait quelque chose en
soi qui égale dans l'estime de Dieu cette éternité de
peines , et que toutes ces peines de l'enfer soient ,
pour ainsi dire , abrégées dans la douleur intérieure
d'une ame qui confesse son péché : Omnium pœnarum
compendium. Après cela , si nous n'avons pas perdu
tout le zèle que nous devons avoir pour l'importante
affaire de notre salut , pouvons-nous ne pas aimer
une pratique où nous trouvons de tels avantages?
Concluons-donc avec le Prophète , ou plutôt avec
saint Augustin interprétant les paroles du Prophète,
et les appliquant au même sujet que moi : Confessio
et pulchritudo in conspectu ejus (i). Prenez garde,
dit saint Augustin : ces deux choses ne se séparent
point devant Dieu , la confession du péché et la beauté
de l'ame : Confessio et pulchritudo. Et c'est dans
ces paroles, mon frère, poursuit le même saint doc-
teur , que vous apprenez tout à la fois , et à qui vous
pouvez plaire, et par où vous lui pouvez plaire. A
qui vous pouvez plaire, c'est à votre Dieu ; par où
vous lui pouvez plaire, c'est par la confession de
(i) Psalm. 95.
Z2 SUR LA CONFESSION.
volie péché : Audis cui placeas , et quomodb placeas.
Par conséquent , si vous aimez voire ame, si vous
voulez la rendre pure et agréable aux yeux de Dieu,
faites- vous de la confession un eiercice fréquent et
ordinaire : Ama confessionem , si affectas decorem.
Ah! chrétiens, si vous aviez autant de passion
pour plaire à Dieu , que vous en avez pour
plaire à de foibles créatures; et vous, femmes du
monde, si vous faisiez autant d'étal de cette grâce
intérieure qui doit être le plus bel ornement de vos
âmes , que vous en faites de cette grâce extérieure
du corps, dont vous êtes si idolâtres, et qui devient
le scandale du prochain , avec quelle assiduité ei quelle
ferveur vous verroil-on fréquenter le tribunal de la
pénitence? faudroit-il employer tant de sollicitations
pour vous y attirer ? Dès que vous vous sentez cou-
pables devant Dieu, pourriez -vous demeurer un
jour dans cette disposition criminelle ? surtout y pour-
riez-vous demeurer, comme il n'arrive que trop, les
années entières? n'iriez-^vous pas chercher le remède
pour vous guérir de celte lèpre qui vous défigure?
n'iriez-vous pas à la sainte piscine, vous laver et
vous purifier? Quoi qu'il en soit , nous avons vu
comment , par rapport au passé , la confession efface
le péché commis ; et nous allons voir comment, par
rapport à l'avenir, elle nous préserve des rechutes
dans le péché. C est la seconde partie.
DEUXIÈME P<\RTÏE.
Quoique dans la doctrine des Pères , la justification
d'un pécheur soil ie plus grand de tous les ouvrages
SUR LA CONFESSION. 23
de Dieu, et que cet ouvrage coule plus à Dieu que
la résurrection des morts et la création de tout un
monde , on peut dire néanmoins , et il est vrai , que
ce seroit peu pour un pécheur d'être justifié par là
grâce de la pénitence , s'il n'avoit pas de quoi se main-
tenir dans cette grâce, et s'il manquoit des moyens
nécessaires pour se garantir des rechutes dans le péché.
Car, comme dit saint Jérôme, être guéri pour re-
tomber dans une plus griève maladie, et ressusciter
pour mourir d'une mort encore plus funeste, c'est
plutôt une punition et un malheur, qu'une grâce et
lui bienfait. De là je juge , et vous devez juger avec
moi, quelle est l'excellence de la confession , et quels
avantages nous en retirons, puisqu'en même temps
qu'elle nous réconcilie avec Dieu , elle nous fixe, au-
tant qu'il est possible et que notre foiblesse le permet ,
dans ce bienheureux état de réconciliation , nous
tenant lieu- du plus puissant préservatif que la reli-
gion nous fournisse contre le péché. En voici la
preuve. Je considère la confession , ou pour mieux
dire , le sacrement de pénitence , selon trois rapports
qu'il a , et qui lui sont essentiels. Le premier à Dieu ,
ou plutôt à Jésus-Christ, qui en est l'auteur ; le second
au prêtre, qui en est le ministre; et le troisième à
nous-mêmes, qui en sommes les sujets. Or, dans
ces trois rapports , je trouve ma seconde proposition
si bien établie, qu'il m'est évident qu'un chrétien
oublie tout le soin de son aiùe , quand il néglige
l'usage de ce sacrement.
Car, qu'est-ce que la confession , selon le premier
rapport qu'elle a avec Jésus-Christ? c'est une de cea
M SUR LA CONFESSION.
sources divines, durit parle le PiDphèle , que le Sau-
veur , en raouraul, fit couler de sou sacre côté, et
où tes fidèles peuvent puisera toute heure les eaux
de sa grâce, c'esl-à-dire, certains secours particuilefs
que chacune de ces sources leur communique abon-
damment, lorsqu'ils se mettent en disposition de les
recevoir. Ainsi doit s'entendre la prédiction d Isaïe,
même dans le sens altérai : Haurietis aquas ingaudio
de fontibus Sahatoris. ( i ) .
Mais quelle dilïerencey a-t-il entre ces grâces de la
eonfession sacramentelle et celles des autres sacre-
mens? La voici : c'est que les grâces de la confession
sacramentelle sontspécialeuientdesgrâces dedéfense,
des grâces de soutien , de grâces que Dieu nous donne
pour combattre le péché, pour tenir ferme dans la
tentation, pour ne plus succomber sous le poids de
la fragilité humaine , en un mot , pour persévérer dans
les résolutions que la pénitence nous a inspirées. Telle
est la fin principale de ce sacrement. Or, vous savez
que les grâces d'un sacrement ont une subordination
et une liaison nécessaire avec sa fin. Quiconque vient
au saint tribunal , et y apporte les dispositions con-
venables, a-t-il droit à ces sortes de grâces? Oui ,
claéliens, et ce droit est fondé sur le pacte que le
Fils de Dieu en a fait avec son Père : c'est ce que toute
la théologie nous enseigne. Tellement qu'un pécheur ,
aprèrs avoir confessé son péché, peut sans présomption.
exi^'ordeDieu,non-seuîemenldesgrâcescommuneset
g^'nérales polir ne le plus commettre , mtus des grâces
de réserve et de choix , qui sont les grâces pr(»pres
(i) Isaï. 13.
SUR LA CONFESSION. 25
du sacrement ; et Dieu ne pourroii , sans injustice ,
les lui refuser. Je dis sans injustice envers son Fils ,
qui les a méritées , et non envers l'homme qui les re-
çoil. Hors de la confession , Dieu donne-t-il ces sortes
de grâces, et Jésus-Christ nous les a-t-il promises
ailleurs que dans ce sacrement? Non, mes frères; il
veut que nous les allions puiser dans la sonrce publi-
que : Haurietis de fontihus Salvatoris. El en cela il
ne nous fait nul tort : car c'est à nous d'accepter ces
grâces de la manière qu'il lui plaît de les dispenser,
ei c'est à nous de les prendre où il les a mises. Or ,
il a renfermé celles-ci, qui nous fortifient contre les
rechutes , dans le sacrement de pénitence. C'est donc
à ce sacrement et à la confession que nous devons
avoir recours pour les obienir.
De là , quelles conséquences ? Ah î mes chers
auditeurs , il est aisé de les tirer , et encore pins
important de les méditer. 11 s'ensuit de là qu'un
chrétien qui quitte l'usage de la confession , renonce
aux grâces du solut les plus esseniielles , qui sont
les grâces de précaution contre le péché; et que
quand ensuite il se laisse emporter au torrent du
siècle , aux désirs de la chair , aux désordres d'une
vie libertine et déréglée, il est doublement cou-
pable devant Dieu : pourquoi ? parce que Dieu lui
peut faire ce double reproche : Tu as commis tout
cela; et par un surcroît de crime et d'intidéiité , tu
n'a pas voulu te servir du moyen que je le pré-
seniois pour le préserver de tout cela , qui éttùl de
purilier souvent ton ame par la fréquente cof'f«'s-
sion. Il s'ensuit de là que dans l'ordre que Jésus-
26 SUR LA CONFESSION.
Christ a (établi pour le partage des grâces qu'il dis-
tribue à son Eglise en qualité de chef et de souverain
pontife , plus 1 homme chrétien s'éloigne de la con-
fession , plus il devient foible pour vaincre le péché;
et qu'au contraire , plus il en approche , plus il
devient fort , parce qu'il reçoit plus ou moins de
ces secours que Jésus - Christ y a attachés , et que
le moyen le plus infaillible pour se soutenir au mi-
lieu du monde et contre ses attaques , est d'aller de
temps en temps à cette source salutaire , d'où se
fait encore aujourd'hui sur nous une effusion si abon-
dante du sang du Sauveur et de ses mérites infinis :
Haurietis aquas in gaudio de fonlibus Salvatoris.
Voilà ce qui s'ensuit ; mais que fait l'ennemi de
notre salut ? toujours attentif à notre perte , et
voyant que celle source de la confession est si fé-
conde en grâces pour nous , il tâche , permettez-
moi d'user de ces expressions figurées , il tâche de
l'empoisonner , ou de la dessécher. De l'empoi-
sonner , par le mauvais usage qu'il nous en fait
faire ; ou de la dessécher , en nous persuadant de
n'en faire nul usage et de l'abandonner. Il se com-
porte à notre égard comme Holoferne se comporta
au siège de Béihulie. Car , de même que ce fier
conquérant , pour réduire les habltans de Béihulie
à l'extrémité , coupa tous les canaux par oi^i l'eau
y éloit conduite , ainsi l'esprit séducteur , qui nous
assiège de toutes parts , s'efîbrce de rompre ce sacré
canal de la confession , par oCi le sang du Fils de
Dieu découle sur nous. C'est - à - dire , qu'il nous
donne du dégoût pour le sacrement de pénitence ;
SUR LA CONFESSION. 27
qu'il nous exagère la difficulté de le fréquenter ;
qu'il fait naître sans cesse des occasions qui nous en
détournent; qu'il se transforme en ange de lumière ,
pour nous faire entendre qu'il est à craindre qu'on
ne profane ce sacrement ; qu'il vaut mieux s'en
retirer que de s'exposer aux suites malheureuses
d'une confession sacrilège ; qu'il y faut une longue
préparation , et que sans cela on y trouve la mort,
au lieu d'y reprendre une nouvelle vie et de nou-
velles forces. Ah ! chrétiens , combien y en a-t-il
qui se laissent surprendre à cet artifice , et qui
tombent dans ce piège ! Pour nous tenir lù-dessus
en garde , ayons toujours devant les yeux les avan-
tages de la confession , et considérons-la non-seu-
lement par rapport à Jésus- Christ , l'auteur du
sacrement de pénitence , mais par rapport au prêtre,
qui en est le ministre.
Il n'est rien , j'ose le dire , et plût à Dieu que je
pusse bien aujourd'hui vous faire comprendre cette
maxime ! il n'est rien de si efficace ni de si enga-
geant pour nous maintenir dans le devoir d'une
vie réglée , que l'assujetlissement volontaire de nos
consciences et de nous-mêmes à un homme revêtu
du pouvoir de Dieu , et établi de Dieu pour nous
gouverner. En effet, chrétiens, que ne peut })oint
un directeur prudent et zélé pour la sanctification
des âmes, quand une fois elles sont résolues de se
confier en lui et d'écouter ses remontrances ? Si ce
sont des âmes mondaines , quels commerces ne
leur fait-il pas rompre , à quoi ne les oblige-t-il
pas de renoncer , et de quels engagemens ne les
28 SUR LA CONFESSION.
délaclie-t-il pas , par la seule raison de la sainte
déférence qu'elles lui ont vouée ? Si ce sont des
âmes passionnées , combien de haines leur arracbe-
t-il du cœur ? combien leur fait-il oublier d'injures?
à combien de réconciliations les porte- t - il , aux-
quelles on n'avoit pu les déterminer , et que tout
autre que lui auroit tentées inutilement ? N'est - ce
pas par son zèle , ou plutôt , n'est-ce pas par la con-
fiance que l'on a en son zèle , que les âmes intéres-
sées réparent l'injustice , abandonnent leurs trafics
iisuraires , et consentent à des restitutions dont elles
s'étoient défendues depuis de longues années avec
une obstination presque invincible ? Qui fait cela ,
chrétiens ? cette grâce de direction que Dieu a don-
née à ses ministres pour la conduite des fidèles.
Car , le même caractère qui les constitue nos juges
dans le tribunal de la pénitence , pour prononcer
sur le passé , les constitue nos pasteurs , nos guides ,
nos médecins , pour l'avenir. Je dis nos médecins ,
pour nous tracer le régime d'une sainte vie ; nos
guides , pour nous montrer le chemin où nous
devons marcher ; nos pasteurs , pour nous éclairer
dans nos doutes , pour nous redresser dans nos éga-
remens , pour nous ranimer dans nos défaillances ,
pour nous donner une pâture toute céleste qui nous
soutienne. Comme en vertu de leur ministère ils
sont tout cela , ils ont grâce pour tout cela ; et cette
grâce , qui n'est que gratuite pour eux - mêmes ,
mais sanctifiante pour nous , est justement celle qui
agit en nous quand nous nous soumettons à eux
avec toute la docilité convenable. Tel est l'ordre de
SUR Lk CONFESSION. 29
Dieu , mes cliers auditeurs. C'est ainsi qu'il a gou-
verné les plus grands hommes et les plus éminens
en sainteté. Il pouvoit les sanctifier immédiatement
par lui - même , mais il ne l'a pas voulu. Il les a
assujettis à d'autres hommes , et souvent même à
d'autres hommes moins élevés et moins parfaits. Il
s'€St servi des foibles lumières de ceux - ci , pour
perfectionner les hautes lumières de ceux-là. Voilà
comment en a toujours usé sa providence. Or, il
n'est pas croyable que celte loi ayant été faite pour
tous les saints , Dieu en doive faire une nouvelle
pour iious.
Sur quoi je ne puis assez déplorer l'aveuglement
des gens du siècle , qui , par une erreur bien perni-
cieuse , ou pour mieux dire , par une mortelle indif-
férence à l'égard de leur salut , au lieu de prendre
cette règle de direction qui leur est si nécessaire ,
osent la traiter de simplicité et de foiblesse d'esprit.
Demandez -leur, selon le langage de saint Pierre,
quel est le pasteur de leur ame ( je ne dis pas le
pasteur en titre , car ils ne peuvent se dispenser d>u
avoir un établi par Jésus-Christ pour le gouverne-
ment de chaque église ; mais le pasteur particulier
qui les dirige et qui les conduit dans les voies de
Dieu ) ; ils tourneront ce discours en raillerie , et ils
en feront un jeu. D'oi^i il arrive que dans les choses
du ciel et de la conscience , qui sont si importantes
et si délicates, dont ils ont tant de fausses idées , et
sur lesquelles ces prétendus esprits forts auroient
souvent besoin d'être instruits comme des enfans ,
toute leur conduite se termine à n'en avoir que
3o SUR LA CONFESSION,
d'eux-niémes , ou à n'en point avoir du tout. Ils ne
craignent rien tant que celle direction , qui leur
paroît importune , parce qu'elle les meneroit plus
loin qu'ils ne souhaitent. Ils veulent, disent -ils,
des confesseurs , et non des directeurs ; comme si
l'un pouvoit être séparé de l'autre , et que le con-
fesseur , pour s'acquitter de son devoir , et pour
assurer l'ouvrage de la grâce , ne fût pas ol>ligé
d'entrer dans le même détail que le directeur. Tout
cela veut dire qu'ils veulent des confesseurs qui ne
les connoissent pas , qui ne les examinent pas , qui
ne les gênent pas ; des confesseurs dont ils ne
reçoivent nuls avis , dont ils n'entendent nulles
remontrances, à qui ils ne rendent nul compte ;
parce qu'ils savent bien que s'ils se mettoient entre
les mains de quelque minisire zélé , ils n'auroient
pas la force de lui résister en mille rencontres et sur
mille sujets , où ses décisions ne s'accorderoieni pas
avec leurs inclinations vicieuses et leurs passions -,
parce qu'ils ne sont pas bien résolus de changer de
vie , ou de persévérer dans celle qu'ils ont embras-
sée ; parce qu'ils sentent bien , et qu'ils ne peuvent
i<Tnorer quel seroit l'effet d'une direction ferme et
sage , soit pour les confirmer dans ce qu'ils ont
entrepris, soit pour faire de nouveaux progrès dans
le service de Dieu.
Enfin , à considérer la confession par rapport à
Tîous-mêmes , l'expérience nous l'apprend , et nous
n'en pouvons disconvenir , que c'est un fiesn mer-
veilleux ponr arrêter notre cœur et pour réprimer
ses désirs criminels. Cette seule pensée : 11 faudra
SUR LA CONFESSION. 31
déclarer ce péché , a je ne sais quoi de plus convain-
cant et de plus fort , que les plus solides raisonnemens
et que les plus pathétiques exhortations. Surtout si
la confession est fréquente , et que par là elle ne
soit jamais éloignée. Car la pensée d'une confession
prochaine fait alors la même impression sur nous,
que la pensée de la mort et du jugement de Dieu.
Oui , mon cher auditeur , se dire à soi-même : Je
dois demain , je dois dans quelques jours compa-
roître au tribunal de la pénitence , et maccuser sur
tel ou tel article , c'est une réflexion presque aussi
efficace et aussi louchante , que de se dire : Je dois
peut-être demain, peut-être dans quelques jours
comparoître devant le tribunal de Dieu , et y être
jugé. Combien cette vue a-t-elle retiré d'ames du
précipice où le penchant les entraînoit , et combien
y en a-t-il encore dont elle soutient tous les jours
la fragilité naturelle et l'infirmité , contre les plus
violentes tentations ?
Mais par une règle toute contraire , quand une
fois nous avons secoué le joug de la confession que
Jésus-Christ nous a imposé , il n'y a plus rien qui
nous retienne ; et livrés à nous - mêmes , en quels
abîmes n'allons-nous pas nous jeter ? Comme la vue
de la mort ne nous eflraie point lorsque nous la
croyons Lien éloignée , la vue d'une confession
remise jusqu'à la fin d'une année , ne nous inquiète
guère. On dit : Il ne m'en coûtera pas plus d'en
dire beaucoup que d'en dire peu ; ce péché passera
bien encore avec les autres. Plus ou moins dans la
même espèce , c'est à peu près la même chose. On
32 SUR LA CONFESSION.
le dit, et cependant on accumule dettes sur deltoSj
on ajoute oiïenses à offenses , on grossit ce trésor
de colère qui retombera sur nous au dernier jour
pour nous accabler. De là vient que les hérésies
qui se sont attaquées à la confession, ont été sui-
vies d'une si grande corruption de mœurs : .ce qui
ne parut que trop dès la naissance du luthéranisme.
Partout où l'usage de la confession s'abolissoil , le
libertinage et la licence s'introduisoient. Cette déca-
dence frappoit tellement les yeux , et devenoii tous
les jours si sensible , que les hérétiques eux-mêmes
en étoient surpris. Jusque-là ( vous le savez , et qui
oseroil m'en démentir), jusque-là que des villes
entières , quoiqu'atiachées au parti de 1 erreur et
infectées de son venin, s'adressèrent au prince qui
les gouvernoit pour rétablir l'ancienne discipline de
la confession : reconnoissant qu'il n'y avoit plus chez
elles ni bonne foi, ni probité , ni innocence, depuis
que les peuples étoient déchargés de ce joug qui
le retenoit. De là vient que l'hérésie de Calvin fit
d'abord de si grands progrès , ei trouva tant de sec-
tateurs , parce qu'en les affranchissant de la confes-
sion, elle leur donn{nl une libre carrière pour se
plonger impunément dans tous les excès , et pour
vivre au gré de leurs cœurs corrompus. De là vient
qu'à mesure que l'iniquiié croît dans le monde ,
la pratique de la confession diminue , et que l'on
commence à la quitter dès que l'on commence à se
dérégler.
Vous me direz qu'il se glisse bien des abus dans la
confession. Je le veuxj et de quoi dans le christia-
nisme
SUR LA CONFESSION. 3.1
hïsme ne peul-on pas abuser , ei nabuse-t-on pas eu
effet? Mais tous les abus qu'on peut faire d'un exer-
cice chrétien , ne lui ôtent rien de son excellence et
de ses avantages , puisque ce n'est pas de l'exercice
même que viennent les abus , mais de nous qui le
profanons. Ainsi malgré les fautes qui se commettent
dans la confession, ou qui peuvent s'y commettre,
trois vérités sont toujours incontestables. La pre-
mière , que d'elle-même et de son fond , c'est pour
le pécheur un moyen de conversion et de persévé-
rance dans sa conversion ; la seconde , que c'est en-
core pour le juste un moyen de perfection et de
sanctification; et la troisième, que la conséquence
qui suit naturellement de là , c^est de retenir l'usage
de la confession , et cependant d'en corriger les abus.
Grâces immortelles vous soient rendues, Seigneur,
Dieu de toute consolation et Père des miséricordes !
Vous pouviez, après notre péché, nous abandonner ,
et par un prompt châtiment , punir notre ingrati-
tude , et réparer ainsi votre gloire ; votre justice le
deraandoit : mais votre bonté s'y est opposée, et vous
a inspiré des sentimens plus favorables. Elle nous a
ouvert une voie sûre, une voie courte et facile pour
retourner à vous. C'est par là que vous venez vous-
même nous chercher. Heureux , si nous écoulons
votre voix, si nous la suivons, si nous rentrons
comme la brebis égarée, dans votre troupeau , pour
entrer un jour dans votre royaume , où nous con-
duise , etc.
TOMR vn.
SERMON
POUR LE
XIV.' DDÏANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR L'ELOIGNEMENT ET RA FUITE
DU MONDE.
Dixit Jésus discipulis snis : Nrmo polest tluohns tloniiiii'5
servire : ant enim nnum odio hahebit, et alterom diliget j
aut nnnm sastinebit, et alterum contemnet.
Jésus dit à ses disciples : Nul ne peut servir deux ma'trr^ ;
car ou il haïra l'un , et aimera Vautre ; ou il s'attachera à
celui-là, et méprisera celui-ci. En saint Matthieu, chap. 6.
C^'est l'oracle de la vérité éternelle; et sans recourir
à la foi, la raison seule nous fait assez comprendre
qu'U n'est pas possible d'allier ensemble le service do
deux maîtres ennemis l'un de l'autre , et qui n'ont
pas seulement des intérêts diUerens, mais des inté-
rêts et des sentimens tout opposés. Car , comme di-
soit l'Apôtre aux Corinthiens, qu'y a-t-il decommiiit
entre la justice et l'iniquité? quel rapport de la lu-
mière avec les ténèbres? enfm, quelle société peut
unir et concilier Jésus-Christ et Bélial ? C'est aus'i
de là que les serviteurs de Dieu ont conclu qu'ils dé-
voient renoncer au monde, et que plusieurs en ellet
se sont confinés dans les déserts, et ont passé toulo
leur vie dans un éloi^nement entier du monde. Ce
îi'est pas que le monde n'eut de quoi les flatter et de
SUR l'éloignemrnt, etc. 3S
qooi les aîîacher. Combien d'entre eux, avant lenr
retraite , occupoient dans le monde les première-;
places, ou se trouvoienten état d'y parvenir? Com-
bien vivoient dans l'abondance et jouissoient de
toutes les douceurs d'une opulente fortune? Mai'?
déterminés à servir Dieu , et voyant qu'ils ne pou-
voient en même temps servir le monde , ils ont gé-
néreusement sacrifié tous les intérêts, tous les plai-
sirs, toutes les grandeurs du monde, et se sont dé-
voués au culte de Dieu dans le silence et l'obscurit.;
de la solitude. Ce qui les y a portés encore plus forte-
ment, c'est qu'en regardant le monde comme l'en-
nemi de leur Dieu, ils l'ont regardé comme leur
propre ennemi, parce qu'ils savoient qu'en les dé-
tachant de Dieu et leur faisant perdre la grâce de
Dieu , il les exposoità toutes les vengeances divines,
et meltoit un obstacle invincible à leur salut. Or ce
sont, mes chers auditeurs, ces mêmes motifs qui
doivent nous engager à la fuite du monde; et co
point est d'une telle conséquence pour la sanctifica-
tion de notre vie, que j'en veux faire aujourd'hui
tout le sujet de cet entretien. Esprit-Saint , vous qui
tant de fois , par les lumières et la force de votre
grâce, avez triomphé du monde , opérez dans nos
cœurs les mêmes miracles, et faites-nous remporter
par votre secours les mêmes victoires. Nous em-
ployons, pour l'obtenir, la médiation de cette Vierge
que nous honorons comme votre épouse, et nous
lui disons : Ai'e»
Prêcher la fuite du monde aux religieux et aux
36 SUR l'éloignement
solitaires, c'est- à-dire, à ceux qui, par l'engagement
de leur état , sont déjà séparés du monde , c'est un
sujet, chrétiens, qui, par rapj)ort à leur profession ,
pourroit n'être pas inutile , mais dont le fruit com-
paré à celui que je me propose , n'auroit rien que de
médiocre et de borné. C'est aux hommes du siècle,
dit saint Ambroise , qu'il faut adresser cette morale ,
parce qu'elle est pour eux d'une utilité infinie, ouplulôt
d'une souveraine nécessité. G est, dis-je , à ceux qui,
par l'ordre de la Providence divine , sont appelés à
vivre dans le monde. C'est à ceux qui, contre les
desseins de Dieu , s'engagent d'eux-mêmes trop avant
dans le monde. Aux premiers, parce que la même
grâce de vocation qui semble les attacher au monde,
est celle qui les oblige de temps en temps à s'en
éloigner; aux seconds , parce qu'étant de la manière
que je dis dans le monde , il n'y a point pour eux
d'autre grâce que celle qui les en éloigne , ou , s'il
m'est permis d'user de ce terme , que celle qui a la
force et la vertu de les en arracher -, aux uns et aux
autres , parce qu'à proportion qu'ils sont du monde ,
c'est cet esprit de retraite et de séparation du monde
qui les doit sauver. Et voilà , mes chers auditeurs ,
tout le plan du discours que j'ai à vous faire. Appli-
quez-vous , s'il vous plaît , à deux propositions que
j'avance, et qui, sans rien confondre dans les de-
voirs de l'homme du monde et de l'homme chré-
tien , vont établir deux vérités importantes pour
vous. Le monde au milieu duquel vous vivez , a
deux pernicieux effets: il nous dissipe et il nous cor-
rompt. Il nous dissipe par la multitude et la super-
ET LA FUITE DU MONDE. 87
flailé des soins qu'il nous allire ; et il nous corrompt
par les occasions et les engagemens du pe'ché où d
nous jelle. Nous devons donc prendre , pour nous
garantir de ces deux désordres, le plus excellent
moyen , qui est une sainte retraite pratique'e et fidè-
lement observée dans chaque condition selon les
règles de la prudence chrétienne ; parce que c'est
ainsi que nous éviterons et la dissipation du monde ,
et la corruption du monde : la dissipation du monde
qui nous empêche de vaquer à Dieu , et la corrup-
tion du monde qui nous fait perdre l'esprit de Dieu.
Quel remède plus efficace contre l'un et l'autre , qnt
de se retirer du monde et de le fuir ? Je dis de s'en
retirer à certains temps, et autant qu'il est néces-
saire pour nous recueillir et pour s'adonner aux exer-
cices du salul ; et je dis même de le fuir absolument ,
et de n'y plus retourner dès qu'il nous devient un
sujet de scandale et qu'il nous égare de la voie du
salut. De s'en retirer à certains temps comme chré-
tiens , et de le fuir absolument comme pécheurs :
de s'en retirer à certains temps comme chrétiens ,
afin qu'il ne nous fasse pas négliger les pratiques du
christianisme en nous dissipant; et de le fuir abso-
lument comme pécheurs , afin qu'il ne nous conduise
pas à la perdition en nous corrompant. Mais que
faisons-nous? à deux obligations si essentielles , nous
opposons, pour les éluder, deux prétextes, l'un
fondé sur les soins temporels, et l'autre sur les eii-
gagemens du péché , que nous prétendons être insé-
parables de notre condition. Je m'explique. Parce
qu'on vit dans une condition occupée des atfaires du
38 SUR l'éloignement
monde , et continuelleTnent exposée aux tentations
du monde, on se figure celle retraite et cette fuite
du monde , à quoi je viens vous exhorter , comme
ime chose impraticable , gémissant d une part sous
le jong du monde qui nous domine , et ne faisant
«i'iùlleurs nul effort pour s'en délivrer. Or, je sou-
tiens que ces deux prétextes n'ont nul fondement
solide ; et dans la première partie , je veux vous
montrer que les occupations et les soins du monde
ne peuvent jamais dispenser un homme chrétien de
s'éloigner quelquefois du monde qui le distrait, et
d'avoir dans la vie des temps spécialement consacrés
à l'alTaire de son salut. Dans la seconde , je vous
ferai voir que tous les engagemens du monde ne jus-
tifieront jamais devant Dieu un homme pécheur, de
li'avoir pas fui même absolument le monde qui le
pervertissoit, et de n'y avoir pas renoncé pour jamais ,
afin de mellie en assurance l'atTaire de son salut, La
matière demande toute votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
II faut être chrétien ; et dans la condition de chré-
tien , il faut travailler à l'aO'aire essentielle et capi-
tale , qui est celle du salut éternel. Il est donc juste ,
et même d'une absolue nécessité , de vivre , quoi—
qu'au milieu du monde, non-seulement dans l'es-
prit , mais à certains temps réglés dans l'usage d'une
séparation convenable et d'un saint éloignement du
monde. C'est la conséquence que je vais ésabiir
d'abuid , et à lac^uelle je vous ferai voir eusiule t^ue^
ET LA FUITE DU MONDE. 89
la prudence du siècle , toute présomptueuse qu'elle
est , ne peut rien opposer que de vain et de frivole.
Je fonde cette conséquence sur le premier devoir
chrétien qui a le salut pour objet. Car pour parvenir
à ce bienheureux terme du salut, et pour ne rien
omettre dans l'exéculion de tout ce qui s'y rapporte,
qui me donnera des ailes , disoit David , comme
celles de la colombe, afin que je prenne mon vol et
que je puisse trouver du repos : Quis dahit mihî
pennas sic.ul columhœ , et yoltiho , et requiescam ( 1 ) ?
Ah î Seio^neur , ajoutoii-il , voici le secret que vous
m'avez appris pour cela. Je me suis éloigné du monde
(c'est un roi qui parle , chrétiens), je me suis éloi-
i;ué du monde, qui est la cour ; je me suis fait ui.e
solitude où je me suis enfermé : Ecce elongavi fu-
giens , et mansi in soUiudine (2). En effet , c'est
dans la retraite et la séparation du monde qu'onr
trouve ce repos , oii Ton apprend à connoître Dieu >
où l'on étudie les voies de Dieu , où l'on se remplit
de la crainte des jugemens de Dieu. C'est là , qu'en
présence de la majesté de Dieu , on examine le passé ,
un règle le présent , on prévoit l'avenir, on appro-
fondit ses obligations, on découvre ses erreurs, on
déplore ses misères , on se confond de ses lâchetés ^
on se reproche ses infidélités. Et comment peut-on
espérer de faire tout cela dans le tumulte et l'em-
barras du monde? Quel moyen, dit saint Bernard,
de pénétrer avec un juste discernement , et les choses
qui sont au-dessus de nous, c'est-à-dire, un pre-
mier principe , une fin dernière , un souverain bicî3>
4o SUR L'ÉLÛIGrstMiiNr
qui est Dieu , pour nous y élever par les exercices
d'une pure et solide religion ; et les choses qui sont
îia-dessous de nous, c'est-à-dire, les besoins des
liomnies que la Providence nous a soumis comme
inférieurs, pour y descendre par la pratique d'un vrai
et charitable zèle ; et les choses qui sont autour
de nous , c'est-à-dire les devoirs infinis qui nous
lient comme égaux à notre prochain , pour y sa-
tisfaire et pour en remplir la mesure dans léiendue
d'une exacte justice ? quel moyen d'accomplir toutes
ces obligations , tandis que le monde nous obsède
et que nous sommes occupés , ou plutôt possédés»
du monde ? Quel moyen , poursuit le saint docteur ,
de goûter les fruits de la prière , de se sanctifier par
les oeuvres de la pénitence , d'être attentif aux mys-
tères du redoutable sacrifice , de participer en esprit
et en vérité à la grâce des sacremens , de répandre
son ame devant Dieu par l'humilité de la confession ,
de s'unir spirituellement à Jésus-Christ par la com-
munion , en un mot , de travailler à ce grand ou-
vrage de la réformation de nos mœurs , et de se pré-
parer à la mort , si l'on ne prend soin de se retirer
quelquefois comme Moïse sur la montagne , ou selon
le précepte de l'évangile , si l'on ne rentre souvent
dans l'intérieur de son ame ; et là les portes des sens
fermées: Clauso ost'io (i), sans autre témoin que
le Père céleste , si l'on ne traite avec lui et avec soi-
même de tout cela? 11 faut donc pour tout cela
s'éloigner du monde , et à l'exemple des Israélites ,
qui n'ont été pour nous qu'une figure de ce que
(i) Matth. 6.
ET LA FUITE DU MONDE. 4^
nous devions. pratiquer, il faut soriir de l'Egy^ue
pour aller sacrifier au Seigneur dans le désert. Par-
lons plus simplement : il faut , sans quitter le monde,
éviter la dissipation du monde , parce qu'il n'y a
personne de nous, qui, par proportion, ne doive
dire aussi bien que Jésus-Christ: Quia in his quœ
Patris met sunt, oportet me esse (i) ; comme chré-
tien , il faut que je m'applique par-dessus tout au
service de mon Dieu et à l'importante afiaire de mon
salut.
Voilà la maxime dont tous les sages , je dis les
sages chrétiens, sont convenus , et dont notre expé-
rience propre a dû nous convaincre. Or , à cela ,
encore une fois , la prudence humaine , qui est celle
des enfans du siècle , croit avoir droit d alléguer pour
obstacles les soins temporels , prétendant qu'il est im
possible d'accorder les devoirs du monde avec cet es-
prit de recueillement et de séparation du monde que
le soin du salut exige ; et c'est ici que j'ai besoin ,
non pas de l attention de vos esprits, que ce sujet
par lui-même soutient assez , mais de toute la ferveur
de votre foi , dont dépend tout l'eflet que je m'en
promets.
Car , pour commencer à détruire une erreur aussi
pernicieuse , et néanmoins aussi commune et aussi
répandue que celle-là , je demande, et c'est la pre-
mière raison: le soin de l'inutile et du superflu peut-
il jamais excuser la négligence du nécessaire ? l'ap-
plication à ce qui n'est que l'accessoire peut-elle
servir de prétexte à l'oubli du principal , et l'emprcs-
(i) Lac. 2.
'42 SUR l'éloignement
semenl pour les moyens peut-il justifier l'abandon
de la fin ? Voilà cependant l'abus grossier et visible
où nous tombons autant de fois que nous nous op-
posons à nous-mêmes les soins du monde pour au-
toriser nos dissipations , qui sont extrêmes par rap-
port au salut. Car, reconnoissons-le de bonne foi ,
puisque c'est un principe incontestable : Dieu ne
310US a pas appelés ( je parle au commun des hommes ,
el à ceux de mes auditeurs dont la vie se réduit à
une condition particulière) , Dieu ne nous a pas
appelés au gouvernement des royaumes et des em-
pires , il a eu d'autres desseins sur nous. Mais quand
ïious serions chargés de toutes les affaires d'un Etat ,
que nous aurions à répondre de tout ce qu'il peut
y avoir de plus important et de plus grand dans ce
ministère , ayant la foi , nous sommes trop éclairés
pour ignorer que ces soins d'un Etat , comparés au
salut éternel , sont choses accidentelles , choses in-
différentes , choses vaines , et même choses de néant.
Les réduisant , comme je fais , à celte comparaison,
je ne crois pas en dire trop ; et nous ne pouvons ,
au contraire , disconvenir que le salut est proprement
cette substance des biens que nous attendons, ainsi
que parle saint Paid ; Sperandarum substantia
Tcrum (i) ; que c'est en ce seul point où , selon la
pensée du Sage , consiste tout l'homme : Hoc est
enim omnis homo (2) \ que c'est cette chose unique
pour laquelle David croyoit aussi devoir s'intéresser
uniquement, quand il disoit à Dieu : Eruc à fra-
mea , Deus , anirnam meam , et de manu cams
(i^îlcbr. 11. — (9.} E'jcl. 12,
ET LA FUITE DU MONDE. '4';^
vnicam meam (i). Nous savons, dis-je que tout ce
qui s'appelle affaire du monde , et , si vous voulez
même , afTaire d Elat , quelque idée que nous nous
en formions , ne sont tout au plus que des moyens
pour arriver à la fm où Dieu nous destine , et que
le salut est celte fin qui doit couronner tout le reste ;
mais hors de laquelle tout le reste , sans en excepter
l'homme même , n'est traité par le Saint-Esprit que
de vanité et de vanité universelle : Vcrumtamen uni-
t'crsa ^anitas , omnis homo vii'ens (2). N'est-il
donc pas bien étrange que de cette vanité nous osions
nous faire une raison pour nous maintenir dans le
plus essentiel de tous les désordres , et que nous
prétendions nous prévaloir de celte vanité, c'est-à-
dire , des affaires du monde , pour justifier nos tié-
deurs , nos froideurs, nos langueurs , disons mieux ,
aios assoupissemens , nos relâchemens , nos insen-
sibilités et nos endurcissemens à l'égard du salut ?
Ah ! chrétiens, le bon sens même condamne celle
conduite , et c est ce que le Fils de Dieu fit si bien
entendre à Marthe par ces courtes paroles , mais si.
touchantes : MartJia , Martha , sollicita es , et
turbaris erga plurima (3) ; Vous vous empressez ,
lui dit-il , Marthe , et vous vous troublez de beau-
coup de soins; mais dans ces prétendus soins, et
dans le service que vous pensez me rendre , il y a
de la confusion et de l'erreur. Pour une seule chose
nécessaire , vous vous en figurez plusieurs : en cela
consiste votre erreur ; et pour ces plusieurs super-
flues, vous abandonnez la seule nécessaire; c'est ce
(j) Pial. 2.i. — ( >) Pi^al. 3S. — '~.) Liic. i'^.
4^ SUK LÉLUIGNEMENT
qui VOUS jeile dans la confusion ei dans le iroubie.
Au lieu de vous appliquer à inoi , vous vous em-
barrassez pour moi. Je suis ici pour vous faire
goûter le don du ciel, et vous vous inquiétez inii-
tilement pour me préparer des viandes péris^sablcs
et matérielles : à force de vouloir être officieuse ,
vous m'oubliez et vous vous oubliez vous-même;
Ainsi vous renversez l'ordre , et vous perdez , sans
y penser , le mérite et le fruit de votre action ,
par le dérèglement et par l'imprudence de votre
distraction. C'est la paraphrase que font les Pères de
ce passage : Sollicita es , et turharis erga plurimn.
Sur quoi saint Augu&tin fait une réflexion bien judi-
cieuse et bien capable de nous édifier. Car , prenez
garde , dit ce saint docteur : lorsque Jésus-Chrisi
faisoit ce reproche à Marthe , à quoi Marthe éloit-
elle occupée ? à faction la plus sainte en apparence ,
à un devoir d'hospitalité que la charité et la religion
sembloient consacrer également , puisqu'il étoit im-
médiatement rendu à la personne d'un Dieu. Que
peut-on dire de plus ? cependant tout cela ne peut
la sauver du blâme d'une dissipation extérieure douï
elle parut coupable au Sauveur du monde , ni em-
pêcher que ce divin Sauveur ne la condamnât. Que
sera-ce donc , mes frères , reprend saint Augustin .
que sera-ce de vous dont les occupations n'ont rien
communément que de profane et de mondain ?
Pensez-vous que les fonctions d'une charge, que
les inquiétudes d'un procès , que les mouvemens
d'une intrigue , que vos divcrtissemens ou vos cha-
giins, que mille autres sujets boieul en votre faveur
ET LA FUlit t)U MONDE. 45
de plus solides raisons devant Dieu , que le zèle de
celte servante de Jésus-Christ ? et puisque la ferveur
même de sa piété ne fut pas pour elle une excuse
légitime , pouvez-vous croire que Dieu recevra les
vôtres , fondées sur votre ambition ou sur votre
cupidité ?
Or , c'est ici que l'aveuglement des hommes , si
j'ose parler de la sorte , me paroît monstrueux :
pourquoi? (ne perdez pas cette pensée : elle est de
saint Ambroise , et digne de lui ) parce que , si nous
suivons seulement la première impression que la foi
nous donne , dans la concurrence de l'une et de
l'autre, la difficulté ne devroit pas être pour nous de
de conserver , même au milieu du monde , ce re-
cueillement et cette application d'esprit nécessaire
pour vaquer au salut : mais notre grande peine ,
supposé l'idée que nous avons du salut , seroit au
milieu des ferveurs que nous inspireroit le chris-
tianisme j, et qui ne s éteindroient jamais , de faire
quelque attention à certains devoirs extérieurs où
nous engage le monde. Cependant qu'arrive-t-il ?
tout le contraire. Car , au lieu que rattachement
au salut devroit nous mettre souvent en danger de
manquer à ces devoirs extérieurs du monde , par
un effet bien opposé , ce sont ces devoirs extérieurs
du monde qui nous détournent des exercices du
salut; et au lieu que dans la conjoncture d'une in-
compatibilité véritable entre ces devoirs extérieurs
du monde et le soin du salut , nous devrions dire à
Dieu : Seigneur, ne me faites pas un crime de telles
et telles négligences , par rapport à ce que je devois
4G SUR L'f';L01GMEMENT
aux honniies ; jV-lols trop occiipé do vons pour
penser à eux ; nous sommes lédulis à la nécessité'
honteuse de confesser notre misère , en disant :
Seigneur, pardonnez-moi le malheur, oupluiôile
crime où j'ai vécu ; j'étois trop occupé du monde
et de ses alFaires pour penser a vous , et , à force
de traiter avec les hommes , jai perdu le souvenir
de ce que je vous devois et de ce que je me dois à
moi-même. Doii vient cela , demande saint Am-
broise ? d'un manque de foi et d'un raisonnement
pratique , mais déplorable , sur lequel nous faisons
rouler, si nous n'y prenons garde , toute notre vie.
Je le répèle , parce qu'au lieu de poser pour fonde-
ment : Je chercherai le royaume de Dieu, et puis
je satisferai , s'il m'est possible , aux obligations que
m'impose le monde ; nous renversons la proposi-
tion , et nous disons : Je satisferai aux obligations
que m'impose le monde , aux bienséances , aux lois,
aux coutumes que me prescrit le monde , j'entre-
tiendrai les commerces que j'ai dans le monde , je
ferai la figure et te personnage d'un homme du
monde ; et puis je chercherai , s'il se peut , le
royaume de Dieu. Il est vrai qu'on ne le dit pas si
grossièrement , parce que notre raison même en
seroit choquée; mais il y a un langage d'action qui
le dit pour nous. Car que signifient , d'une part ,
cette assiduité , cette activité, cette chaleur et celte
âpreté avec laquelle nous entrons dans tout ce qui
est des intérêts du monde ; et de l'autre , la pesan-
teur , le dégoût et la lâcheté que nous faisons paroiîre
quand il est question de travailler pour le salut ?
ET LA FUITE DU MONDE. 4;
que veut dire cela , sinon ce que je viens de ma.-
qiier, savoir, que nous péchons dans le principe ,
et que 1 affaire du salut ne tient rien moins dans
noire estime que le rang qu'elle y doit tenir ?
Mais venons au détail , et passons à la seconde
raison. Je parle à un homme du siècle , et , le pre-
nant pour juge dans sa propre cause , je lui montre
combien il est déraisonnable de prétendre justifie'/
son éloignement de Dieu et sa négligence dans Taf-
faire du salut , par la vie extérieure et dissipée qu'il
se plaint d'être obligé de mener dans le monde.
Car voici le raisonnement que je lui fais. Vous dites ,
chrétien , que les soins du monde vous accablent ,
et que c'est ce qui vous empêche de ménager ces
momens précieux de considération et de retraite que
demande le salut. Et moi je vous réponds , que ce
que vous apportez pour excuse, est d'abord ce qui
vous condamne ; pourquoi? parce qu'il n'y a point
de soins temporels , pour pressans et pour légliimes
que vous les conceviez , dont Dieu ne vous défende
de vous laisser accabler ; et parce qu'il est certain
que cet accablement que vous allé-guez est justement
le premier de tous les désordres. Or , d'excuser un
désordre par un autre désordre , est-ce-bien se
justifier auprès de Dieu? En effet, s'il n'étoit ques-
tion que de parler ici en philosophe , et d'établir
cetle vérité sur les principes de la morale, je vous
dirois que l'un des caractères les moins soulenables ,
même selon le monde, est de paroître, ou d'être
accablé des soins du monde , puisqu'il ne peut avotc
pour cause que l'un ou l'autre de ces deux, foibles ,
/^8 SUR l'iîloignement
ou de s'embarrasser de peu , ou de se charger dé
trop. Que de s'embarrasser de peu , c'est petitesse
d'esprit , et que de se charger de trop , c'est indis-
crétion et folie : voilà ce que j'aurois à vous re-
montrer. Mais parce que vous attendez de moi
quelque chose de plus louchant , et que mon mi-
lîistère doit m'élever au-dessus de la morale des
païens , en consultant les oracles des Pères de l'E-
glise , écoutez , chrétiens , les belles maximes que
que saint Bernard don noit là- dessus à un souverain
pontife.
Gétoit un pape , autrefois son disciple et son
religieux , mais qui , tiré du cloître et de la solitude ,
avoit été choisi pour remplir le siège de saint Pierre.
Par ime malheureuse fatalité , ce changement de
condition sembloit lui avoir changé l'esprit et le
cœur; car il s'éloit d'abord jeté si avant dans les
occupations qui accompagnent cette dignité suprême ,
qu il sembloit avoir renoncé à l'exercice de la mé-
ditation des choses de Dieu , et à l'étude de soi-
même. Et parce que saint Bernard , qui le remar-
quoit el qui s'en aOligeoit, avoit toujours conservé
pour lui un zèle affectueux que sa prudence savoit
fort bien accorder avec le respect dii à un souve-
rnin pontife , voici en quels termes il lui en témoi-
gnoit son ressentiment : comprenez-le , mes chers
auditeurs , et que chacun , à proportion , s'en fasse
une règle pour la conduite de sa vie. Ah ! saint Père ,
lui disoit-il , souffrez ma liberté, puisque c'est pour
vous-même que Dieu me l'inspire. Vous travailler
beaucoup , je le sais; mais, s'il m'est permis de
vous
ET LA FUITE DU MONDE. 49
VOUS donner l'avis salutaire que Jelhro donna à Moïse ,
vous vous épuisez dans un travail aussi stérile et
aussi vain qu il vous paroît spécieux et important :
Sed si licet alterum me tihi exhihsre Jethro , stulto
lahore consiimcris. Et quelle sagesse , continuoit-il ,
est celle-là , de vivre éternellement dans le tumulte
et le bruit des affaires ; d'être continuellement assiégé
d'hommes intéressés , d'hommes dissimulés , d'hom-
mes passionnés ; de passer les jours et les années
à négocier, à délibérer , à décider des intérêts d'au-
Irui , à recevoir des plaintes, à donner des ordres,
à tenir des audiences et des conseils , sans examiner
devant Dieu si l'on s'acquitte de tout cela selon la
droiture et l'exactitude de sa lui ? Je conviens que
vous êtes le premier à déplorer cet abus ; mais en
vain le déplorez-vous , si vous ne vous mettez en
peine de le corriger : Scio te hoc ipsum deplorare ,
sed frustra , ni et emendare studueris. J'avoue que
cet abus , tout abus qu'il est , fatigue même votre
patience ; mais à Dieu ne plaise que j'approuve en
ceci votre patience ; car il est quelquefois bien plus
louable d'être moins patient ; Interdùm enim , et
impatientem esse laudahilius est ; et c'est une illu-
sion de penser qu'en se livrant aveuglément au
monde et oubliant le soin de son ame , on ait le
mérite de la patience , qui est l'oeuvre parfaite de
l'homme juste.
Quel est donc , me direz-vous , le remède ù ce mal ?
le voici. C'est , poursuivoit saint Bernard , que vous
fassiez, s'il est besoin , les derniers efforts pour vous
affranchir de cette servitude. C'est que dans la place
TOME Yii. 4
5o SUR l'éloignemenï
où Dieu vous a mis , au lieu d'être esclave des af-
faires 5 par une supériorité de vertu , vous vous en
rendiez le maître. C'est qu'avant de vous répandre
au dehors par cette multitude de soins , vous vous
recueilliez au dedans de vous-même par la considé-
ration de ce que vous êtes , et de la fin pour laquelle
vous l'êtes. C'est que pour agir sûrement et parfai-
tement , vous cessiez quelquefois d'agir. C'est que
vous vous partagiez , pour ainsi dire ;, entre le Dieu
que vous servez , et les hommes que vous gouvernez;
entre le commerce du monde et la retraite ; entre
la prière et l'action. C'est que vous preniez dans
celle-là des forces pour celle-ci. C'est qu'à l'exemple
de ces animaux mystérieux dont a parlé le Prophète,
vous ayez des ailes pour vous élever dans le ciel ,
aussi bien que des pieds pour vous soutenir et pour
marcher sur la terre. C'est que vous comptiez votre
salut parmi les occupations , et les occupations pres-
santes de votre étal. C'est que vous commenciez par
vous-même à être charitable et bienfaisant. Si vous
voulez être tout à tous , comme saint Paul , à la
bonne heure ; je loue votre zèle : mais pour être un
zèle de Dieu , il doit être plein et entier. Or com-
ment le sera-t-il , si vous-même en êtes exclus ? Quo-
jnodb aulem plenus , te excluso {\^? N'êles-vous pas
du nombre des hommes ? il est donc juste que votre
charité pour tous les hommes s'étende également
iiur vous ; ou plutôt il est juste que naissant dans
vous , elle vous sanctifie par préférence à tous les
autres hommes. Car pourquoi seriez- vous le seul qui
ET LA FUITE DU MONDE. 5l
ne jouiriez pas de vons-mêaie : Cur solusfraydaris
munere tui ? Et pourquoi demeureriez-vous à sec ,
tandis qu'on vient à vous de tous côtés comme à la
source publique? Il faut , concluoit-il . saint Père
il faut une fois modérer cet empressement qui vous
est un obstacle à tant de biens ; et au milieu de celte
cour qui vous environne , il faut vous édifier une
solitude qui soit comme le sanctuaire de votre arae ,
où vous teniez avec Dieu des conseils secrets , et où
rentrant chaque jour , même au plus fort des agita-
tions du monde , vous conserviez une paix solide.
Voilà comment parloit ce saint , et comment il par-
loit à un pape , c'est- à- dire à un homme dont les
soins dévoient être infinis , et qui pouvoit dire aussi
bien que l'Apôtre : Instaitia mea (juotidiana solli"
citudo omnium Ecclesicrum (i). Cependant saint
Bernard ne vouloit pas qu'il lui fût permis d'être
accablé d'affaires , et il lui faisoit un reproche de
cet accablement ; et il exigeoit de lui comme une
obligation indispensable , que parmi celte foule
d'affiiires , il eût toujours l'esprit assez libre et dé-
gagé pour pensera son salut éternel. Croirions-nous,
chrétiens , que l?s soins qui nous occupent soient des
prétextes plus légitimes pour nous divertir de la
pensée du nôtre ?
Mais , dites-vous , il éloit bien aisé à un solilaire
comme saint Bernard , de lenir ce langage ; et on
auroit pu lui répondre , qu'étant par sa profession
séparé du monde , il ne lui appartenoit pas de con-
damner ceui que la Providence avoit engagés dans
(i) 2. Cor. II
4.
02 SUR l'ÉLOIGNEMENT
les emplois du monde. Vous vous trompez , mes
cliers auditeurs ; il lui appaitenoit de les condam-
ner , et celte censure lui convenoil admirablement.
C'éloit un solitaire , il est vrai , mais un solitaire qui
avoit lui-même au dehors plus d occupations que la
plupart de nous n'en auront jamais. Il étoit consulté
de toute la terre ; il se irouvoit chargé d'une infinité
de négociations importantes ; il pacifioit les Etats ,
il apaisoit les schismes de l'Eglise , il entroit dans
les conciles , il portoil des paroles aux rois , il ins-
truisoit les évêques , il gouvernoit un ordre entier,
il étoit le prédicateur et l'oracle de son temps. Que
faisons-nous qui soit comparable à tout cela ? Or ,
c'est ce qui nous doit confondre , de voir que ce
grand homme , appliqué à tant de choses , vécût
néanmoins dans une profonde paix , et que nous ,
faisant si peu , nous soyons vSans cesse dans le trou-
ble ; que sa solitude intérieure le suivît partout , et
que l'embarras du monde ne nous quitte jamais ;
qu'il fût toujours en état de s'élever à Dieu , et que
lorsqu'il faut approcher de Dieu nous nous trou-
vions sans cesse hors de nous-mêmes , n'accomplis-
sant qu'avec un esprit distraite! dissipé les plus saints
devoirs du christianisme. Voilà , dis-je , ce qui fait
notre condamnation.
Mais enfin tel est l'assujettissement de ma condi-
tion , qui malgré moi-même me détourne de Dieu
et m'ôte l'attention à mon salut. Car voilà le der-
nier retranchement de l'esprit lâche et libertin des
hommes du siècle : à quoi je réponds deux choses.
Premièrement , que cela même présupposé , vous
ET LA FUITE DU MONDE. 53
raisonnez-mal ; car quand je conviendrois avec vous
de ce que vous dites , ce seroit toujours être insensé
de ne pas faire du salut le plus essentiel de vos soins.
Je ne le puis dans la multitude des distractions que
ma condition m'attire. Hé bien ! faudroit-il conclure,
je renoncerai donc plutôt à cette condition ; car qui
m'oblige d'y demeurer , si elle est aussi opposée à
mon capital intérêt que je la conçois ? Il est néces-
saire que je sois chrétien ; mais il n'est point néces-
saire que je sois dans un tel emploi. D'autres le rem-
pliront pour moi, mais personne ne travaillera pour
moi à sauver mon ame. Cet emploi me tiendra lieu
d'un établissement selon le monde ; mais il seroit
en même temps ma ruine selon Dieu ; et puisque
l'expérience m'a appris qu'il est par rapport à moi
d'une dissipation incompatible avec le christianisme
que je professe , je ne dois pas même hésiter à suivre
un autre parti. Voilà la conséquence qu'il faudroit
tirer , si votre condition étoit telle que vous vous la
figurez. Mais je dis quelque chose de plus : pour vous
détromper de l'erreur où vous êtes , je soutiens qu'il
n'est point de condition dont les soins ne puissent
s'accorder avec ce recueillement d esprit et même cet
exercice de retraite , nécessaire pour marcher dans la
voie du ciel. Et la preuve en est évidente. Autrement,
dit saint Chrysostôme , Dieu auroit manqué de sagesse,
et de bonté; desagesse si, établissant cette condition ,
il ne Tavoit pas pourvue d'un moyen sans lequel il est
impossible qu'elle soit ni sainte, ni réglée; deb;)nté,
si l't'n ayant pourvue , il y avoit appelé des hommes
incapables par leur foiblesse d'user de ce moyen.
54 SUK l'éloignement
Or , l'un et l'aulre lui est injurieux , puisqu'il est
vrai que Dieu étant , comme il l'est , l'auieur de
toutes les conditions , il n'y en a aucune qu il ail ré-
prouvée de la sorte , et qu'au contraire il est de la
foi , que plus une condition semble avoir d'obstacles
qui lui rendent le salut difficile , plus elle a de secours
pour les surmonter.
En effet , ajoute saint Chrysostôme , n'est-il pas
admirable de voir que les conditions du monde les
plus exposées à cet accablement prétendu de soins,
sont celles oh Dieu , ce semble , a pris plaisir de
faire paroUre des hommes plus occupés de leur salut,
et plus atîacliés à son culte ? David éioil roi , et ua
roi guerrier ; quel exemple n'avons-nous pas dans sa
personne ? Négligeoil-il de vaquer à Dieu pour pen-
ser à son éiat , et négligeoil-il son état pour ne va-
quer qu'à Dieu? Il concilioit l'un et l'autre parfaite-
tement. Dans le fort des affaires publiques , il irou-
voil des momens pour se retirer , et pour prier sept
fois le jour : Sepiies in die laudem dixi tihi (i) , et
au milieu de la nuit , il sortoit de sa couche royale
pour méditer la loi du Seigneur : Media nocle sur-
gebam ad confit endiim tihi (2). Cependant il s'acquit-
loit dignement des devoirs de roi ; il soulenoii des
guerres , il meiioil des armées sur pied , il rcndoit
la justice à son peuple, il prenoit connoissance de
tout, et jamais la Judée ne fut sous un règne plus
heureux ni plus partait que le sien. Sans chercher
des exemples étrangers , jamais monarque eul-il de
plus grandes entreprises à conduire que l'incompa-
(i)Psalm. 118. — (j) //;:Vf.
ET LA FUITE DU MONDE. 55
rable saint Louis , et néanmoins jamais homme fut-il
plus appliqué et plus fidèle aux exercices de la re-
ligion ? Pour avoir été , comme nous le savons , le
conquérant de son siècle , l'arbitre de tous les diffé-
rends des princes , et le prince lui même , en toutes
manières , le plus chargé du fardeau de la royauté,
en éloit-il moins homme d'oraison, moins recueilli ,
moins fervent, moins adonné aux choses de Dieu?
Après cela , oserons-nous nous plaindre de notre
condition , et en alléguer les soins pour justifier nos
dissipations criminelles au regard du salut ?
Mais dites -moi , reprend encore saint Chrysos-
tôme , ces soins que vous faites tant valoir vous em-
péchent-ils de ménager des temps de retraite quand
on vous les ordonne pour votre santé , quand il y
va de votre intérêt , quand il faut satisfaire une pas-
sion , quand il s'agit même de vos diverlissemens ?
Vous trouvez-vous alors accablés de vos emplois et
de vos charges ? et quelque pressans qu'en soient les
devoirs, ne savez vouspas bien vousréserver certaines
heures privilégiées ? Est-il possible que vous puissiez
pour tout le reste , vous séparer du monde quand il
vous plaît , et qu il n'y ait que le salut pour quoi vous
ne le puissiez pas? Cela me paroîtsans réplique. Que
si quelqu'un vouloil remonter jusqu'à la source de ce
désordre , en deux mots , chrétiens , le même saint
Ghrysostôme nous la découvre par celle excellente
remarque : C'est qu'il faut bien distinguer , mes
frères , poursuit ce saint docteur , deux sortes de
soins dans nos conditions ; les mis que Dieu y a
attachés , et les autres que nous y ajoutons nous-
56 SUR l'éloignement
mêmes ; les uns qui en sont les suites naturelles , et
les autres qui en sont le trouble et l'embarras j les
uns auxquels la Providence nous engage , et les au-
tres où nous nous ingérons. Si nous n'étions oc-
pés que des premiers , Dieu les ayant réglés par sa sa-
gesse , ils ne déconcerleroienl point l'ordre de notre
vie , et nous laisseroieni la liberté de quitter de temps
en temps le commerce des hommes , pour aller en
secret traiter avec Dieu. Mais les seconds étant sans
règle , et par conséquent infinis , il n'est pas étran-
ge que nous y puissions à peine suffire. Des pre-
miers soins , notre condition , pour ainsi parler , en
est responsable , parce qu'ils lui sont propres ; mais
elle ne l'est point des seconds , parce qu'ils sont de
nous. Quand donc il arrive que ces soins excessifs
et superflus nous font oublier Dieu , nous sommes
injustes de nous en prendre à notre état , puisqu'en
effet ces soins sont nos soins , et non point ceux de
notre état , et qualors la parole de saint Augustin se
vérifie pleinement en nous : Et isia hominum y non
rerum , peccata dicenda sunt.
Ainsi , chrétiens , confessons notre injustice ; et
dans l'impuissance où nous sommes de la soutenir
contre taut de raisons , tirons-en du moins le fruit
d'une confusion salutaire. Disons à Dieu avec le saint
homme Job : Verè scio quhd non justijiceiur homo
compositus Deo (i) ; Oui, Seigneur, je le sais, et
je viens d'en être convaincu, qu'un homme aussi
dissipé que je le suis sur tout ce qui regarde l'affaire
du salut , ne peut jamais trouver d'excuse auprès de
(i) Job. 9.
ET LA FUITE DU MONDE. 5?
VOUS. Je sais que pour un faux prétexte qu'il peut
avoir de celle dissipation , vous lui opposez mille ar-
gumens invincibles qui lui ferment la bouche : Si
volucrit contendere cum eo , non poterit ei respon-
dere unum pro mille (i). C'est ce que j'ai compris,
ô mon Dieu ! et désormais je ne me flatterai plus sur
cela , en imputant à mes affaires ce que je ne dois
attribuer qu'à moi-même. Si ce sont des affaires inu-
tiles , je les retrancherai. Si elles sont nécessaires ,
je les réglerai ; si pour les accommoder à mes devoirs ,
il est besoin que je me captive, je me captiverai; si
dans la concurrence d'une obligation plus sainte, il
faut que je les abandonne, je les abandonnerai; si
pour m'assujettir à une vie plus exacte et plus re-
tirée, il ne s'agit que de renoncer à mille amuse-
mens , qui font la société et le commerce du monde ,
j'y renoncerai; si ce renoncement me paroît triste,
j'en supporterai l'ennui, et je vous l'offrirai. Quoi
qu'il en soit, je me ferai une loi de m'éloigner du
monde à certains momens , à certains jours , et
d'avoir des temps destinés au repos , à la solitude ,
pour les employer à la perfection de mon ame , et à
mon salut. Plus je serai embarrassé de soins et d'af-
faires , plus je me croirai dans l'obligation de prati-
quer celle loi. Plus je serai du monde, plus je com-
prendrai que je dois m'attacher à ce saint exercice
de la retraite et de la séparation du monde. Bien
loin que les distractions du monde m'en détournent,
c'est ce qui m'y portera , puisque c'est ce qui m'en
fera voir la nécessité. Et s'il faut enfin sortir tout à
(i) Jûh. 9.
58 sua l'éloignement
fait du monde , el le fuir absolument , non plus pour
en éviter seulement la dissipation , mais la corrup-
tion 5 je lui dirai un éternel adieu , et j'en sortirai.
C'est , chréiie.ns , un autre devoir qui nous regarde
comme pécheurs, eldont j'ai à vous entretenir dans
la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Le monde est contagieux , et nous sommes foibles ;
il faut donc absolument fuir le commerce du monde ,
el y renoncer pour jamais, dès que nous voyons qu'il
nous perverlit , et que nous sentons les premières
atteintes de sa corruption. Voilà , chrétiens , la
grande règle de conduite que l'esprit de Dieu a de
tout temps prescrite aux hommes pécheurs , c'est-
à-dire , à ceux qui sentent particulièrement leur
foiblesse , et qui en font au milieu du monde de plus
fréquentes épreuves. Ainsi nous l'a fait entendre saint
Grégoire pape , dans ces belles paroles , dont l'expé-
rience ne justifie que trop la vérité : De mundano
pulçere nccesse est eiiam religiosa corda sordes-
cere. C'est une triste fatalité , mes frères, dlsoit-i! ,
que les cœurs mêmes les plus religieux et les plus
purs soient immanquablement souillés de la pous-
sière , ou plutôt de l'iniquité et de la malignité des
conversations du siècle. A combien plus farte raison
les cœurs vains, les cœurs fragiles, doivent -ils
craindre d'en être non-seulement souillés, mais tout
à fait corrompus?
D'employer là-dessus de longues preuves , et de
m'er^raf^or dans une loîi^ue énuméralion des dan-
ET LA FUITE DU MONDE. 59
gers du monde , ce seroit un discours inutile , ei
perdre le temps à vous dire ce que vous savez aussi
bien que moi , el ce que vous dites vous-mêmes en-
core plus souvent et plus hautement que moi. Car
ne sont-ce pas les plus mondains que nous voyons
les plus éloquens à déclamer contre le monde , el à
ne pas seulement parler de tant de périls où il expose
leur innocence , et par conséquent leur salut , mais
à les exagérer : faussement persuadés que plus le
monde est dangereux , plus ils sont excusables de
donner malheureusement dans ses pièges , et de s'y
laisser surprendre. De là ce langage si ordinaire,
qu'il faudroit être de la nature des anges pour se
maintenir dans le monde, pour se sauver de sa con-
tagion. Qu'il faudroit être sans yeux pour ne rien
voir, et sans oreilles pour ne rien entendre. Qu'il
faudroit n'avoir ni un cœur sensible aux passions
humaines , ni un corps susceptible des impressions
de la chair. Que tout est danger , ou que tout porte
avec soi son danger. Et le moyen , en effet , dit-on ,
de résister aux charmes de tant d'objets qui nous
frappent sans cesse la vue ; d'avoir sans cesse devant
nous tant d'exemples qui nous entraînent , et de n'eu
pas suivre l'attrait ; de vivre sans cesse parmi des gens
qui n'ont dans Tesprit que telles et telles maximes,
qui ne débitent dans les entretiens que telles el telles
maximes, qui, dans la pratique, n'agissent que selon
telles et telles maximes , et de ne pas penser comme
eux , de ne pas parler comme eux , de ne pas agir
comme eux ? J'en conviens , mon cher auditeur ,
cela n'est pas nalurellemcnt possible. Mais vous en
60 SUR L'ÉLOIGNEMENT
demeurez là , el je vais plus loin. Car ce danger
supposé , el reconnu par vous-même , je me sers de
voire propre témoignage pour vous convaincre : de
quoi ? je l'ai dit , et je le répète : que vous devez
donc vous éloigner du feu , pour n'être pas atteint
de la flamme ; c'est-à-dire , que vous devez donc
.vous éloigner du monde, et, par une fuite sage et
chrétienne , tous mettre à couvert de ses traits em-
poisonnés.
Ainsi Dieu lui-même le concluoit-il , lorsqu'il dé-
fendoit si expressément à son peuple de se mêler
parmi les nations étrangères , et de ne faire jamais
aucune alliance avec ces idolâtres, parce que c'éloienl
des infidèles , et que les Israélites n'étoicnt déjà que
trop portés d'eux-mêmes à la superstition. Le Dieu
d'Israël prévoyoit que tant que ce peuple aveugle et
grossier seroit en société de vie avec les étrangers,
il ne manqueroit pas de prendre leurs sentimens, et
d'embrasser le même culte. Et voilà pourquoi il leur
étoii si formellement ordonné , et sous de si grièves
peines, de s'en tenir séparés. Ainsi le même Seigneur
se comporta-t-il à l'égard de Loth, quand il le voulut
garantir de lincendie de Sodome. Il lui envoya un
Ange, pour le faire sortir de cette ville criminelle,
et pour le conduire sur la montagne. Prenez garde,
s'il vous plaît : Dieu pouvoit au milieu même des
nations les plus infidèles, conserver la foi dans le
cœur des Juifs , et les affermir dans la vraie religion.
Dieu pouvoit , dans l'embrasement de Sodome ,
rendre Loih inaccessible aux atteintes du feu , et en
amortir toute raciivilé par rapport à lui. Dieu, dis-je ,
ET LA FUITE DU MONDE. Si
pouvoil l'un et l'autre. Mais pour l'un , il eût fallu
un miracle dans l'ordre de la grâce ; et pour l'autre ,
un miracle dans l'ordre de la nature. Je veux dire ,
que pour préserver le peuple de Dieu des supersti-
tions de l'idolâtrie parmi des idolâtres, il eût fallu
Un secours de la grâce tout extraordinaire , qui eût
été un miracle , ou une espèce de miracle dans
Tordre surnaturel; et que pour détourner les flammes
de Loih , ou pour empêcher qu'il n'en fût consumé ,
quoique de toutes parts il s'en trouvât investi , il eût
pareillement et incontestablement fallu un autre mi-
racle , et un des plus grands miracles , dans l'ordre
naturel. Or, Dieu ne fait point ainsi des miracles
sans nécessité ; et comme il y avoit une voie plus
commune , qui éloil l'éloignement et la fuite , pour
mettre Lotli et les Juifs à couvert du dant^er et des
malheurs dont ils étoient menacés , c'est pour cela
que Dieu vouloit qu'ils eussent recours à ce moyen
plus conforme aux lois de sa providence.
Mais reprenons: et pour en revenir à nous-mêmes,
la conséquence qu'il y a donc à tirer de la corruption
du monde , et de la connoissance que nous avons des
dangers inévitables où nous engage le commerce du
monde , c'est celle que j'ai marquée : de renoncer
au monde , d abandonner le monde , de ne le laisser
point approcher de nous , et de ne nous point ap-
procher de lui, afin qu'il ne puisse nous commu-
niquer son poison. Voilà le préservatif nécessaire
dont nous devons user. Je dis nécessaire : car , tandis
que nous avons ce moyen, et que nous le négligeons ,
de compter que Dieu y supplée par un auue hors
62 SUR L ÉLOIGNEMENT
des voies ordinaires de sa sagesse ; de nous promellre
qu'il nous favorisera d'une protection particulière et
toute-puissante , c'est faire fond sur un miracle ; et
c'est se rendre indigne d'un miracle , que de l'al-
leiidre , lorsque , sans ce miracle , nous avons une
ressource plus commune , et qu'il ne lient qu'à nous
d'éprouver. Dieu veut bien vous aider dans le di-
vorce que vous avez à faire avec le monde; il veut
bien pour cela vous pre'venir , vous seconder , vous
fortifier ; mais du reste , après avoir là-dessus satis-
fait à tout ce que lui dictent sa providence et sa
miséricorde , il vous confie , pour ainsi parler , vous-
même à vous-même , il vous charge de votre propre
salut , d vous dit comme l'ange dit à Lolh , lorsqu'il
l'eut mené jusqu'au pied la montagne qui lui devoit
servir d'asile : lV^'/c^t animam iuam (i); Sauvez-
vous maintenant , et retirez-vous. Vous voyez le
péril , voici par où vous pourrez échapper ; prenez
ceiie route qui vous est ouverte : il n'y en a point
d'autre pour vous.
Dieu vous le dit , chrétiens, et moi-même je vous
l'annonce de sa part: mais parce que, tout conta-
f^ieux qu'est le monde , vous l'aimez , et que souvent
même ce qui en fait la plus mortelle contagion , c'est
ce qui vous flatte et ce qui vous plaît davantage ,
au lieu de le fuir , comme vous reconnoissez qu'il
le faudroit , vous vous prévalez , pour y demeurer ,
de certains engagemens qui vous y retiennent , à ce
que vous prétendez , malgré vous. Vous dites assez
qu'il seroit à souhaiter pour vous de vivre hors da
(i) Gènes, xg.
ET LA FUITE DU MONDE. 63
monde , que vous enviez le sort des solitaires et des
religieux : mais vous ne manquez pas en même temps
d'ajouter que vous n'êtes pas maîtres de vous, et
que vous êtes attachés par des liens qu'il n'est guère
en votre pouvoir de rompre. Or , c'est ce pre'lexte
que j'ai maintenant à combattre; et pour le de'truire,
je ne veux que quelques re'flexions, où je vous prie
d'entrer avec moi : elles me paroissenl convain-
cantes.
Car , de quelque nature que puissent être les en-
gagemens qui vous arrêtent, il y a , et c'est la pre-
mière re'fîexion , il y a un engagement supérieur
qui doit l'emporter sur tous les autres. Quel est-il ?
je l'ai déjà dit: l'intérêt de votre ame, et votre
salut éternel. Dès que ce salut éternel , que cet in-
térêt de votre ame est en compromis avec toute
autre chose , ce qui étoit engagement pour vous
cesse de l'être , ou de tous les engagemens humains,
il n'y en a aucun qui ne doive être sacrifié. Par con-
séquent , dire , comme vous le dites : Je ne puis faire
mon salut dans le monde, j'y suis trop exposé, et
du tempérament dont je me connois , avec les dis-
positions que je sens dans mon cœur, il ne m'est
presque pas possible de me maintenir dans un étal
d'innocence : parler de la sorte , c'est dire eu même
temps, quoique tacitement : Je suis donc obligé de
quitter le monde, etil n'y a point de liaison si élroiie
avec le monde que je ne doive rompre : pourquoi?
parce que de garder mon innocence , de mettre eu
sûreté mon ame , de pourvoir à mon salut, c'est ma
première afiaire , et que ce qu'il y a de premier en
64 SUR LÉLOIGNEMENT
tout , doit avoir sur tout le reste la préférence. Ainsi ,
parce qu'entre les biens naturels, la vie est le pre-
mier bien, dès qu'elle est en péril , à quelles extré-
miiés pour la sauver n'en vient-on pas? à quoi ne
renonce-t-on pas , et de quoi ne se prive-t-on pas?
Que le négociant le plus intéressé , après avoir cher-
ché au-delà des mers des trésors qui lui ont coûté
mille fatigues , se trouve dans son retour assailli de
la tempête , il fera jeter toutes ses richesses, et les
abandonnera à la merci des flots , pour décharger le
vaisseau qui le porte , et pour éviter par là le nau-
frage. Que le mondain le plus sensuel ne puisse autre-
ment se garantir d'une mort prochaine, que par la
plus rigoureuse opération , ou par le régime le plus
ennujeux et le plus gênant ; non-seulement il s'y
condamnera lui-même , mais il se tiendra encore
heureux de pouvoir ainsi prolonger ses jours. A
combien plus forte raison un chrétien doit-il donc ,
pour une vie mille fois plus précieuse , qui est la vie
de l'ame , pratiquer cette grande maxime du Fils de
Dieu: Si votre œil vous scandalise, arrachez-le ; Si
oculus tuus scandalizat te ^ erue eum (i). Si votre
bras est pour vous un sujet de chute , coupez-le :
Si manus tua scandalizat te , ahscide eam (2). Mais
im bras , un œil , sont bien chers , parce qu'ils sont
bien nécessaires. Il n'importe : dès qu'un autre, bien
plus nécessaire encore , et souverainement néces-
saire 5 demande que vous vous passiez de ce bras et
de cet œil , vous ne devez pas hésiter un moment.
Car , comme je vous l'ai déjà fait observer, ce soii-
(1) Matth. 5. — (2) Ihld,
verain
ET LA FUiTE DU MONDE. 65
veraîn bien est la fin dernière ; et quand il est ques-
tion de la fin dernière, on ne délibère points ou
l'on ne doit point délibérer.
Pourquoi, écrivoit saint Jérôme, voulez -vous
rester dans un lieu où tous les jours vous êtes dans
la nécessité de vaincre ou de périr ? Quid necesse
habes in eâ versari domo , uhi quotidiè necesse sit
aut vincere , aut perir^- ? Ainsi parloit ce Père ; et
moi , si j'ose enchérir sur sa pensée , je vous dis :
Pourquoi voulez-vous rester dans un lieu oii vous ne
■vaincrez pas , et oii il est presque infaillible que vous
périrez ? Mais je suis résolu d'y vaincre ; vous le
croyez ; et je soutiens , moi , que ce n'est là qu'une
fausse résolution , ou du moins , que ce ne sera
qu'une résolution inefficace. Fausse résolution qui
vous trompe : car si , de bonne foi , vous vouliez
vaincre le monde, et si, après avoir compris de
quelle importance il vous est de ne vous y pas laisser
corrompre , vous vous étiez bien déterminé à vous
défendre contre ses attaques , vous ne balanceriez
pas tant à le fuir , puisque vous ne pouvez ignorer
que la fuite est au moins le plus sûr et le plus fort
rempart que vous ayez à lui opposer. Résolution
inefficace , qui se démentira dans loccasion. Le passé
suffit pour vous l'apprendre. En combien de ren-
contres l'occasion a-t-elle fait évanouir toutes les ré-
solutions que vous aviez formées ? Le monde sera
toujours aussi engageant pour vous qu'il la été ,,
vous serez toujours aussi foible pour lui résister , et
Dieu ne vous donnera pas plus de secours dans le
TOME VII. 5
66 SUR l'éloigNement
péril où vous vous serez vous-même précipité. C'est
de quoi vous êtes dans le fond assez instruit , quoique
vous lâchiez de vous persuader du contraire ; et si
vous vouliez sans déguisement traiter avec vous-
mêmo, et bien rentrer en vous-même, vous verriez
que cette résolution imaginaire de combattre et de
vaincre , n'est qu'un prétexte et une illusion. Car en
voici le mystère : vous aimez le monde , et parce
que vous y êtes attaché et que vous l'aimez, vous
ne pouvez vous résoudre h le quitter : cependant,
avec un reste de religion et de crainte de Dieu que
vous n'avez pas perdu , vous découvrez toute la ma-
lignité du monde , et votre conscience , malgré vous ,
vous dicte intérieurement que le bon parti seroit de
s'en éloigner ; mais ce parti ne vous plaît pas , et vous
en prenez un autre. Afin de ne vous pas séparer de
ce que vous aimez , vous voulez toujours avoir les
mêmes habitudes dans le monde. Mais aussi , pour
calmer votre conscience qui voit le péril, et qui
s'en alarme , vous comptez sur une résohition chi-
mérique de tenir ferme désormais, en quelque ren-
contre que ce soit , et de demeurer inébranlable.
C'est-à-dire , que vous vous jouez vous-même , et
que vous prenez plaisir à vous perdre, sans vouloir
le remarquer. De là, vous vous obstinez toujours à
vous présenter au combat , lorsqu'on vous dit qu'il
faudroit 1 éviter , lorsque Dieu vous ordonne de 1 évi-
ter , lorsque mille épreuves funestes vous ont fait con-
noître qu'il est pour vous d'une conséquence infmie
de l'éviter.
ET LA FUITE DU MONÙE, Bj
D'autant plus coupable , et c'est la seconde réfle-
xion , d'autant plus coupable dans cet entêtement
opiniâtre qui vous fait toujours revenir au monde ,
et aux sociétés du monde , que ces engagemens
dont vous pensez pouvoir vous autoriser , ne sont
point communément tels que vous vous les repré-
sentez. Car il est vrai , après tout , qu ily en a d'une
telle espèce , qu'on ne peut presque les rompre ,
et qu'il n'est pas même à propos de les rompre sans
une évidente et une extrême nécessité. Aussi n'est-
ce pas de ceux-là que je parle , et je sais qu'alors on.
peut se confier en la providence et la grâce de Dieu ,
lequel ne manque jamais à une ame qui n'agll que
selon sa vocation et par son ordre , et qui du reste
n'omet de sa part aucune des précautions qu'elle peut
apporter : il feroil plutôt des miracles pour la sou-
tenir. Mais à bien examiner ce qu'on appelle dans
l'usage le plus ordinaire engagemens du monde ^
on trouvera que ce ne sont point des engagemens
nécessaires : que ce sont des engagemens de passion,
des engagemens d'ambition , des engagemens de cu-
riosité , des engagemens de sensualité et de monda-
danité. Car voilà comment je regarde ces visites si
assidues que vous rendez surtout à telles personnes
et en telles maisons ; ces assemblées oii vous vous
trouvez si régulièrement , oli vous employez presque
tout votre temps ; ces parties de plaisir et de jeu dont
vous vous faites une des plus grandes occupations
de votre vie ; ces conversations inutiles , où vous
écoulez , aux dépens du prochain , tous les bruits
5.
€3
<3u monde , où vous apprenez des aiiUes ce que \ oiis
devriez ignorer , et où ils apprennent de vous ce
qu'ils devroient eux-mêmes ne pas savoir ; ces spec-
tacles où vous n'allez , dites-vous , que par com-
pagnie, mais enfin où vous allez , où vous assistez ,
et dont le poison s'insinue d'autant plus dangereuse-
ment dans votre esprit et dans votre cœur , que vous
l'aperceviez moins. Voilà comment je regarde ces
modes dans les parures , dans les habillemens , dans
les ornemens de la tète , dans les agrémens du vi-
sage , que la vanité du sexe a introduites et dont
elle a fait de si damnables coutumes et de si fausses
lois. Voilà comment je regarde tant de liaisons que
■vous entretenez , tant d'intrigues où vous vous en-
gagez, tant de projets que vous formez. Â.vouez-le,
moai cher auditeur , et ne cherchez point à vous trom-
per vous même : ne pouriiez-vous pas vous passer de
tout cela , modérer tout cela , beaucoup retrancher
de tout cela ? Mais mon état le demande. Votre état î
et quel élat ? est-ce votre état de chrétien , ou de
chrétienne ? bien loin de le demander , il le con-
damne , il le défend. Est-ce votre élat de mondain .-
ou de mondaine ? mais qu'est-il nécessaire que dans
votre élat vous soyez un mondain , ou une mondaine:"
qu'est-il nécessaire que dans cet état vous vous con-
duisiez selon l'esprit du monde , et non selon l'espriî
de Dieu ? Or, l'esprit de Dieu ne connoît point pour
de véritables engagemens toutes ces manières et tous
ces usages du monde, qui ne sont fondés que sur les
principes et sur les sentiraens de la nature corrompue.
ET LA FUITE DU MONDE. 69
Vous me direz que le monde sera surpris du di-
vorce que vous ferez avec lui , qu'où en parlera ,
qu'on en raisonnera , qu'on en raillera. Hé bien ,
vous laisserez parler le monde ; vous le laisserez rai-
sonner tant qu'il lui plaira , et vous aurez , malgré
tous les discours du monde , la consolation inté-
rieure de voir que vous suivez le bon chemin, que
vous vous mettez hors de danger, et que vous vous
sauvez. Sera-ce le monde qui viendra vous tirer de
Fabîme éternel , quand vous y serez une fois tombé?
Sur mille sujets jqui se présentent dans la vie , êtes-
vous fort en peine de l'opinion du monde , et en
faites-vous la règle de vos entreprises et de vos dé-
marches? Si le monde m'approuve , dites-vous , j'en
aurai de la joie : mais s'il ne m'approuve pas , je sait»
ce qui m'est utile et avantageux , et je ne prétends
point me rendre l'esclave du monde , ni abandonner
de solides intérêts , pour m'asservir à ses vaines idées.
Ah ! mon cher auditeur, n'aurez-vous donc des me-
sures à garder avec le monde , ou ue croirez-vous
en avoir que sur ce qui concerne votre ame et votre
éternité? Mais je dis plus , et je suis persuadé que ^
le monde lui-même vous rendra tôt ou tard la jiV3 ^
tice qui vous sera due , et qu'il s'édifiera de vr ^^^^^
absence et de votre fuite , quand il vous la verra ^^y^
tenir chrétiennement et sagement.
Quoi qu'il en soit , j'en viens toujours à m 1. pro-
position ; et c'est par où je finis : fuyons le r jonde ,
sortons de cette Babylone : Egredimini de Bah)-
lone (i) ; relirons-nous , autsnl qu'il ^st p ti%\\)\e
(i) l-^u 48..
70 SUR l'éloignement
de celle terre maudite , où règne le trouble el la
confusion : Fugite de medio Bahylonis (i). Nous y
sommes chacun intéressés , puisqu'il y va de notre
ame pour chacun de nous. Ne la livrons pas à un
ennemi si dangereux. Il ne cherche qu'à la perdre :
tiions-la , et s'il le faut , arrachons-la par violence
de ses mains. Quelque effort qu'il y ait à faire , quelque
\icloire et quelque sacrifice qu'il en coûte , nous se-
rons bien payés de nos peines , si nous pouvons nous
assurer un si riche trésor. Et salvet unusquisque ani-
mam suam (2). Vous, surtout, femmes mondaines
(car il est certain , et nous le voyons , que ce sont
communément les personnes du sexe qui s'entêtent
davantage du monde , et qui y demeurent attachées
avec plus d'obstination ) , vous , dis-je , femmes du
siècle , ayez devant Dieu et devant le monde même,
]e mérite d'avoir quitté le monde , avant qu'il vous
ait quittées. L'accès favorable que vous y avez , l'en-
cens que vous y recevez , l'empire que vous semblez
y exercer : tout cela n'a qu'un temps , et qu'un temps
bien court. Ce temps est suivi d'un autre où le monde
s'éloigne ; où il n'a plus que de l'indifférence pour
ce qu'il idolâlroit , et même que du mépris , lorsqu'il
voit que , malgré toute son indifférence , on s'opi-
niâlre à le rechercher. Faites par devoir ce qu'il fau-
dra bientôt faire par nécessité. Et vous au moins que
le cours des années a en effet réduites dans celte né-
cessité qui vous est si dure , n'en ayez pas la peine
sans en recueillir le fruit. D'involontaire qu'elle est
par elle-même , changez-la par une sainte résolu-
^i) Jerera. 5i. — (2) Ihïà.
ET LA FUITE DU MONDE. 71
tion , dans un moyen salutaire de retourner à Dieu ,
et de vous remettre dans la voie du salut. Tout con-
tribuera à seconder ce dessein , tout le favorisera.
Dieu par sa grâce vous y aidera , et le monde y ajou-
tera son suffrage. Car si vous avez à craindre les rail-
leries du monde , ce n'est plus désormais quand vous
vivrez séparées de lui , mais au contraire quand vous
voudrez toujours entretenir les mêmes liaisons avec
lui. Autrefois il eût demandé pourquoi l'on ne vous
voyoit point ici ni là ; mais peut-être commence-t-il
maintenant à demander pourquoi l'on vous y trouve ,
el ce qui vous y attire. Heureuses que votre Dieu soit
encore disposé à vous recevoir , quoique vous n'ayez
que les restes , et , si j'ose le dire , que le rebut du
inonde à lui offrir !
Ce n'est pas toutefois, chrétiens, pour ne rien exa-
gérer , qu'il n'y ait un certain monde dont la société
peut être innocente , et avec qui vous pouvez con-
verser. Dieu s'est réservé partout des serviteurs, et
au milieu des eaux qui inondèrent la terre , il y avoit
une arche qui renfermoit une famille sainte et une
assemblée de justes. Ainsi jusque dans le siècle , il
y a un monde fidèle , un monde réglé , un monde,
si je puis m'exprimer de la sorte , qui n'est point
monde. Dès que vous vous en tiendrez là , et que ,
du reste , vous garderez toute la modération néces-
saire , c'est-à-dire , que vous ne passerez point les
bornes d'une bienséance raisonnable , d'une amitié
honnête , et , si vous voulez , d'une réjouissance mo-
deste et chrétienne , j'y consentirai. Encore vous
dirai-je alors que vous devez veiller sur vous-mêmes,
7^ SUR l'éloignement, etc.
et que vous devez vous défier de vous-mêmes ; quel
vous devez bien mesurer les temps que vous y
donnez ; que vous devez bien examiner les impres-
sions que vous en rapportez ; et que pour ne vous
y pas tromper , vous ne devez jamais oublier l'im-
portante pratique que je vous ai d'abord proposée ,
d'avoir vos heures de recueillement et d'une solitude
entière , où vous vous demandiez compte à vous-
mêmes de vous-mêmes , et où vous vous prépariez
à le rendre à Dieu , et à recevoir de lui la récom-
pense éternelle , que je vous souhaite , etc.
SERMON
POUR LE
X\? DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE,
SUR LA CRAINTE DE LA MORT.
Càm appropinquaret portae civitatis, ecce defunctus effe-
rebatur fillus unicus matris sua; : et hsec vidua erat : et turba
civitatis inulta cuin illâ. Qaam cîim vidisset Donùuas, mise-
ricordiâ motus super eam , dixit illi : Noli flere.
Lorsque Jésus-Christ étoit près de la ville, on portait en
terre un mort , fils unique d' une femme veuve , et cette femme
étoit accompagnée d'une grande quantité de personnes de la
ville. Jésus Vajrant vue , il en fut touché , et lui dit : Ne
pleurez point. En saint Luc, cbap. 7.
JiLntre bien des sujets qui louchèrent le Sauveur des
hommes à la vue de ce funèbre appareil qu'il aper-
çoit devant ses yeux, savez-vous, chrétiens, à quoi
son cœur est plus sensible, et ce qui lui paroîl plus
digne de sa compassion? Ce sont les imperfections
et les foiblesses qu'il remarque dans cette mère qui
pleure la perte de son fils , que la mort vient de lui
ravir. Il a pitié de son attachement excessif à la per-
sonne de ce fils unique; il a pitié du peu de soumis-
sion qu'elle témoignoit aux ordres de la Providence ;
il a pitié de son infidélité , qui lui fait- envisager la
mort «Tvec des sentimens tout naturels et tout hu-
mains, il a pitié non-seulement d'elle, mais do nous
y4 SUR LA CRAINTE
tous , qui ne vivons pas dans celle disposition par-
faite où doit être une ame fidèle au regard de la mort ,
el qui, par une lâche timidité , nous en faisons un objet
d'horreur , lorsque nous en pourrions faire la matière
de nos plus grandes vertus etlecouronnemenidenotre
vie. Voilà ce que Jésus-Christ déplore : Misericordiâ
motus super eam. Or , c'est à celle compassion du
Fils de Dieu que je m'arrête aujourd'hui. J'entre-
prends de la justifier, et de vous montrer que rien en
effet n'est plus déplorable que la préparation d'esprit
et de cœur où se trouvent la plupart des chrétiens à
l'égard de la mort. Nous sommes foibîes en tout , et
notre misère en tout se découvre ; mais on peut dire
qu'elle est extrême sur ce point. La seule image de
la mort nous contriste et nous effraie. Nous n'y pen-
sons presque jamais sans douleur , nous n'en pou-
vons entendre parler sans peine. Au moindre danger
qui nous menace , aux premières attaques d'une ma-
ladie qui peut nous conduire à ce terme , nous nous
alarmons , nous nous troublons, nous nous désolons;
et moi je veux , mes frères , vous rassurer contre ces
alarmes , je veux vous prémunir contre ces troubles
et ces désolations : comment? en vous faisant conce-
voir de la mort des idées plus conformes au chris-
tianisme que vous professez ; en vous la représentant
sous une figure beaucoup moins odieuse que vous ne
l'avez jusques à présent considérée; en combattant,
ou du moins en réglant cette crainte sans bornes et
sans mesure ,-qui vous porte quelquefois à de si pi-
toyables extrémités. Vierge sainte , c'est vous que Dieu
a établie notre protectrice au moment de la mort, et
DE LA MORT. 75
fc*est en cette qualité que l'Eglise tous les jours vous
salue. Obtenez-nous dès maintenant par votre puis-
sante médiation , les mêmes secours que nous atîen»
dons à cette dernière heure ; et recevez l'hommage
que nous vous présentons , en vous disant : A^^e ,
Maria.
Pour vous proposer d'abord mon dessein , je dis-
lingue trois sortes de personnes qui craignent la mort.
Les premiers la craignent par un esprit d'infidélité ,
et ce sont les libertins et les athées; les seconds la
craignent par une trop grande passion pour les biens
de la vie présente , et ce sont les mondains , ou am-
bitieux, ou intéressés, ou voluptueux; les troisièmes
la craignent par un sentiment de la nature , et ce sont
généralement tous les hommes, sans en excepter
même les sages , ni les chrétiens. Trois principes tout
différens , l'infidélité, l'attachement au monde, le
sentiment de la nature ; mais principes qui tous agis-
sant sur les âmes foibles, y produisent les mêmes
eiFets , et y font naître , quoiqu'en diverses manières
et par divers motifs , les mêmes frayeurs de la mort.
Ceux qui la craignent par infidélité ou par une trop
grande passion pour les biens de la vie , sont les plus
criminelle. Ceux qui la craignent par une aversion
naturelle , sont les plus excusables. Mais les uns elles
autres sont toujours à plaindre dans leur condition ,
et ont de quoi exciter la compassion de Jésus-Christ
et la noire. Les libertins et les alliées craignent la
mort, parce que ne reconnoissani point d'autre vie
que celle-ci , ils se persuadent que tout mourra pour
76 SUR LA CRAINTE
eux du moment qu'ils mourront eux-mêmes, et c'est
une infidélité quil faut détester. Les mondains crai-
gnent la mort, parce qu'ils aiment le monde , et qu'ils
savent que la mort les en séparera , et c'est une passion
pour le monde dont il faut se détacher. Tous les
hommes en général craignent la mort , parce que la
nature d'elle-même répugne à cette violente division
de l'ame et du corps, et c'est un sentiment humain
que la religion doit corriger. Or , écoutez trois pro-
positions qui vont partager ce discours. Pxien de plus
funeste que l'étal de l'impie et du libertin qui craint
îa mort parce qu'il est tombé dans le désordre de
l'infidélité : c'est la première partie. Piien de plus
déplorable que l'état du mondain qui craint la mort
parce qu'il est attaché au monde : c'est la seconde
partie. Piien de plus déraisonnable que l'état de tout
homme , je dis en particulier de tout homme chré-
tien, qui craint la mort, parée qu'il ne fait, pour
s'affermir ccnire cette crainte naturelle, nul usage
de sa religion : c'est la troisième partie. De là , j'aurai
lieu de parler, en concluant, à ceux même qui crai-
gnent la mort par une trop vive appréhension des
jugemens de Dieu, et je leur apprendrai à régler
sur cela leur foi. Je n'oublierai rien pour vous ins-
truire sur tous ces points , et il ne tiendra qu'à vous
d'en profiler,
PREMIÈRE PARTIE.
Tertullien parlant des impies , que l'Ecriture
appelle insensés , parce que , malgré leur raison
même , ils disent dans leur cœur qu'il n'y a point
DE LA MORT. ^7
de Dieu : Dixit insipiens in corde suo : Non est
Deus (i); ce grand homme, dis-je , fait une re-
marque bien judicieuse , et que l'expérience du siècle
vériiie parfaitement ; savoir que personne n'est ja-
mais tombé dans cette erreur , de croire qu'il n'y
eût point de premier Etre , ni de divinité , sinon
ceux à qui il seroit expédient qu'il n'y en eût point
en effet , et qui irouveroient leur avantage dans le
sj^stéme de cet athéisme : Nemo Deum non esse
crédit , nisi cui non esse expedit (:i). Je dis de
même de ceux qui , ne jugeant des choses que par
les sens , et prévenus des fausses maximes du li-
bertinage , ou ne croient pas une vie future , ou ne
la croient qu'à demi : car je soutiens que personne
n'en a jamais douté , que celui qui avoil intérêt et
à qui il éioit avantageux d'en douter, c'est-à-dire,
que celui dont la vie déréglée et corrompue lui
devoit faire souhaiter qu'il n'y en eût jamais d autre
que celle-ci, et que toutes nos espérances se ter-
minassent à la mort. Mais après tout , chrétiens ,
ce genre d'infidélité , quelque endurcissement de
cœur ou quelque force d'esprit prétendue qui l'ac-
compagne , ne délivre point les hommes de la
crainte de mourir, puisqu'au contraire ils craignent
de mourir , parce qu'ils ne recounoissent point
d'autre vie que la vie présente, et qu'ils le craignent
d'autant plus que leur infidélité , en leur faisant
rejeter la créance de l'autre vie, n'exclnt point de
leur esprit cette cruelle incertitude qui leur reste ,
s'il y a une autre vie ou s'il n'y eu a pas.
(0 Psahn. i5. — (2) TertulK
»8 sua LA CRAINTE
Or, dans l'un et dans l'autre état, je prétends
qu'ils sont dignes da compassion , mais d'une com-
passion , dit S. Jérôme , mêlée d'indignation , n'y
ayant rien de plus déplorable que la crainte de la
mort fondée sur une pareille incrédulité. Supposons-
les tels qu'il nous plaira ; du moment qu'ils n'ont
plus la foi d'une autre vie, il est impossible qu'ils
ne regardent la mort avec horreur : pourquoi? parce
qu'ils ne trouvent plus rien qui leur puisse servir
de ressource, et qu'ils ne l'envisagent plus comme
un passage au royaume de Dieu et à la bienheureuse
immortalité ; mais comme une destruction entière
d'eux-mêmes , comme un anéantissement total ,
soit de l'ame , soit du corps , et par conséquent
comme la privation de tous les biens , et le sou-
verain de tous les maux.
Et c'est ce que rEcrilure nous fait entendre au
chapitre troisième du livre de la Sagesse , où elle
parle de la mort des justes et des amis de Dieu:
car voici en quels termes elle s'exprime : Les justes
ont semblé mourir aux yeux des impies : Visî sunt
oculis insipientium mari (i). Prenez garde, s'il
vous plait à cette expression : Visi sunt , ils ont
semblé , car ils ne sont pas en efi'et morts de la
manière que se le figurent les libertins et les infi-
dèles. Et quelle est sur cela l'idée des infidèles et
des libertins? c'est qu'ils se persuadent , ajoute le
Saint-Esprit , que la mort , qui n'est qu'une sortie
hors de ce monde , et qu'un voyage qui conduit les
Justes à leur éternelle félicité , est le comble de la
(i) Sap. 5.
DE Là mort. -g
désolalion et la ruine de tout l'homme ; Et œsti^
mata est afflictio exitus illorum _, et quod à nohis
est lier , exterminium (i). Voyez- vous , chrétiens,
le caractère de l'incrédule ? il conçoit la mort , qui
est , pour ainsi dire , le retour de nous-mêmes à
cette sainte patrie que nous cherchons, comme un
retour dans notre néant : Et quod à nohis iter , ex-
terminium. D où il s'ensuit qu'ij l'envisage comme
l'objet le plus effrayant et comme le dernier mal-
heur. Or , encore une fois , il est évident qu'il n'y
a point de condition plus misérable que celle-là, et
les libertins eux-mêmes sont obligés d'en convenir.
Car , quelle douleur , ou plutôt quel supplice pour
un homme de se pouvoir dire continuellement :
Bientôt je cesserai d'être tout à fait , ou je commen >
cerai pour jamais à être malheureux , et il m'est
incertain si ce sera l'un ou l'autre ; dans peu de
temps je ne serai plus rien de ce que je suis , ou je
serai ce que je voudrois éternellement, mais inu-
tilement, n'être pas ; toute ma destinée sur la
terre est réduite à un petit nombre de jours qui
s'écoulent malgré moi , et après lesquels , ou il n'y
aura plus rien pour moi , ou il n'y aura qu'un mal
infini et inévitable ? Peut-on rien imaginer de plus
affligeant? Or, il n'y a que l'homme, je dis que
1 homme impie et sans religion , qui se trouve dans
cette misère. Les anges ( excellente remarque de
saint Ambroise , et qui mérite votre attention) , les
anges, qui ont un entendement pour se connoître,
savent qu ils sont naturellement incorruptibles, et
(4) Sap. 3.
6o SUR LA CRAINTE
ainsi ils n'ont point de vue ni d'inquiétude de h
mort. Les betes sont sujettes à la mort ; mais elles
ne se connoissent pas elles-mêmes , et , ne faisant
nulle réflexion , elles n'ont nulle apréhension de
mourir. J^es justes , qui , selon le corps , doivent
mourir comme les bêtes , et qui se connoissent
comme les anges , se soutiennent dans l'attente
d'une vie immortelle. Mais le T.bertin n'a aucun de
ces avantages : il doit mourir , et il ne l'ignore pas ;
il a une ame immortelle, et il ne le croit pas; la
connoissance qu'il a de sa mort l'afflige , et l'ignorance
de son immortalité lui ôte le remède qui pourroit le
consoler dans son affliction ; il n'a une raison que
pour se troubler ou pour se désespérer , et il ne se
connoît soi-même que pour se rendre malheureux.
Car voilà léiat où l aveuglement de l'impiété conduit
enfin les hommes; et cela par un juste châtiment
de Dieu , afin que leur libertinage même leur tienne
lieu de tourment , et qu'ils n'en retirent point d autre
fruit que de vivre dans une confusion de pensées
qui leur représentent déjà et qui leur avancent les
plus douloureuses peines de l'enfer.
Mais, dites-vous, l'impie dont l'iniquité est con-
sommée et qui , selon la parole de Salomon , est
descendu dans le fond de l'abîme , ne doit plus
craindre la mort , puisqu'il ne croit plus rien après
la mort. Et moi je réponds : Peut-être jouiroit-il de
cette paix , quoique fausse et criminelle , s'il pouvoit
trouver un point fixe dans son erreur , et si la même
impiété qui le fait douter de tout, pouvoit le rendre
6Ùr de quelque chose ; encore même , dit saint
Augustin ,
DE LA MORT. 8i
Anguslin , ne laisseroil-il pas de craindre alors la
mort pour l'intérêt de la vie qu'il aime , et dont il
se verroit toujours à la veille d'être privé , sans rien
apercevoir dans le futur , ni du côté de Dieu , ni
du côté de la créature , qui le dédommageât de celte
perte. Mais le malheur de sa condition va bien en-
core plus avant : car, ne pouvant même s'assurer de
ce néant chimérique et imaginaire qu'il se promet
après la mort, et n'en ayant tout au plus qu'une
foible opinion , combattue de mille doutes et de
mille préjugés contraires; vivant dans le hasard du
oui ou du non, et, malgré son infidélité, courant
tout le risque d une éternité affreuse , il faut néces-
sairement qu'il craigne même ce qu'il ne croit pas.
Concevez bien celte pensée , qui est du chancelier
Gerson ; il faut , dis-je , qu'il craigne même ce qu'il
ne croit pas , et celle crainte , dans un sens, est en-
core plus terrible pour lui que celle qui lui vien-
droit de la certitude des jugemens de Dieu.
Mais son libertinage , répliquerez-vous , peut le
rendre insensible à tout cela. Je veux , chrétiens ,
que son libertinage puisse aller jusqu'à ce point
d'insensibilité , c'est-à-dire, jusqu'à l'état des bêtes,
dont il envie peut-être le sort , et auxquelles il am-
bitionne d'être semblable : Homo cùm in honore
esset , non intellexit. Comparatus est jumentis in-
sipientihus y et similis factus est illis (i). Mais il
faudroit examiner si ce seroit là un avantage pour
lui , et si le parti de l'insensibilité , dans un danger
d'uue telle conséquence , le rendroil moins digne de
(i) Psalm. 48 .
TOME VII. 6
62 SUR LA CRAINTE
compassion que les alarmes d'une juste crainte qu'il
auroil à soutenir. Je dis dans un danger que lui-
même il reconnoh tout au moins être danger , et
auquel il avoue que son insensibilité ne remédie pas.
Mais , quoi quil en soit , il est toujours vrai que ,
tandis qu'il aura quelque sentiment , bien qu'il ne
croie pas les suites de la mort , il les craindra : or,
je prétends que ce sentiment ne s'éteindra jamais en
lui , non plus que sa raison , et que , dans les plus
grands emportemens, ou, pour mieux dire, dans la
plus grande corruption de son esprit , il portera tou-
jours au-dedans de soi un ver , une pensée fâcheuse
et importune , qui lui représentera intérieurement :
Mais si tu le trompes; mais si cette mort sensible
el passagère qui détruit le corps est suivie d'une
autre mort qui fasse la réprobation de l'ame ; mais
si ce qu'en ont cru tous les saints el tous les sages
du christianisme se trouvoit véritable ; mais si la
passion à laquelle tu t'en rapportes l'aveugloit et le
séduisoit, où en serois-tu ? pensée qui le troublera
pendant la vie; mais qui fera encore sur lui des im-
pressions bien plus vives aux approches de la mort.
Car c'est alors que l'impiété la pins fière et la plus
résolue commence à s'ébranler et à se démentir: c'est
alors que nous voyons ces braves, ces intrépides, ces
hommes qui ne tenoient nul compte , ni de la mort ,
ni de l'enfer, et qui, dans la vigueur d'une santé
parfaite, s'esiimoient assez forts pour ne pas s'in-
quiéter de Dieu el de ses jugemens , c'est alors que
nous les voyons marquer des foiblesses pitoyables,
être saisis de frayeur ;, tomber dans le désespoir, de'-
DE LA MORT. 83
tester le passé , s'alarmer du présent , avoir horreur
de l'avenir, mais une horreur , dit saint Chrysostôrae,
pareille à celle des démons et des réprouvés , qui ne
sert qu'à augmenter leur peine , et qui fait même
une partie de leur damnation.
Ah ! mes frères, écrivoit saint Paul aux Thessalo-
niciens , souvenez-vous d'une importante maxime ,
et qu'elle demeure éternellement gravée dans vos
cœurs. Car nous ne voulons pas que vous ignoriez
ce que vous devez savoir touchant l'état de ceux qui
meurent, ou plutôt qui dorment du sommeil de la
mort , afin que vous ne vous en attristiez pas comme
tous ceux qui n'ont point la même espérance que
nous : Nolumus ços ignorare ^fratres , de dormien-
tibus y ut non contristemini , sicut et ccteri qui spem
non hahent (i). C'est à vous , mes chers auditeurs,
que j'adresse aujourd'hui ces belles paroles. Observez,
s'il vous plaît , le sens de l'Apôtre : il ne nous défend
pas de craindre la mort , ni d'être touchés de la mort
de nos amis et de nos proches ; mais il nous défend
de nous affliger et de craindre , comme ceux qui ,
vivant sans religion , vivent sans espérance des biens
éternels ; Sicut et ceteri qui spem non hahent: pour-
quoi? parce que cette crainte et cette tristesse , pro-
cédant alors d'un principe d'infidélité, ce n'est pas
un moindre crime devant Dieu que l'infidélité même.
En effet , il m'est permis de craindre la mort , mais
il ne m'est pas permis de la craindre par toutes sortes
de motifs , et je suis prévaricateur si je la crains d'une
manière qui soit opposée à la pureté de ma foi.
,(i) 1. Tliess. 4.
6.
S4 SUR LA CRAINTE
Cependant , cliréliens , c'est un des désordres qui
régnent parmi nous : on voit des hommes dans le
christianisme qui craignent la mort , non pas en
fidèles , mais en païens; des chrétiens de profession,
mais qui , n'en ayant que le nom et que l'apparence ,
raisonnent sur l'autre vie comme des épicuriens : car
vous diriez qu'il y a encore parmi nous des partisans
de cette secte, et Dieu veuille que la réflexion que je
fais ne convienne à personne de ceux qui m'écoutent.
Vous me demandez le moyen de se préserver
d'une si damnable et si malheureuse disposition
d'esprit et de cœur. Le voici, tiré d'un des plus
illustres exemples que nous fournisse l'Ecriture :
c'est de faire , dans la vue de la mort, ce que faisoit
le patriarche Job au milieu de ses souffrances , lors-
qu'accablé de calamités il se voyoit languir et mourir ;
c'est de renouveler comme lui cette confession de
foi qui soutenoit sa patience et sa persévérance ,
quand il disoit : Scio qubd Redemptor meus vivit ,
et in novissimo die de terra surrecturus sum , et in
carne meâ videho Deum salvatoTem meum. Reposita
est hœc spes in sinu meo (i) ; Je sais que j'ai un Pié-
dempteur vivant dans le ciel , et que je ressusciterai
du sein de la terre ; je sais que je verrai dans ma
propre chair et de mes yeux ce Dieu mon Sauveur;
je sais que la mort n'est pour moi qu'un changement
d état ; qu'un passage pour mon ame , qu'un sommeil
pour mon corps ; qu'elle ne me va dépouiller que
pour me revêtir, et qu'en m'ôtant une vie fragile et
périssable , elle doit me mettre en possession d'une
(i) Job. 19.
DE LA MORT. 8S
vie qui ne finira jamais. Oui , je le sais , ei celle
espérance que Dieu me laisse comme un précieux
dépôt , est ce qui me console dans mes misères ,
ce qui me fortifie dans mes défaillances , ce qui
mattaclie à mes devoirs , ce qui me rend invincible
dans mes tentations , ce qui m'empêche de succomber
à la violence des persécutions. Sans cette espérance ,
toute ma force m'abandonneroit en mille rencontres,
et je céderois aux révoltes de la nature ; mais cette
espérance est mon support, et voilà pourquoi je la
conserve dans mon cœur : Reposita est hœc spes
in sinu meo,
Ali ! Seigneur , s'écrioit David ( autre sentiment
Lien capable d'affermir en nous la grâce de la foi ) ,
il est vrai , Seigneur , vous nous avez humiliés dans
ce séjour d'affliction et de larmes , en nous rendant
sujets à la mort ; mais la mort à laquelle vous nous
avez condamnés n'est point une véritable mort ; ce
n'est qu'une ombre de la mort , dont vous nous
avez couverts pour nous faire porter les marques de
votre justice , et pour nous faire sentir en même
temps les effets de votre miséricorde : Humiliasti
nos in loco ojfflictionis ^ et cooperuit nos umhra
mortis (i). Non, dit saint Ambroise , expliquant ce
passage du psaume , la mort du corps n'est qu'une
ombre et une représentation de la mort : Mors
carnis , umhra mortis ; et c'est la pensée dont se
doivent armer et munir , non - seulement les pé-
cheurs qui , par l'excès de leurs crimes , auroient
en quelque sorte perdu le don de la foi , mais les
(i) Psalm. 43.
86 SUR LA CRAINTE
justes mêmes et les amis de Dieu , dont la foi , par
une conduite particulière de h Providence , ne laisse
pas souvent d'èlre ébranlée sur le sujet de la mort.
Car , combien d'ames saintes et prédestinées ont
souffert là-dessus les mêmes atlaques que les impies
les plus déclarés ? A combien de rudes épreuves
Dieu n'a-t-il pas pris plaisir , pour faire triompher
sa grâce , d'exposer leur religion ? et combien de
fois un chrétien , au milieu même de ses ferveurs,
n'a-t-il pas pu dire , aussi bien que David : Mei autem
penè moti sunt pedes , penè ejfusi sunt gressus
mci (i) ; A la vue de cet alFreux chaos de l'éternité
que j'attends , j'ai presque délourné mes pas de la
voie où je marchois , et mes pieds ont été sur le
point de glisser : car la foi , qui devoit être mon
unique appui , est devenue comme chancelante dans
mon cœur. Combien, dis-je , ne trouveroit-on pas
d'ames élues qui tiennent ce langage ? Il est donc
nécessaire qu'elles se mettent en garde contre cet
esprit d'infidélité qui seroit pour elles une pierre de
scandale et un écueil où elles iroient échouer. Mais
avançons, et voyons maintenant l'état du mondain
qui craint la mort parce qu'il est attaché au monde :
autre espèce de crainte dont nous avons à nous pré-
server ; c'est le sujet de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Le Saint-Esprit l'a dit , chrétiens , et nous n'en
sommes que trop convaincus par l'expérience sen-
sible que nous avons de notre misère et de celle
(i) Psalm. -3.
DE LA MORT. ^j
des autres , que rien n'est plus fâcheux ni plus amer
que le souvenir de la mort pour un homme du
monde , qui fait consister son repos et son bonheur
dans la jouissance des biens temporels : 0 mors ,
^uàm amara est mcmorîa tua homini pacem ha-
henti in suhstantiis suis (i) / Prenez garde , mes
frères , nous fait ingénieusement remarquer saint
Augustin , aux deux termes dont se sert l'Ecriture,
Elle ne dit pas que la pensée de la mort est triste
et affligeante à celui qui possède les biens temporels,
mais à celui qui a établi sa paix et sa félicité dans
la possession des biens temporels : Homini pacem
hahenti. Déplus , pour exprimer ces sortes de bieus,
elle ne les appelle pas simplement biens, mais elle
leur donne le nom de substance , et veut par là
signifier la fausse idée que nous en avons; In siths-
tantiis suis. Car , les justes qui ont l'esprit de Dieu
ne considèrent ces biens que comme de foibles ac-
cidens , dont ils peuvent aisément se passer ; qu'ils
ont aujourd'hui et qu'ils n'auront pas demain, donlla
perte pourra leur causer quelque légère altération ,
mais sans préjudice de cette consistance ferme et
immobile que la grâce leur donne : au lieu que les
mondains attachés à ces biens terrestres , en font
leur principal et leur capital , rapportant tout à ces
biens , ne se mesurant que par ces biens , ne s'ap-
puyant et ne faisant fond que sur ces biens , comme
si eux-mêmes ils étoient faits pour ces biens , et que
ces biens ne fussent pas plutôt faits pour eux : Ho-
mini pacem hnhenti in suhstantiis suis. Or , c est
(i) Eccli. 4i.
88 SUR LA CRAINTE
aux hommes de ce caractère , non point absolument
aux grands ni aux riches , que ie souvenir de la
mort fait horreur; c'est pour eux qu'il est plein
d'amertume : Qjiàm amara est memoria tua ! Car ,
comme dit saint Chrysoslôme , raisonnant sur les
mêmes paroles de 1 Ecriture , on a vu des grands
dans le christianisme , et des riches , par un effet
de la grâce toute - puissante de Dieu , méditer la
mort avec plaisir , en entendre parler avec joie , en
recevoir la nouvelle sans trouble : pourquoi ? parce
que tout riches , tout grands qu'ils étoient , leurs
désirs ne se portoient ni aux grandeurs humaines ,
ni aux richesses. Ils les possédoient sans attache ,
et ils les perdoient sans regret. Mais on n'a jamais
vu de grands ni de riches , attachés à ce qu'ils étoient
et à ce qu'ils possédoient ; ni jamais , si vous voulez ,
on n'a vu de petits et de pauvres attachés à ce qu'ils
ji'étoient pas et à ce qu'ils ne possédoient pas , qui
ne fussent effrayés de la mort. En effet, chrétiens,
l'étrange et douloureuse pensée pour un homme du
siècle qui vit à son aise , qui se voit bien établi
dans le monde , qui se trouve revêtu d'une charge ,
d'une dignité honorable , qui ne manque de rien
pour se maintenir dans la splendeur et dans l'éclat;
qui , dans l'opulence , dans la réputation , dans le
crédit 011 il est , peut tout et est au-dessus de tout :
quelle pensée pour lui au milieu de tout cela , que
cette réflexion : Il faut mourir ! Ne parlons point
de ces fortnnes si hautes ni si complètes qui font
les heureux de la terre. Gomme elles sont aujour-
d'hui plus rares , cette moralité ne s'étendroit pas
DE LA MORT. 89
bien loin. Parlons de celles qui sont moins éclatantes
€t plus ordinaires. Quelle pensée pour un homme,
même du commun , qui voit sa famille honnêtement
pourvue , qui a des biens suflisamment , qui en jouit
et s'en fait honneur, qui n'a ni embarras , ni soins,
et dont la santé , les forces et l'âge , répondent à
tout le reste ( car c'est ainsi que le texte sacré nous
le dépeint dans les paroles suivantes; Viro quieto ,
et cujus viœ directœ sunt in omnibus , et adhuc
valenti accipere cihum (i) / ) quel souvenir, dis-je,
pour ce mondain , que cette sombre et désolante
considération : il faut mourir !
Or , c'est en cela qu'il me paroît digne de com-
passion : non point seulement de ce qu'étant attaché
d'esprit et de cœur aux biens de cette vie , il ap-
préhende la mort ; mais de ce qu'envisageant la
mort , il a été assez aveugle pour s attacher à des
biens qui passent si vite , et de ce que la nécessité
de mourir ne l'en détache pas. Voilà sur quoi je
déplore son aveuglement. En effet , si la vie pré-
sente devoit toujours durer , je ne m'élonnerois pas
qu'il y eût des ambitieux et des avares sujets aux
passions déréglées qui les dominent. Quelque vaines
et frivoles que soient ces passions , je comprends
qu'elles deviendroient alors sérieuses et prudentes;
et que , dégagés du souvenir de la mort , nous pour-
rions nous faire un point de sagesse de suivre et de
contenter nos désirs : pourquoi ? parce que nous
aurions droit de compter pour réel tout ce que le
inonde a de spécieux et d'apparent , el que notre
(1) Ecclcs. 41 •
go SUR LA CRAINTE
raison même commcnceroil à être d'inlelligence avec
la cupidilé el l'ambilion qui nous domineroit. Je dis
encore plus : Si nous devions seulement vivre aulanl
que ces premiers patriarches , fondateurs du monde,
à qui des siècles entiers , selon le témoignage de
l'Ecriture , n'étoient que la fleur de l'âge , el qui ,
sans vieillesse ni caducilë , voyoient une longue el
nombreuse suite de générations , peut-être consen-
lirois-je que nous eussions pour les biens temporels
quelque empressement el quelque ardeur. L'éloi-
gnement du terme sembleroit en quelque manière
nous justifier , quoiqu'alors même nous devrions
toujours modérer nos inquiétudes et réprimer notre
convoitise par la vue de la mort , qui , quelque
éloignée qu'elle fût , étant néanmoins certaine et
assurée , nous les raviroil enfm ; et c'est la belle
observation de saint Jér«*)me que je vous prie de
faire après lui. Il dit que c'est pour cela que Moïse ,
dans la Genèse , faisant la supputation des années
que chacun de ces premiers hommes avoit vécu ,
ajoutoil toujours cette conclusion générale : Et
mortuus est ; el il mourut. Noé vécut neuf cents
ans , et il mourut; Seth tant d'années , et il mourut:
ainsi des autres. Pourquoi celte addition : et il mou-
rut? Ne l'entendoit-on pas assez , el n'étoit-ce pas
assez de marquer l'espace de temps que leur vie
avoit duré? Ah ! répond saint Jérôme , c'est pour
nous apprendre que quand nous aurions à vivre des
milliers de siècles , nous aurions toujours tort de
nous passionner pour les biens présens , puisqu'il
seroit encore vrai de dire de nous : Et il mourra*
DE LA MORT. Ql
Or , cela seul devroit corriger l'excès de nos afFec-
lions et rompre tous nos altachemens. J'en conviens,
mes chers auditeurs , et à Dieu ne plaise que je
veuille contredire le sentiment de ce saint docteur.
Mais après tout , il faut avouer que dans celte sup-
position d'iHie vie de plusieurs siècles , nos attache-
mens auroient quelque prétexte et quelque appa-
rence d'excuse. Mais notre vie se trouvant bornée
à un si petit nombre de jours , et nous attachant à ■
celte vie courte et passagère , comme nons nous y
attachons , et à ses biens , en vérité , mes frères ,
sommes - nous sages et avons - nous de quoi nous
justifier , je ne dis pas devant Dieu , mais je dis
même devant nous et à notre propre tribunal ? N'y
a-t-il pas en ceci de renchantement, et pour parler
avec le Saint-Esprit, de l'ensorcellement : Fasci-
natio nugacitatis (i) .^ Ah ! insensé que vous êtes,
dès celte nuit même on va vous redemander votre
ame : vous mourrez ; et pour qui sera tout ce que
vous avez amassé ? Ainsi est-il dit dans l'évangile
à ce riche , qui prélendoit goûter tranquillement et
long-temps le fruit de ses peines : Slulte , hâc nocLe
animam tuam répètent à te ; quœ autem parasti
eu jus erunt ( 2 ) ? Voyez - vous , reprend saint
Bernard , la qualité que donne l'esprit de Dieu à
celui qui met son cœur dans les biens de la terre?
Il ne lui reproche pas expressément sa foibIesse,sa
témérité , son peu de religion et de foi , mais sa
folie : Stuîtc ; parce que cette parole comprend tous
les autres reproches , et enchérit même au - dessus.
(i) Sap. 4- — (■>•) Luc. 12.
92 SUR LA CRAINTE
Devoir mourir et s'enléler des biens de la vie jusqu'à
en faire l'unique objet de ses désirs , c'est perdre
le sens.
Vous ne devez donc pas , mon cher auditeur ,
être surpris , ni trouver mauvais , si je vous traite
aujourd'hui comme cet homme de l'évangile , et si
je vous dis , tout sage d'ailleurs et tout prudent que
vous pouvez être selon le monde : Siulte; Insensé ,
pourquoi ce soin extrême de votre corps , qui sera
bientôt la pâture des vers ? pourquoi ces vastes
desseins que la mort dans peu va renverser et faire
évanouir? pourquoi tant chercher à vous agrandir
et à vous étendre ,puisqu'au bout de quelques jours
six pieds de terre vous suffiront ? Quand la concu-
piscence s'alkimera dans votre ame , disait saint
Paul , et que , maîtresse de votre raison , elle vous
enivrera des choses visibles , savez-vous mes frères ,
comment vous pourrez l'éteindre et en arrêter les
emportemens ? ce sera par celte pensée : Hé ! nous
n'avons point ici de demeure permanente ; mais
tandis que nous vivons dans ce corps mortel , nous
sommes hors de notre patrie , et nous ne devons
r^ous regarder que comme des voyageurs. Or, si
l'on voyoit un voyageur s'intéresser à tout ce qui se
passe sur sa route , prendre feu sur cela , en être
agité, affligé, désolé, quelle idée s'en formeroit-
on ? Voilà néanmoins ce que nous faisons ; voilà ce
qui nous inspire de si vives craintes de la mort , et
ce qui nous rend dans nos craintes et nos frayeurs
si dignes de pitié. Car de se laisser surprendre à
des biens faux et apparens , et de s'attirer par là ,
DE LA MORT. 93
en vue de la iHiort , des frayeurs et des peines
réelles et effectives , c'est une illusion qui , dans
l'ordre de la Providence , peut bien même être re-
gardée comme une punition. Pendant que l'Apôlre
étoit dans cette terre d'exil , il souhailoit sans cesse
de se voir au bout de sa carrière , parce qu'il ne
tenoit à rien , et qu'il avoit le cœur libre et dégagé
de tous les objets matériels et mortels : Quis me
liherahit de corpore mortis hujus (i) .^ Mais si nous
ne sommes pas dans la même disposition , ou plutôt ,
si nous sommes dans une disposition toute contraire,
ce qu'ajoute ce docteur des nations ne nous convient
que trop : Ingemiscimus gravati , eb qubd nolumus
expoliari (2) ; Nous gémissons à l'aspect de la mort:
les infirmités , les maux qui en sont les avant-cou-
reurs et qui nous avertissent qu'elle approche , nous
remplissent l'esprit desombres images, et nous font
pousser de profonds soupirs , parce que nous ne
voulons point être dépouillés de ces biens que nous
avons, et qu'il faut quitter en mourant.
Quel spectacle , mes chers auditeurs , qu'un riche
mondain aux prises avec la mort , et qui , jusqu'à
la dernière extrémité , se défend contre elle ! La
mort le presse de sortir , et il voudroit toujours ha-
biter ces agréables et superbes appartemens qui sont
l'ouvrage de ses mains , disons mieux , de sa vanité
et de son luxe. Il a encore dans le cœur une incli-
nation qui faisoil toute la douceur de sa vie , et la
mort l'en sépare , ou l'en arrache impitoyablement.
Il avoit encore des vues pour l'accroissement de sa
(1) Rom. 7. — (2) fl. Cor. 5.
9.f SLlR LA CRAINTE
fortune, il avoil des projets qu'il éloit sur le point
d'exécuter , et la mort dans un moment déconcerte
tout. De quoi est - il touché ? de celte sortie du
monde , de cette séparation , de ce renversement ,
de ce débris subit et si général. Hé ! mon cher
frère , voilà ce qui m'effiaie pour vous. C'est, dis-je ,
de voir que ce qui excite alors vos regrets , ce sont
ces mêmes passions qui ont fait vos crimes et vos
désordres durant tout le cours de vos années. Si
vous craigniez la mort par mille autres endroi's qui
peuvent la faire craindre aux pécheurs , je m'en
consolerois , et je me mellrois en devoir de vous
apprendre à profiter de cette crainte. Si , dans l'ap-
préhension de la mort , vous travailliez à étouffer ces
passions et à rompre volontairement ces habitudes
qui vous attachent à la vie , je vous en féllclterois
et j'en bénirois Dieu. jMais que vous ne soyez sen-
sible qu'à ce qui vous a perdu jusqu'à présent, et
qu'à ce qui doit achever de vous perdre , voilà ,
encore une fois , par oii votre état me paroît déplo-
rable et bien terrible.
Que faut- il donc faire , et de tout ceci quelle
conclusion ? c'est de mourir dès maintenant et de
bonne heure en esprit , pour ne plus tant craindre
de mourir en effet. C'est de fermer les yeux à cette
figure du monde qui nous éblouit et qui passe ,
afin de n'avoir plus tant de peine à la laisser passer,
et de n'entrer plus sur cela en de si violentes agi-
talions ; c'est d'éloigner notre cœur , de le dégager
et de le déprendre de tout ce qu'il faudra un jour
quitter. Mais, me dlrez-vous ? nous craindrons ton-
\
DE LA MORT. ^5
jours la mort par un senliment naturel. Voilà à quoi
je vais répondre , en parlant de ceux qui craignent
la mort par un sentiment de la nature , et qui ne
font , pour se fortifier contre cette crainte , nul
usage de leur religion : c'est la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
Je le sais, chre'tiens, et je n'en puis disconvenir*
c'est un senliment que la nature a de tout temps im-
primé dans les cœurs des hommes , sans en excepter
même les sages ni les chrétiens , de craindre la mort
et de la regarder avec frayeur. Mais je sais aussi que
de tout temps les sages ont trouvé moyen de corriger
sur ce point la nature par la nature même, et qu'ils
se sont rassurés par leur propre raison contre toutes
les raisons qui formoient en eux ces craintes involon-
taires dont ils vouloient se délivrer. Or , ne sommes-
nous pas bien dignes de compassion , si nous ne fai-
sons pas, avec les secours de la grâce et les lumières du
christianisme , ce que les philosophes ont fait par la
seule lumière naturelle; et si nous avons moins de
force dans la vraie religion , qu'ils n'en ont témoigné
dans l'idolâtrie et la superstition?
Car Je suis surpris , et vous devez l'être comme
moi, en considérant ce que ces païens ont pensé et
ce qu'ils ont pratiqué sur le sujet de la mort; les
excellentes idées qu'ils en ont conçues et les géné-
reux eflforts de magnanimité et de constance par
où il les ont soutenues. Tantôt ils prétendoient que
c'éloit pour nous une crainte ridicule que celle de la
mort , étant déjà morts tant de fois , et mourant tous
96 SDR LA CRAINTE
les jours: TSlosmorlcm ridicule iimemus ^ todes jam
mortui et morientes {y). Qu'est-ce à dire, morts tant
de fois ? c'est qu'autant d'années que nous avons vécu
et qui ne reviendront jamais, ce sont autant de por-
tions retranchées de notre vie, et comme autant de
morts par où nous avons passé. Et qu'est-ce à dire,
mourant tous les jours? c'est que chaque moment qui
nous échappe sans retour, est une épreuve conti-
nuelle de la mort : Toties jam mortui et morientes.
Tantôt ils s'étonnoient comment on pouvoit crain-
dre si long-temps ce qui devoit durer si peu, et
comment ce point de la mort, qui est presque im-
perceptible , pouvoit altérer et troubler toute la paix *
de notre ame : Quomodb cjuod tam citbjity timetur
diîi? Tantôt ils posoient pour principe que la mort,
rendant justice à tout le monde et faisant raison à un
chacun des injures qu'il prétend avoir souffertes, on
avoit tort de se plaindre d'elle : Quid mortem que-
reris ? mors sola jus œquum generis humani. En
effet, ces inégalités si odieuses de la fortune, ces
discernemens si aveugles de la faveur , ces rabaisse-
mens du mérite et de la vertu , ces élévations des plus
vils sujets, enfin, ces iniquités du siècle qui nous
irritent et qui excitent notre indignation : tout cela
doit cesser à la mort, et c'est uniquement de la
mort que nous devons espérer de voir la fin de
tout cela. Or, celte espérance est une des plus
douces consolations dans les disgrâcesde la vie :
Mors sala jus œquum generis humani, ^\.dXi\o\. ils dé-
montroient que la mort, qui est le terme commun
iji) Senec.
DE LA MORT. 97
011 tendent tons les hommes , servoit de remède à
plusieurs, étoit le souhait de quelques-uns, faisoit
le bonheur et la félicité des autres ; et qu'au reste ,
elle ne devoit jamais être mieux reçue , que quand elle
venoil avant qu'on fût réduit à la nécessité de la dé-
sirer: Mors omnibus finis i multis remedium, qui"
husdam vutum , de nuîlis meliùs emerita , quàm de
his ad quos venit antequàm im'ocetur»
Et ils avoient raison : car qui fera bien attention à
toutes les misères dont la mort nous dégage , et à
toutes les peines qui accompagnent la caducité d'une
longue vie, conclura aisément que la brièveté de nos
jours est une des grâces dont nous sommes redevables
à la Providence. Que dirai-je encore? Tantôt ils con-
cevoient la mort comme un heureux élarçfissement
après une triste captivité , tantôt comme le retour
d'un fâcheux exil, tantôt comme l'afFranchissement
d'une milice laborieuse , tantôt comme une prompte
et parfaite guérison : car c'est ainsi qu'ils se la repré-
sentoient, et qu'ils nous en ont fait la peinture. Mais
tout cela, me répondrez-vous , ce n'étoient que des
spéculations et de pompeuses paroles qui n empe-
choient pas ces sages de la gentilité d'avoir la mort
en horreur et de la fuir. Vous vous trompez, chré-
tiens; ce n'étoient ni de vaines paroles, ni de sèches
spéculations. G'éloient pour eux des raisons efficaces
qui les persuadoient, et qui même les persuadoient
souvent jusqu'à l'excès, puisqu'ils en sont bien des
fois venus jusqu'à se rendre homicides d'eux-mêmes,
et à s'en faire un honneur, un plaisir, une vertu.
G'étoit une erreur du paganisme ; mais notre confu-
TOME YII. y
98 SUR LA CRAINTE
sion est que ces païens ayant eu assez de grandeur
d'ame et de fermeté pour aimer la mort et pour la re-
chercher, nous qui sommes chrétiens^ nous en ayons
trop peu pour ne la pas craindre.
Je dis qu'en cela consiste etparoît notre foiblesse :
pourquoi? parce que la religion que nous professons ,
nous fournit des motifs bien pluspuissans pour nous
adoucir la mort, et pour nous la faire considérer d'un
œil tranquille et assuré. Car prenez garde , s'il vous
plaît : tout ce qu'en ont dit ces infidèles et tout ce
que je viens de tirer de leur morale , n'éloient que
des productions de l'esprit humain , que des raisonne-
mens et que des sophismes dont leur orgueil se flalloit.
Mais dans le christianisme nous avons les raisons les
plus solides, les raisons les plus essentielles , les rai-
sons les plus capables de pénétrer nos esprits et de
répandre dans nos cœurs une onction de grâce en
faveur de la mort et à l'avantage de la mort. Vous
me les demandez ; et les voici telles que la foi nous les
propose , et que nous devons nous les proposer à nous-
mêmes : la vue de Jésus-Christ mourant, l'attente
du royaume de Dieu , l'exemple des saints et de tant
de justes, les trésors infinis de grâce dont la mort
peut être enrichie. A quoi serons-nous sensibles , si
rien de tout cela ne fait impression sur nous? Re-
prenons.
La vue de Jésus-Christ mourant, de ce Dieu qui,
immortel de sa nature, ne s'est revêtu de notre chair ,
selon la théologie de saint Paul , et selon son expres-
sion , que pour goûter la mort , et en la goûtant , lui
ôier toute son amertume : Ut gratià Dei > pro omni-
t)E LA MORT. g()
hiis gustaret mortem (i). Cependant , chrétien foible
et lâche , cette mort vous paroit encore amère. Jésus-
Christ l'a goûtée pour vous , et il vous semble dur
de la fifoûler pour lui et après lui. Quelque soin qu'il
ait pris d'y répandre une douceur divine , vous la
rejetez comme un calice plein de fiel et d'absynthe.
L'Apôtre a beau se féliciter de ce que la mort a été
comme absorbée et dépouillée par le triomphe de cet
homme-Dieu sur elle : Ahsorpia est mors in Victo-
ria (2); il a beau la défier , et par une espèce d'insuhe
qui n'a rien de présomptueux , lui demander : O mort ,
où est ta victoire? où est ton aiguillon? JJhï est^ mors^
Victoria tua? ubïest , mors , stimulus tuu s ? (3) tout
cela' ne nous touche point. La mort est toujours vic-
torieuse de notre foiblesse, elle a toujours à notre
égard la même force , toujours le même aiguillon ,
et l'on diroil que la vertu de la croix et de la mort du
Rédempteur , est en quelque sorte anéantie. Le pri-
vilège des chrétiens unis à Jésus-Christ, est de mourir
et de ne pas sentir le tourment ni l'affliction de la
mort : Et non tanget illos tormentum mortis (4).
Mais nous renonçons à ce privilège ; et par une pu-
sillanimité indigne de notre foi , nous sentons non-
seulement ce tourment de la mort , mais nous l'an-
ticipons , mais nous l'augmentons.
Ce n'est pas assez : l'attente du royaume de Dieu ,
de ce royaume du ciel où nous savons que nous ne
pouvons entrer qu'après la mort , puisque Dieu lui-
même nous l'a déclaré : Nemo videbil me , et vivet,
K'est-il pas étonnant que , parmi les demandes que
(1) Hcbi. 2, •- (2) i. Cor. i5. — (3) Ibid. — (4) Sap. 3. .
7.
ÎOO SUK LA CRAINTE
nous faisons à Dieu , une des premières et des plus
importantes soit que son règne arrive pour nous ,
Adveniat regnum tuum ( i ); et qu'en même temps ,
par une visible contradiction , nous souhaitions avec
tant d'ardeur de retarder le plus qu'il nous est pos-
sible l'avènement de ce règne? N'est-il pas étrange que
ce règne de Dieu devant être notre souverain bien ,
nous en redoutions les approches comme notre sou-
verain mal ? Quand le patriarche Jacob , dans une
extrême vieillesse , vit Joseph son fils comblé d'hon-
neur et de gloire , et dominant sur toute l'Egypte ,
l'Ecriture nous apprend qu'il fut transporté dun
mouvement de joie , et qu'il s'écria : Ah ! mon fils ,
c'est désormais que je mourrai content puisque je
vous revois : Jam lœtus moriar , quia vidi faciem
tuam (2). Hé quoi ! rries frères , dit saint Bernard ,
la mort paroissoit douce à ce père , parce qu'il
voyoit pour un moment le visage de son fils bien-
aimé ; et nous , à qui la mort doit procurer le bon-
heur éternel de contempler Dieu même; nous à qui
elle doit révéler la gloire de Dieu ; nous à qui elle
doit découvir cet objet de béatitude que l'oeil n'a
point vu , et que le cœur de l'homme n'a jamais
compris ; nous qui dans celte espérance devrions dire :
Ah ! Seigneur , je mourrai sans peine , et je mourrai
même avec joie , puisque c'est par là que je dois
jouir de votre divine présence : Jam lœtus moriar ,
quia visurus sum faciem tuam ; au lieu de parler
de la sorte et de le penser , nous sommes consternés
à la seule idée de la mort , et nous frémissons au
(1) "Niatth. 6. — (2) Gènes. 46.
DE LA MORT. lOi
moindre péril qui nous en approche , ou qui l'ap-
proche de nous.
Ce n'est pas tout encore ; l'exemple des saints et
de tant de justes. N'avons-nous pas les mêmes secours
pour nous afi'ermir contre la mort , et d'oti vient
donc que nous tenons à toute heure un langage si
différent et même si contraire à celui des serviteurs
de Dieu ? Ecoutez David dans l'ancienne loi : Heu
mi?n y quia incola fus meus prolongatus est(^\^\
Hélas ! que mon exil est long , et quand finira-t-il ?
Multùm incola fuit anima mea (2) ; Je languis
d'ennui sur la terre , parce que c'est une terre étran-
gère pour moi : Quando veniam , et apparelo ante
faciem Dei mei ! Heureux moment , oii je paroîtrai
devant mon Dieu ! Je 1 attends , je le désire , je le de-
mande. Ainsi ce prophète et ce saint roi s'en expliquoit-
il ; et combien d'autre dans la loi nouvelle ont eu les
mêmes sentimens, et se sont servis, pour les ex-
primer , des mêmes paroles ? Mais nous, bien au-
trement disposés , nous trouvons que notre exil dure
trop peu ; nous voudrions demeurer élernellement
en ce monde, et en faire notre pairie; nous gé-
missons d'être forcés d'en partir ; et ce départ qui
nous désole , nous formons , pour le différer , les
■vœux les plus vifs et les plus ardens.
Enfin les trésors de mérites dont la mort peut
être enrichie. Car quelles vertus la mort ne nous
donne-t-elle pas occasion de pratiquer ? C'est en
vue de la mort que nous faisons à Dieu le sacrifice
le plus héroïque , qui est celui de notre vie , et que
(1) Psal. 119.
102 SUR LA CRAINTE
nous devenons en quelque manière semblables aui
martyrs. C est par une libre acceplalion de la mort
que nous l(5moignons à Dieu la soumission la plus
généreuse , et que nous lui rendons le devoir de
l'obéissance la plus parfaite , puisqu'elle va jusqu'à
la destruction de nous-mêmes. C'est au milieu des
douleurs de la mort que nous commençons à nous
iicquitter auprès de la justice de Dieu , recevant
l'arrêt de notre mort' en esprit de pénitence; lui
offrant notre mort , non-seulement comme une sa-
tisfaction générale et commune du péché de nos
premiers parens , mais comme une satisfaction par-
ticulière et personnelle de nos propres péchés ;
consentant, pour la réparation de notre avare cupi-
dité , à être dénués de tout dans le sein de la terre ;
pour la réparation de nos vanités et de notre or-
gueil , à être ensevelis dans les ombres et dans la
poussière du tombeau ; pour la réparation de nos
sensualités et de nos plaisirs criminels , à devenir
la pâture des vers. G est par une sainte union de
notre mort avec la mort de Jésus-Christ , que nous
entrons en participation des grâces surabondantes
que ce Dieu Sauveur a renfermées dans sa croix
comme dans une source inépuisable : et qui peut
dire de quelles richesses spirituelles un mourant se
sent quelquefois comblé ? ou , sans attendre l'heure
de sa mort , qui peut dire de quelles impressions
secrètes un chrétien est pénétré , de quels mouvemens
intérieurs il est animé , lorsqu'anticipant son dernier
jour , il se met à certains jours et en esprit au lit
de la mort , et qu'il se présente à Dieu comme une
DE LA MORT. 1 o3
viclinie qui lui est destinée , et qui kii doit être
immolée ? Or , ce qui nous est si salutaire , si méri-
toire auprès de Dieu , quand nous en savons bien
user , par quel renversement devient-il le sujet de
notre aversion ? Il n'y a qu'une chose qui semble
pouvoir , par la religion même et par les vues de la
foi, justifier cette crainte excessive de la mort,
savoir , la crainte des jugemens de Dieu : mais là-
dessus je vais vous satisfaire, et j'en fais la courte
conclusion de ce discours.
Je dois donc en convenir , chrétiens auditeurs ,
puisque la mort est suivie d'une éternité bienheu-
reuse ou malheureuse ; puisque c'est la mort qui
décide pour jamais notre destinée danscette éternité ;
puisqu'au moment de la mort nous devons être pré-
sentés devant le souverain Juge , pour lui rendre
un compte exact de toute notre vie , et pour en re-
cevoir par un dernier arrêt , ou la récompense , ou
le châtiment : toutes ces pensées , qui sont comme
les points fondamentaux de notre foi , vivement re-
tracées dans nos esprits , et bien méditées , ont de
quoi nous faire trembler , et nous saisir d'une juste
frayeur. Mais après tout , ma proposition ne laisse
pas de subsister; et je prétends toujours que si cette
crainte de la mort prédomine en nous ; que si c'est
une crainte toute pure , sans mélange de consola-
lion , et qui n'ait pas ce tempérament de grâce que
lui doit donner l'espérance chrétienne, même dans
la personne des pécheurs, quelque sainte qu'elle
paroisse , nous sommes encore dignes de compas-
sion. Pourquoi cela ? parce qu'étant chrétiens , la
i04 SUR LA CRAINTE
foi nous fait trouver dans la mort même de quoi nous
tenir lieu de ressource , si j'ose m'exprimer ainsi ,
contre ces jiigemens de Dieu si formidables. Or , ce
qu'il y a de pitoyable en nous , c'est que tout cela
se trouvant dans la mort , nous ne l'y trouvions
néanmoins jamais , et que nous n'écoulions la foi
qu'à demi , sur un sujet où nous pouvons la faire
servir de correctif à elle-même , en opposant aux
mérités effrayantes qu'elle nous enseigne , d autres
.vérités consolantes qu'elle y ajoute. Expliquons-nous.
C'est une belle réflexion de saint Augustin , lors-
qu'il nous dit que nous devons avoir par proportion
les mêmes sentimens et les mêmes affections pour
la mort que npus avons pour Dieu. Dieu , remarque
ce saint docteur , est tout ensemble et aimable et
terrible. Il est aimable, parce que c'est un Dieu.de
de miséricorde et de bonté ; et il est terrible , parce
que c'est un Dien de justice, et , selon l'expression
de l'Ecriture, le Dieu des vengeances. Comme ter-
lible , il veut être craint ; et comme aimable , il
veut être aimé. De même , reprend ce Père, la
mort a deux visages tout différens. Elle est redou-
table d'une part , et désirable de l'autre. Redou-
table , parce qu'elle* peut être pour nous le commen-
cement d'un malheur éternel ; mais désirable , parce
que , selon les vues de Dieu , elle nous doit mettre
en possession de l'immortalité et de la gloire. Il faut
donc que nous la craignions , et que nous l'aimions
tout à la fois , c'est-à-dire , que nous la craignions
d'une crainte mêlée d'amour, et que nous l'aimions
d'un amour accompagné de crainte. Il y a plus ,
DE LA MORT. lo5
ajoute saint Anguslin. Car corame Dieu , qui est ai-
mable et terrible , veut , absolument parlant , être
plus aimé des hommes que redouté , aussi devons-
nous plus aimer la mort que la craindre ; et comme
Dieu ne se liendroit pas honoré de nous autant qu'il
le veut être , si nous le craignions plus que nous lai
nions , ainsi peut-on dire que nous ne sommes pas
dans une disposition parfaitement chrétienne , si
nous craignons plus la mort que nous ne l'espérons,
parce que notre crainte et notre amour par rapport
à elle , doivent suivre la mesure de notre amour et
de notre crainte à l'égard de Dieu. Il faut donc
craindre la mort par esprit de foi ; mais il faut en-
core plus lespérer , et la désirer en esprit de foi.
Tel est le raisonnement de saint Anguslin.
.Ce n'est pas que les saints n aient craint la mort,
ou plutôt les suites de la mort. Car le même saint
Paul qui témoignoit tant d'empressement de voir
la prison de son corps détruite, reconnoissoit néan-
moins que c'étoit une chose terrible de tomber dans
les mains du Dieu vivant : Horrendum est incidere in
manusDei ^/V^72/;>(i). Et le même David qui deman-
doit si instamment de voir Dieu , ne laissoit pas de
chercher un asile où il pût se mettre à couvert de sa
colère : Que à facie tua fugiam ? {2) Cependant ,
quelque partagés qu'ils parussent entre ces divers
mouvemens d'amour et de crainte , le désir l'em-
portoit , et ils ne pouvoient se défendre de souhaiter
la mort , en considérant que c'étoit la voie pour
aller à Dieu. De là vient que saint Jérôme , qui fut
(1) Hebr. 10. — (3) Ps. i38.
Io6 SUR LA CRAINTE
peut-être de tous les saints le plus touché des juge-
mens de Dieu , fut néanmoins un de ceux qui sou-
pirèrent davantage après la fin de celte vie mortelle.
C'est une chose admirable de voir comment il la
demandoit , et en quels termes il l'appeloit. Nous
le lisons encore dans une épître d'Eusèbe au pape
Damase , que nous conservons comme un des plus
beaux monumens de l'antiquité : Veni , arnica mea ,
soror mea , sponsa mea (i). Venez , disoit ce graçd
saint, parlant à la mort , venez, vous que je chéris
comme ma bien-aimée , comme ma sœur , comme
mon épouse. Indica mihi qucm diligit anima mea
(2) ; Conduisez-moi à l'unique trésor de mon ame.
Car il n'y a que vous qui puissiez me rendre ce bon
office et me montrer le lieu ou il repose : Ostende
mihi ubï cubât Christus meus (3). Vous êtes toute
environnée de ténèbres , poursuivoit ce même Père ;
mais ces ténèbres me découvriront la lumière éter-
nelle , et c'est ce qui vous donne pour moi tant de
charmes : Nigra es , sed formosa (4). Vous êtes
terrible aux rois de la terre et à ces mondains qui
bornent toutes leurs espérances à cette vie : Terri-
hilis apud reges terrœ ; mais vous me devenez d'au-
tant plus agréable , que j'ai moins de prétentions en
ce monde et pour ce monde. Ainsi s'expliquoit saint
Jérôme , ainsi craignoit-il la mort , et pour peu que
nous ayons de foi , ainsi devons-nous la craindre ,
ou plutôt ainsi devons-nous la désirer.
Mais vous me dites que vous craignez la mort ,
parce que vous êtes pécheur ; que vous la craignez,
(1) Hieron. — (2) Idem. — (3) Idem. — (4) Idem.
DE LA MOKT. lOJ
parce que vous êtes actuellement dans le désordre
du péché et dans F inimitié de Dieu; que vous la
craignez, parce qu'étant fragile , vous pouvez perdre
à toiU moment la grâce ; que vous la craignez , parce
que vous êtes exposé à des occasions dangereuses et
à toute la corruption du monde ; que vous la crai-
gnez , parce que quelque bien que vous puissiez
faire , vous êtes toujours incertain de votre état de-
vant Dieu , et que vous ne savez si vous êtes digne
de haine ou d'amour : car voilà toutes les disposi-
tions où la crainte de la mort pourroit être , avec plus
de prétexte , autorisée par la foi. Et moi , je réponds ,
qu'en toutes ces dispositions, à quiconque veut con-
sulter la foi et agir selon la foi , la vue de la mort
doit encore être aimable , et que nous y découvrons
toujours des sources fécondes d'espérance et de
confiance, pour modérer l'excès de nos craintes. En
effet, je suis pécheur, me dis-je d'abord à moi-
même , et voilà justement pourquoi la vue de la
mort me doit être douce , parce que la vue de la mort
est le plus sûr moyen de me préserver du péché et
de résister aux tentations du péché. Je dois donc la
regarder, non-seulement comme une grâce, mais
comme une des grâces les plus elTicaces , comme un
effet de la bonté toute miséricordieuse de Dieu en-
vers moi, comme un remède puissant et presque in-
faillible dont il a bien voulu me pourvoir. Ah ! Sei-
gneur, que deviendrois-je , si cette vue touchante de
la mort , qui me règle et qui me gouverne , venoit ja-
mais à m'abandonner? En quels déréglemens irois-je
me précipiter , et où me porteroit ma passion ? Je suis
I08 SUR LA CRAINTE
dans le désordre du péché, et c'est pour cela même
que je dois envisager souvent la mort. Quelle consé-
quence ! elle est très-naturelle. Parce que s'il y a
quelque chose qui soit propre à me convertir ej à me
faire sortir de l'affreux état où je suis tombé , c'est
la mort bien envisagée et bien considérée. Car c'est
le souvenir de la mort , ou pour mieux dire , la grâce
ïitlachée à ce souvenir de la mort , qui a opéré de
tout temps dans le christianisme les plus grandes
conversions. C'est la mort fortement représentée dans
l'esprit, qui a humilié l'orgueil des âmes les plus
fières, qui a fait des cœurs les plus inflexibles et les
plus durs , des cœurs contrits; qui a soumis au joug
de la pénitence les pécheurs les plus indociles. Par
oi^i un pécheur de ce caractère a-t-il coutume d'être
ébranlé ? par la vue de la mort; et si je dois jamais
revenir de mes égaremens et me rapprocher de Dieu,
n'est-ce pas par là même? Pourquoi donc ne m'oc-
cuperois-je pas volontiers de celle vue de la mort ,
et pourquoi n'en ferois-je pas ma plus solide conso-
lation ? Je suis fragile , et je puis perdre à chaque
moment la grâce ; mais que s'ensuit-il de là? que je
dois donc m'cntretenir sans cesse de la vue de la
mort , puisque ce sera le soutien de ma fragilité; et
que portant ce précieux trésor de la grâce dans un
vase de terre, il n'y a que la vue de la mort qui puisse
affermir mes pas , et me mettre en quelque sûreté.
C'est donc être bien ennemi de moi-même et de mon
salut , si je fuis cette vue et si je la crains comme un
sujet de tristesse et d'abattement. Je suis exposé à
mille dangers , et les scandales du monde qui m'en-
DE LA MORT. lOQ
vironnent de toutes parts , sont autant d'écueils que
je ne sauiois éviter. Erreur, si je le crois ainsi. Je les
éviterai , cesécueils, par la vue de la mort : cette vue
salutaire me sauvera de ce déluge d'iniquité qui
inonde aujourd'hui le siècle. Soit donc que j'aie
égard à l'intérêt de Dieu , soit que je sois sensible
au mien', la mort me doit être, sous l'un et l'autre
rapport , un avantage. Pour l'intérêt de Dieu , parce
qu'elle nous fait entrer dans un état où nous ne
sommes plus capables de l'offenser ; pour le mien,
parce que dans cet état le monde n'est plus capable
de nous corrompre. Et pourquoi Salomon nous ap-
prend-il que le juste a été souvent enlevé du monde
dès ses premières années , si ce n'est afin que la ma-
lice du siècle perverti ne 1 infectât pas de son venin,
et qu'il ne fût pas séduit par l'éclat trompeur de la
vanité ? Rapius est ne malitia mutaret intellectum
ejus , aut ne Jictio deciperet animam illius (i).
Mais après tout, nous ne savons si nous sommes
dignes d'amour ou de haine. Vous l'avez voulu de
la sorte , ô mon Dieu ! pour nous tenir dans une plus
grande dépendance de votre grâce ; mais du reste ,
au milieu de cette incertitude , la vue de la mort
nous fait trouver tout le repos que nous pouvons
avoir en cette vie , puisqu'elle nous fait prendre
toutes les mesures nécessaires pour nous maintenir
dans l'amour de Dieu. En deux mots , ou nous
sommes pécheurs, ou nous sommes justes. Si nous
sommes pécheurs , la vue de la mon nous ramène
dans les voies de Dieu j et si nous sommes justes , la
(i) Sap. 4.
IIO SUR LA CHAliNTE DE LA MORT.
vue de la mort nous confirme dans les voies de Dieit*
Si nous sommes pécheurs , la vue de la mort nous
excite à la pénitence ; et si nous sommes justes , la
vue de la mort nous assure le don de la persévé-
rance. Si nous sommes pécheurs , la vue de la mort
nous fait devenir justes; et si nous sommes justes ,
la vue de la mort nous empêche de devenir pécheurs.
Ainsi nous marcherons sûrement et tranquillement.
ISous craindrons la mort sans foiblesse, et nous la
désirerons sans présomption. Nous trouverons de
quoi bénir Dieu jusque dans les effets de sa justice ,
et nous nous en ferons un moyen de sanctification
en ce monde , pour obtenir en l'autre la félicité éter-
nelle , où nous conduise , etc.
SERMON
POUR LE
XYI.' DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR L'AMBITION.
Dîcehat autem et ad invitatos parabolaiu , intendens quo-
modo primos accubitus eligerent.
Il adressa ensuite aux conviés une parabole , prenant gardé
comment ils choisissaient les premières places. En saint Lac ,
ch. i4-
Lu'est ainsi que le Sauveur du monde profitoit de
toute occasion , et ne négligeoit rien de tout ce qui
s'ofTroit à ses yeux , pour en tirer de salutaires en-
seignemens , et pour expliquer sa divine morale.
Dans un repas où il avoit été convié , et où se trou-
voit avec lui une nombreuse assemblée de phari-
siens , il est témoin de leur orgueil , et remarque
leur atïecialion à s'attribuer tous les honneurs et à se
placer eux-mêmes aux premiers rangs. Car ce fut
toujours l'esprit de ces faux docteurs de la loi , de
vouloir partout se distinguer , partout dominer , et
d'être souverainement jaloux d'une vaine supériorité
dont ils se flattoient , et dont se repaissoit leur ambi-
tion. Mais pour rabattre ces hautes idées et cette en-
flure de cœur , que fait le Fils de Dieu ? Dans un
exemple parliculier il leur trace ime leçon générale j
1Î2 SUR l'ambition.
et dans la parabole de ce festin de noces où il veut
qu'une modestie humble et retenue leur fasse cher-
cher \e\i dernières places , il comprend tous les états,
tous les temps, toutes les conjonctures de la vie,
oi!i rhumiilié doit réprimer nos désirs ambitieux, et
nous inspirer une réserve sage et chrétienne : Cùm
in^'itaius fueris ad nuplias ^ recumbe in novissimo
loco, Maxime qui ne dut guère être du goût de ces
hommes superbes et orgueilleux , que Jésus-Christ
se proposoit d'instruire; et maxime qui de nos jours
n'est guère mieux suivie dans le christianisme ni
mieux pratiquée. Depuis les grands jusqu aux petits,
et depuis le troue jusqu'à la plus vile condition , il
n'y a personne ou presque personne , qui plus ou
moins, selon son état , n'ait en vue de s'élever, et
qui ne dise comme cet ange qui s'évanouit dans ses
pensées : Je vAoniexdX: Ascehdam. Or , qui pourroit
exprimer de quels désordres cette damnable passion
a été jusqu'à présent le principe, et quels maux elle
produit encore tous les jours dans la société humaine?
C'est donc ce qui m'engage à la combattre , et c'est
pour ia déraciner de vos cœurs et la détruire , que
je dois employer toute la force de la parole de Dieu.
Vierge sainte , vous qui par votre humilité conçûtes
dans vos chastes flancs le Verbe même dé Dieu ,
vous m'accorderez votre secours , et j'obtiendrai par
votre puissante médiation les grâces qui me sont
nécessaires , et que je demande , en vous disant :
Ai'e y Maria,
Pour bien connoîlre la passion que j'attaque , et
pour
SUÎl L*AMÈITIONi ii3
pour en concevoir la juste horreur qui lui est due ^
il en faut conside'rer les caractères , que je réduis à
trois; savoir, l'aveuglement, la présomption, l'envie
qu'elle excite ou la haine publique qu'elle nous attire.
Trois choses que je trouve marquées dans l'évan-
gile de ce jour , et dont je vais faire d'abord le par^
îage de ce discours. Car cet homme qui dans un
festin de noces , sans examiner si quelque autre plus
digne et d'un ordre supérieur y a été convié , va se
mettre à la première place , nous représente tout à
la fois l'aveuglement et la présomption de l'ambi-
tieux : et l'affront qu'il reçoit du maître qui le fait
retirer, est une image naturelle de l'indignation
avec laquelle nous regardons communément l'ambi-
tieux , et de la jalousie dont nous nous sentons in-
térieurement piqués contre lui. Quoi qu'il en soit,
mes chers auditeurs , et à parler de l'ambition en
général , j'y découvre trois grands désordres , selon
trois rapports sous lesquels je l'envisage. Elle est
aveugle dans ses recherches , elle est présomptueuse
dans ses senlimens, et elle est odieuse dans ses suites.
Mais à cela quel remède ? point d'autre que cette
sainte humilité qui nous est aujourd'hui si fortement
recommandée , et qui seule est le correctif des per-
nicieux effets d'un désir déréglé de paroître et de
s'agrandir. Car si l'ambition , par un premier carac-
tère , est aveugle dans ses recherches , c'est l'humi-
lité qui en doit rectifier les vues fausses et trom-
peuses. Si l'ambition , par un second caractère , est
présomptueuse dans ses sentimens, c'est l'humilité
qui doit rabaisser cette haute estime de nous-mêmes
TOME Yii. S
Il 4 SUR l'ambition.
et de nos prétendues qualités. Enfin , si l'ambition ,
par un dernier caractère , est odieuse dans ses suites,
c'est l'humilité qui les doit prévenir , et c'est elle, à
quelque état que nous soyons élevés , qui nous tien-
dra toujours unis de cœur avec le prochain. Voilà eu
trois mots tout le sujet de votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Il n'y a point de passion qui n'aveugle l'homme ^
et qui ne lui fasse voir les choses dans un faux jour
où elles lui paroissenl tout ce qu'elles ne sont pas ,
et ne lui paroissent rien de ce qu'elles sont. JMais on
peut dire, chrétiens, et il est vrai, que ce carac-
tère convient particulièrement à l'ambition. Comme
la science du bien et du mal fut le premier fruit que
1 homme rechercha, et qu'il osa se promettre , quand
il se laissa emporter à la vanité de ses désirs; aussi
l'ignorance et l'erreur est la première peine qu'il
éprouva, et à quoi Dieu le condamna, pour punir
son orgueil et pour le confondre. Il voulut , en s'éle-
vant au-dessus de lui-même , connoîlre les choses
comme Dieu : Erùis sicut DU , scicnies honum et
malum (i) , et Dieu 1 humilia en lui ôtant même les
connoissances salutaiies qu'il avoil comme homme.
Livré à son ambition , il devint dans sa prétendue
sagesse moins sage qu'en enfant , dépourvu de sens
et de conduite, et il sembla que toutes les lumières
de sa raison s'étoient éclipsées , dès qu'il conçut le
dessein de monter à un degré plus haut que celui oii
Dieu l'avoit placé. Voilà , mes chers auditeurs , k
(») Geoes. 3.
SUR l'ambition. ii5
point de morale que notre religion nous propose
comme un point de foi , et qui est si incontestable ,
que les philosophes païens l'ont reconnu. Quelque
ambitieux qu'aient été ces sages du monde, ils ont
confessé qu'en cela même ils étoienl aveugles ; et Ja-
mais ils n'ont paru ni plus judicieux, ni plus éloquens,
que quand ils se sont appliqués , ainsi que nous le
voyons dans leurs ouvrages , à développer les té-
nèbres sensibles que l'ambition a coutume de ré-
pandre dans un esprit. G'étoit le sujet ordinaire où
ils triomphoient.
En effet, à considérer la chose en elle-même , et
sans examiner ce qu'en a pensé la philosophie hu-
maine , quel aveuglement pour un homme qui dans
son origine est la bassesse même , de vouloir à toute
force se faire grand ; ou dans le désespoir de l'être j
de le vouloir au moins paroître et d'en affecter les
dehors et la figure ? Quel aveuglement , de désirer
toujours ce qu'il n'a pas , et de ne se contenter ja-
mais de ce qu'il a ; de faire consister sa félicité à être
ce qu'il n'est pas encore , et souvent ce qu'il ne sera
jamais, et de vivre dans un perpétuel dégoût pour
ce qu'il est ; de chercher toute sa vie ce qu'il ne trouve
point et ce qu'il est incapable de trouver, savoir,
le repos et la paix du cœur , puisqu'autant qu'il est
essentiel à un ambitieux d'aspirer à être content ,
autant est-il certain que jamais il n'y parviendra; de
prendre plaisir à se charger de soins , de peines , de
fatigues, et à s'en charger jusqu'à s'accabler, s'il
pouvoit , et à se faire une gloire de cet accablement :
,ce qui est la grande folie où aboutit l'ambition, et
iiG SUR l'ambition.
le terme où elle vise ! Ce n'esl pas assez. Quel aveu-
glement, et même quelle espèce d'enchantement,
de s'engager en tant de misères, pour un fantôme
d'honneur qui n'a rien de solide , qui ne donne point
le mérite, ni communément ne le suppose point,
qui plutôt contribue à le faire perdre, qui ne sub-
siste que dans l'idée de quelques hommes trompés ,
qui devient le jouet du caprice et de l'inconstance ,
et qui tout au plus ne peut s'étendre qu'à une vie
courte pour disparoître bientôt à la mort , et pour
s'évanouir comme une fumée?
C'est ainsi qu'en a parié Salomon , le plus éclairé
e tous les rois , et c'est ainsi qu'il lavoit connu par
son expérience propre. Voilà ce qu'il nous a si bien
représenté , et ce qu'il a compris en deux paroles,
lorsque déplorant ses erreurs passées : J'ai voulu ,
dit-il , me satisfaire et je n'y ai rien épargné. J'ai
bâti de superbes palais , j'ai entassé trésors sur tré-
sors , j'ai fait éclater la puissance et la magnificence
de mon règne , j'ai tout employé à relever ma gran-
deur ; mais sous de si belles apparences , je n'ai
trouvé qu'affliction d'esprit et que vanité : Et ecce uni-
çersa vanitas etajfflictio spiritûs (i). Prenez garde ,
chrétiens: affliction d'esprit et vanité, c'est à quoi
se réduisent toutes les recherches de l'ambition , et
ce qui en fait le double aveuglement. Car pour re-
prendre plus en détail ce que je vous ai seulement
marqué d'abord en général , et pour vous en donner
une intelligence plus parfaite , je dis que l'ambition
est doublement aveugle dans ses recherches , et voici
(i) Eccles. i.
SUR l'ambition. 117
comment. En premier lieu , parce qu'elle s'y pro-
pose un prétendu bonheur, et qu'elle n'y trouve que
des chagrins , des croix , tout ce que nous appelons
affliction d'esprit : AJflictio spiritûs. En second lieu ,
parce qu'elle s'y propose une véritable grandeur , el
qu'elle n'y trouve qu'une grandeur vaine , et Souvent
même que sa honte et son humiliation : Vniversa
f>anitas. Or , n'est-ce pas le dernier aveuglement ,
d'agir par des principes si chimériques, et d'être
conduit par des idées si contraires à la vérité ? Ecou-
tez-moi , et détrompez-vous.
C'étoit pour saint Bernard un sujet d'étonnement
dont il avoit peine à revenir , lorsque repassant
d'une part en lui - même , et considérant tout ce
que l'ambition attire d'inquiétudes , d'alarmes , de
troubles , d'agitations , de douleurs intérieures et de
désespoirs , il voyoit néanmoins d'ailleurs tant d'am-
bitieux , et le monde rempli de gens possédés d'une
passion si cruelle à ceux même qui l'entretiennent
et qui la nourrissent dans leur sein. O ambition !
s'écrioit ce Père , par quel charme arrive-t-il qu'étant
le supplice d'un coeur où lu as pris naissance , et où
tu exerces ton empire , il n'y a personne toutefois
à qui lu ne plaises , et qui ne se laisse surprendre à
l'attrait flatteur que tu jui présentes ? 0 ambitio ,
quomodb omnes torquens omnibus places ? N'en
cherchons point d'autre causé que l'aveuglement où
elle jette l'ambitieux. Elle lui montre pour terme
de ses poursuites un état florissant où il n'aura plus
rien à désirer, parce que ses vœux seront accomplis j
où il goûtera le plaisir le plus doux pour lui, eï
ii8 "SUR l'ambition.
dont il est le plus sensiblement touché , saToir , oê
dominer , d'ordonner , d'être l'arbitre des affaires
et le dispensateur des grâces ; de briller dans un
ministère , dans une dignité éclatante , d'y recevoir
l'encens du public et ses soumissions , de s'y faire
craindre , honorer , respecter. Tout cela , rassemblé
dans \\ï\ point de vue , lui trace l'idée la plus agréable,
et peint à sonimagination l'objet le plus conforme aux
-vœiîx de ion coerir. Mais dans le fond ce n'est qu'une
peinture, ce n'est qu'une idée , et voici ce qu'il y a de
réti. (^Vsi que pour atteindre jusque-là , il y a une
r uiic à tenir pleine d'éjiines et de difficultés: mais de
qnelleS'épines et de quelles difficulJés?comprenez-le.
C est que pour parvenir à cet état oii l'ambition
se f'gure tant d figfémens, il faut prendre mille me-
snn^c; Joules également gênantes , et toutes con-
tifiire". à ses inclinations ; qu'il faut se miner de
réfle:sions et d'éuuh- ; rouler pensées sur pensées ,
de3S<ins sur desseins; compter toutes ses paroles,
composer toutes ses démarches , avoir une atten-
tion perpétuelle et sans relâche , soit sur soi-même ,
soi' sur les antres. C'est que pour contenter une seule
passion , qui est de s'élever à cet état , il faut s'ex-
poser à devenir la proie de toutes les passions : car
y en a-t-il une en nous que l'ambition ne suscite
contre nous; et n'est-ce pas elle qui, selon les
différentes conjonctures et les divers sentimens dont
elle en f'mue , lantôt nous aigrit des dépits les plus
amers , t;)n'ôt nous envenime des plus mortelles ini-
mitiés, lan'ôt nous enflamme des plus violentes co-
lères, laniot nous accable des plus profondes tris-
SUR L'AmBïTION. 11^
tesses , tantôt nous dessèche des mélancolies ks plus
noires , tantôt nous dévore des plus cruelles jalou-.
sies ; qui fait souffrir à une ame comme une espèce
d'enfer , et qui la déchire par mille bourreaux inté-
rieurs et domestiques ? C'est que pour se pousser à
cet état , et pour se faire jour au travers de tous les
obstacles qui nous en ferment les avenues, il faut
entrer en guerre avec des compétiteurs , qui y pré-
tendent aussi bien que nous , qui nous éclairent
dans nos intrigues , qui nous dérangent dans nos
projets , qui nous arrêtent dans nos voies ; qu'il faut
opposer crédit à crédit , patron à patron ; et pour
cela s'assujettir aux plus ennuyeuses assiduités ,
essuyer mille rebuts , digérer mille dégoûts , se
donner mille raouvemens , n'être plus à soi , et
vivre dans le tumulte et la confusion. C'est que
dans l'attente de cet état oii l'on n'arrive pas tout
d'un coup , il faut supporter d^s retardemens ca-
pables, non- seulement d'exercer, mais d'épuiser
toute la patience ; que durant de longues années il
faut languir dans l'incertitude du succès , toujours
flottant entre lespérance et la crainte, et souvent:
après des délais presque infinis , ayant encore l'af-
freux déboire de voir toutes ses prétentions échouer ,
et ne remportant pour récompense de tant de pas.
malheureusement perdus , que la rage dans le cœur
et la honte devant les hommes. Je dis plus : c'est
que cet état , si Ion est enfin assez heureux pour s'y
ingérer, bien loin de mettre des bornes à l'aml^ition
et d'en éteindre le feu , ne sert au contraire qu'à la
piquer davantage et qu'à l'allumer; que d'un degré
i20 SUR L AMBITION.
on tend bientôt à un autre : tellement qu'il ny a
rien où l'on ne se porte , ni rien où Ion se fixe;
rien que l'on ne veuille yvoir , ni rien dont on
jouisse : que ce n'est qu'une perpétuelle succession
de vues , de désirs , dVntreprises , et par une suite
nécessaire , qu'un perpétuel tourment. C'est que,
pour troubler toute la douceur de cet étal , il ne
faut souvent que la moindre circonstance et le sujet
le plus léger , qu'un esprit ambitieux grossit et dont
il se fait un monstre. Car tel est le caractère de l'am-
bition , de rendre un homme sensible à l'excès ,
délicat sur tout , et se défiant de tout. Voyez Aman :
que lui manquoii- il ? c'étoit le favori du prince ,
c'étoit de toute la cour d'Assuérus , le plus opulent
et le plus puissant : mais Mardocbée à la porte du
palais ne le saine pas ; et par le ressentiment qu'il
en conçoit , il devient malheureux au milieu de
tout ce qui peut faire la félicité humaine. C'est
qu'autant qu'il en coûte pour s'établir dans cet état,
autant en doit -il coûter pour s'y maintenir. Com-
bien de pièges à éviter ? combien d'art ilices , de
trahisons , de mauvais coups à prévenir ? combien
de revers à craindre? Je vais encore plus loin , et
j'ajoute , c'est que cet état , au lieu d'être par lui-
même un état de repos , est un engagement au
travail , est une cliarge , est un fardeau , et un far-
deau très-pesant si l'on en veut remplir les devoirs,
qui sont d'autant plus étendus et plus onéreux que
l'état est plus honorable ; un fardeau auquel on ne
peut quelquefois suffire , et s<n\-j lequ«'l on suc-
combe ; doù viennent tant de plaintes qu'on a à
SUR L AMBITION. I2ï
Soutenir , tant de murmures , de reproches , de
mépris. Voilà , dis - je , en cet état où l'ambiiieux
croyoit trouver un bonheur imaginaire , ce quil
y a de vrai , ce qu'il y a de certain , ce qu'il y a
d'inévitable.
Or 5 c'est ce que son ambition lui cache , ou à
quoi elle l'empêche de penser. Du moins s'il y pense,
c'est ce que son ambition lui déguise , comme si
tout cela n'étoil rien en comparaison du bien oii il
aspire : Que je meure (i) , disoit celte mère ambi-
tieuse , à qui l'on annonçoit que son fds posséderoit
l'empire , mais que placé sur le trône , il se tour-
neroit contre elle et lui donneroit la mort : Que je
meurg , pour\>u qu'il règne. Parce qu'on ne regarde
encore les choses que de loin et sans en être venu
à l'épreuve , on n'est touché que de ce qu'il y a de
spécieux et de brillant dans ce rang d'honneur et
dans cette prééminence. Mais la pratique et l'usage
ne découvrent que trop évidemment l'erreur : et
n'est-ce pas de quoi tant de mondains sont forcés
de convenir ? Ne sont-ils pas les premiers à déplorer
leur folie , lorsqu'ils se sont laissé infatucr d'un fan-
tôme qui les trompoit ? Nos insensati (2). Ne sont-
ils pas les premiers à se plaindre qu'ils ont marché
par des voies bien difficiles , pour arriver à un terme
qui ne les a pas mis dans une situation moins labo-
rieuse ni plus tranquille ? Amhulavimus vias dlf-
Jiciles (3). Ne les entendons-nous pas regretter le
calme et la paix d'une condition médiocre et privée,
oii l'on a tout ce que l'on souhaite , parce qu'on
(1) A^ippine (?) Sap. 5 (3) Ihid'
122 SUR l'AMDITION.
sait se contenter de ce que l'on a , el que Ton ne
souhaite rien davantage? En quelles amertumes les
vo^/ons-nous plongés ! et si l'on étoit témoin de tout
ce qui se passe dans le secret de leur vie et de tout
ce qu'ils ressentent dans le fond de leur cœur , quelle
que soit leur fortune , qui la deraanderoit à ce prix ,
ei qui la voudroit acheter ?
Surtout si l'on y ajoute une seconde considéra-
tion , et que l'on vienne à bien comprendre un
autre aveuglement de l'ambitieux. C'est qu'il se pro-
pose pour fruit de ses recherclies une véritable
grandeur, et que toute cette grandeur n'est que
vanité : Universa çanitas. Comment cela ? appli-
quez-vous toujours. Vanité par elle - même et en
elle-même. Car, qu'est-ce que cette grandeur dont
on est idularre , et en quoi la fait-on consister? Du
moins si c'éioit dans un mérite réel , si c'éloit dans
une vigilance plus éclairée , dans un travail plus
constant , dans l'accomplissement de toutes ses
obligations , peut-être y auroit-il là quelque chose
de solide. Mais on est grand par la prédilection du
prince et la faveur où l'on se trouve auprès de lui ,
par les respects et les honneurs qu'on reçoit du
public , par l'autorité qu'on exerce et dont on abuse,
par les privilèges et la supériorité du poste qu'on
occupe et qu'on ne remplit pas , par l'étendue de
ses domaines , par la profusion de ses dépenses ,
par un faste immodéré et un luxe sans mesure ;
c'est- ù- dire , qu'on est grand par tout ce qui ne
vient pas de nous et qui est hors de nous , et qu'on
ne l'est ni dans sa personne , ni par sa personne.
SUR l'ambition. 123
Vanllé dans les moyens qu'on est obligé d'employer
à ce faux agrandissement , soit pour y réussir
d'abord , soit ensuite pour s'y affermir. Examinons
bien sur quels fondemens sont appuyées les plus
hautes fortunes , et nous verrons qu'elles n'ont point
eu d'autres principes , et qu'elles n'ont point encore
d'autre soutien que les flatteries les plus basses , que
les complaisances les plus serviles , que l'esclavage
et la dépendance. Tellement qu'un homme n'est
jamais plus petit , que lorsqu'il paroît plus grand ,
et qu'il a, par exemple , dans une cour, autant de
maîtres dont il dépend , qu'il y a de gens de toutes
conditions dont il espère d'être secondé , ou dont
il craint d'être desservi. Vanité dans la durée de
cette grandeur mortelle et passagère. Il a fallu bien
des années et presque des siècles pour bâtir ce
superbe édifice ; mais pour le détruire de fond en
comble , que faut-il? un moment , et rien de plus.
Moment inévitable , puisque c'est celui de la mort,
à quoi toute la grandeur ne peut parer. Moment
d'autant plus prochain , qu'il s'est plus écoidé de
temps avant qu'on ait pu venir à bout de ses desseins
ambitieux. Moment qui bientôt efïace , non-seule-
ment tout l'éclat de la grandeur , mais jusqu'à la
mémoire du grand , et l'ensevelit dans un éternel
oubli. Enfin , vanité par les changemens et les tristes
révolutions où dès la vie même , et sans attendre la
mort , cette grandeur est sujette. Combien de grands
ont survécu et survivent en quelque sorte à eux-
mêmes en survivant à leur grandeur ? Combien ont
çnlendu cette parole de notre évangile , si désolante
32^ SUR l'ambition.
pour une ame ambitieuse : Da liuic locum ( i ) ;
Donnez la place à cet autre , et retirez-vous. De quel
oeil alors ont-ils regardé toute la fortune du siècle?
et combien de fois devenus sages , mais trop lard
et à leurs propres dépens , se sont-ils écriés : Et
ecce imi{>ersa i^anitas ? Il est vrai que ces déca-
dences ne sont pas universelles. Mais elles ont été
assez fréquentes et assez surprenantes , pour ne
pouvoir être là -dessus en assurance : et qu'est-ce
que de vivre dans une pareille incertitude , toujours
exposé aux caprices de l'un ou aux intrigues de
l'autre , et toujours sur le penchant d'une ruine
affreuse ?
Or, l'aveuglement de l'ambitieux est encore de ne
faire à tout cela nulle attention , ou de n'en tenir
nul compte, pourvu qu'il espère fournir la carrière
qu'il s'est tracée et aller jusqu'au but qu'il a en vue.
En vain le monde lui offre-t-il mille exemples de
ce que je dis ; en vain lui vient-il à l'esprit mille
réflexions sur ce qui se passe devant lui et autour
de lui ; en vain entend-il parler et raisonner les plus
sensés. îl n'écoute que son ambition , qui l'étourdit
à force de lui crier sans cesse , mais dans un autre
sens que celui de l'évangile: Ascende superiùs (2);
Fais ton chemin et ne demeure pas. Telle place est-
elle vacante par un accident qui devroit l'iustruire
et le refroidir? c'est ce qui l'aveugle plus que jamais,
et ce qui l'anime d'une ardeur toute nouvelle. L'ex-
périence de celui-ci , ni le malheur de celui-là , ne
sont point une règle pour lui. Il semble qu'il ail
(i)Luc. 14. — (2) Util.
SUR l'ambition. 125
ties gages certains de sa destinée, et qu'il doive être
privilégié. Du moins il en veut faire l'épreuve , et
il n'y a rien qu'il ne soit en disposition de tenter.
Laissons- le donc à son gré courir dans la route oti
il s'engage , et s'y égarer. Pour nous , mes chers
auditeurs , suivant les lumières de la raison , et plus
encore de la religion , profitons du divin enseigne-
ment que nous donne notre adorable maître : Discite
à me quia miiis sum et humilis corde (i). Voilà ce
que nous devons apprendre de lui , à être humbles ,
et humbles de cœur. L'humilité rectifiera toutes nos
idées. Elle nous fera chercher le repos oii il est , je
veux dire , dans le mépris de tous les honneurs du
siècle et dans une sainte retraite : Et invenietis re-
quiem animahus vestris (2). Elle nous établira dans
une grandeur solide, en nous élevant, par un re-
noncement chrétien , au-dessus de toute grandeur
périssable. Ainsi elle corrigera l'aveuglement de
notre esprit , et nous préservera encore d'un autre
désordre de l'ambition ,tjui est d'être présomptueuse
dans ses sentimens. Renouvelez votre attention pour
celte seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Je trouve la réflexion de saint Ambroise très-solide
et pleine d'un grand sens, quand il dit qu'un homme
ambitieux et qui agit par le mouvement de cette
passion dont il est dominé, doit être nécessairement,
ou bien injuste, ou bien présomptueux. Bien injuste,
(i)Matth. ji. — (a)/ij*/.
ï-u SUR L'AMlilTlON.
b'il recherche des honneurs et des emplois dont ii se
reconnoît luI-mOme indigne ; ou bien présomptueux j
s'il se les procure dans la persuasion qu'il en est digne.
Or il arrive très-peu , ajoute ce saint docteur , que
nous nous rendions sincèrement à nous-mêmes celte
justice , d'être persuadés et de convenir avec nous-
mêmes de notre propre indignité. D'oi^i il conclut
que le grand principe sur lequel roule l'ambition de
la plupart des hommes , est communément la pré-
somption ou ridée secrette qu'ils se forment de leur
capacité : et de là , chrétiens , je lire la preuve de la
seconde proposition que j'ai avancée. Car remar-
quez, s'il vous plaît, toutes les conséquences qui
s'ensuivent de ce raisonnement , et que je vais dé-
velopper. L'ambitieux aspire à tout et prétend à
lout : donc il se croit capable de tout. 11 ne met point
de bornes à sa fortune et à ses désirs : il n'en met
donc point à l'opinion qu'il a de son mérite et de sa
personne. Je m'explique. Qu est-ce qu'un ambitieux ?
c'est un homme , répond saint Chrysoslôme , rempli
de lui-même, qui se flatte de pouvoir soutenir tout
ce qu'il croit le pouvoir élever ; qui , selon les diîTé-
rens états où il est engagé , présume avoir assez de
forces pour se charger des soins les plus importans^,
assez de lumières pour conduire les affaires les plus
délicates, assez d'intégrité pour juger des intérêts
publics , assez de zèle et de perfection pour gou-
verner l'Eglise , assez de génie et de politique, pour
entrer, s'il y étoit appelé, dans le conseil des rois;
qui ne voit point de fonctions au-dessus de lui, point
de récompense qui ne lui soit due , point de faveur
SUR L AMBITION. 121
qu il ne méritât; en un mol , qui ne renonce à rien ,
îii ne s'exclut de rien.
Demandez-lui si dans cette charge dont l'éclat
Téblouit , il pourra s'acquitter de tous les devoirs
qui y sont attachés ; s'il aura toute la pénétration
d'esprit, toute la droiture de cœur, toute l'assiduité
nécessaire : c'est-à-dire , s'il sera assez éclairé pour
faire le juste discernement du bon droit et de l'in-
nocence; s'il sera assez inflexible pour ne rien ac-
corder au crédit contre l'équité et la justice ; s'il
sera assez laborieux pour fournir à tous les soins et
à toutes les afl'aires qui se présenteront ; s'il aural'ame
assez grande pour s'élever au-dessus du respect
Immain , au-dessus de la flatterie , au-dessus de la
louange et de la censure : faisant ce qu'il verra
devoir être blâmé , et ne faisant pas ce qu'il verra
devoir être approuvé , quand sa conscience lui dic-
tera d'en user de la sorte ; si après s'être défendu dos
autres, il pourra se défendre de soi-même, n'ayant
point d'égard à ses avantages particuliers , ne pro-
fanant point sa dignité par des intérêts sordides et
mercenaires; n'employant point l'autorité comme un
bien dont il est le maître , mais la ménageant comme
un dépôt dont il est responsable , et n'envisageant
ce qu'il peut que pour satisfaire à ce qu'il doit. Pro-
posez-lui tout cela ; et après lui en avoir fait com-
prendre la difficulté extrême , interrogez*le pour
savoir s'il pourra tout cela , et s'il le voudra : comme
il se promet tout de lui-môme , il vous répondra sans
hésiter , ainsi que ces deux enfans de Zébédée dont
il est parlé dans l'évangile de saint Matthieu : Pos-
128 SUR l'ambition.
sumus (i) ; Oui, je le puis, et je le ferai. Mais moî^
chrétiens , je conclus de là même , qu'il ne le fera
pas : pourquoi ? parce que la seule présomplion esî
un obstacle à le faire, et encore plus à le Lien faire.
En elTet , nous voyons ces hommes si surs de leur
devoir hors de l'occasion , être les premiers à se
laisser corrompre quand ils sont exposés à la ten-
tation. A qui faut -il se confier , demande saint
Augustin ? à celui qui se défie de soi-même : car la
défiance qu'il a de soi-même est ce qui m'assure de
lui. Or, cette défiance est essentiellement opposée
à la conduite et aux sentimens d'une ame ambitieuse.
Ajoutez, à cela que les sujets du monde les plus
incapables , sont ordinairement ceux en qui cet
esprit de présomplion abonde le plus , et par une
suite naturelle , ceux qui deviennent les plus ardens
à se pousser et à s'élever. Car à peine entendez-vous
jamais un homme sensé et d'un mérite solide se
rendre à soi-même ce témoignage avantageux : Je
puis ceci , j ai droit à cela ; cet emploi n'excède point
mes forces; j'ai les qualités qu'il faut pour remplir
cette place. Ce langage ne convient qu à un esprit
léger et frivole. De là vient que la modestie , qui ,
comme l'a fort bien remarqué le philosophe , devroit
être naturellement la vertu des imparfaits , est au
contraire celle des parfaits, et que les plus pré-
somptueux selon Dieu et selon le monde , ont tou-
jours été ceux qui dévoient moins l'être. Et parce
que l'avancement des hommes dans les conditions
et dans les rangs d'honneur , dépend , au moins en
(i) Matth. 20.
partie,
SDR l'ambition. I^C^
partie, de ce que chacun y conlribue pour soi, eç
des démarches qu'on fait pour s'insinuer et pour
s'établir , de là vient encore , par un funeste ren-
versement , que les premiers postes sont souvent
occupés par les plus indignes , par les plus igno-
rans , par les plus vicieux; pendant que les sages,
que les intelligens, que les gens de bien demeurent
dans l'obscurité et dans l'oubli. Car il n'est rien de
plus hardi que l'ignorance et que le vice , pour
prendre avec impunité l'ascendant partout. C'est
ce qui faisoit autrefois gémir saint Bernard , et ce
scandale seroit encore maintenant plus universel ,
s'il n'y avoit un certain jugement public et incor
iuptible , qui s'oppose aux entreprises de ces esprits
vains , jusqu'à ce que le jugement de Dieu en punisse
les excès , dont il n'est pas possible que sa provi-
dence ne soit offensée.
De plus , n'est-il pas étrange qu'un ambitieux se
croie capable des plus grandes choses sans s'être
auparavant éprouvé , et sans avoir fait aucun essai
de son esprit, de ses talens , de son naturel? Or il
ïi'est rien de plus commun que ce désordre. Car , où
trouver aujourd'hui de ces préiendans aux honneurs,
du siècle , qui avant que de faire les recherches oii
les engage leur ambition , aient soin de rentier eu
eux-mêmes pour se connoîlre, et qui dans la vue
de leur condition future , se forment de bonne
heure à ce qu'ils doivent être un jour , ou à ce
qu'ils veulent devenir? C'est assez qu'on ail dt
quoi acheter cette charge , pour croire qu'on est en
i'iai de la posséder et de l't'xercef. C'est assez qu'ii
TOME ^'11. «;
230 SUR l'ambition.
soit de l'intérêt d'une famille de tenir un tel rang ^
pour ne pas douter que l'on n'y soit propre. Cet
intérêt de famille , ce bien , tiennent lieu de toutes
les qualités imaginables , et suffisent pour autori-ser
toutes les poursuites. Si les lois prescrivent quelque
chose de plus , c'est-à-dire , si elles exigent quelques
épreuves pour la connoissance des sujets, on subit
ces épreuves par cérémonie ; et par la comparaison
cjue l'on fait de soi-même avec tant d'autres qui y
ont passé , on s'estime encore trop fort pour en
sortir avec honneur. Si ceux à qui il appartient de
corriger ces abus , font des ordonnances pour les
régler , on regarde ces ordonnances comme des
voxationsc On peut tout sans s'être jamais disposé à
rien : sauf à faire ensuite des expériences aux dépens
d'autrui et aux dépens de son emploi même , et à
s'instruire des choses par les ignorances et les fautes
infinies qu'on y commettra. Saint Paul ne vouloit
pas qu'un néophyte fût tout d'un coup élevé à
certaines distinctions , et jugeoit qu'il y avoit des
degrés par où l'humilité devoit conduire les mérites
les plus solides et les plus éclatans. Mais ces règles
de saint Paul ne sont pas faites pour l'ambitieux.
Du plus bas rang , si l'on s'en rapporte à lui , et
selon ce qu'il ci oit valoir, il peut monter au plus
haut , et sans passer par aucun milieu il a de quoi
parvenir au faîte. L'ordre de la Providence est que
les dignités soient partagées, et il y en a même qui
sont formellement incompatibles : mais l'ambitieux
est au-dessus de cet ordre ; et ce qui est incompa-
tible pour les autres, ne l'est pas pour lui. Ce que
SUR l'ambition. i3i
ne feroient pas plusieurs autres plus habiles que lui,
il le fera seul. Il peut tout et tout à la fois ; et parce
que pour tant de fonctions réunies , il faudroii être
au même temps en divers lieux , par un miracle
dont il est redevable à son ambition , il peut être
tout ensemble ici et là; ou, sans sortir d'une place,
faire ici ce qui ne se doit faire que là.
Le croiriez-vous , chrétiens , si je ne vous le faisois
remarquer , et si à force de le voir, vous n'étiez pas
accoutumés à ne vous en étonner plus : le croiriez-
vous , que l'ambition des hommes eût dû les porter
jusqu'à chercher des honneurs pour lesquels , selon
le témoignage du Saint-Esprit même , la première
condition requise est d'être irrépréhensible? voilà
néanmoins ce qu'a produit l'esprit du monde dans
le christianisme et dans l'Eglise de Dieu. Il faut donc,
conclut saint Grégoire pape, ou que l'ambitieux se
juge en effet irrépréhensible , ou qu'il ne se mette
pas en peine de contredire visiblement au Saint-
Esprit. Or , tant s'en faut qu'il considère son procédé
comme un péché contre le Saint-Esprit, qu'il ne
s'en fait pas même un scrupule ; marque évidente
que c'est donc la présomption qui le fait agir, et
que, dans l'opinion qu il a de lui-même, il ne craint
pas de se compter parmi les irrépréhensibles et les
parfaits. Car la témérité des ambitieux du siècle va
jusque-là, quand elle n'est pas réprimée par la cons-
cience , ni gouvernée par la religion.
Mais enfin , disent-ils , et cela , et tout le reste ,
nous le pouvons aussi bien que d'autres. Et je leur
réponds avec saint Bernard : Quelle conséquence
10-1 6 LU L'A.MEinOlS.
lirez-vous de lu? si mille autres sans méiile et sariS
les conditions convenables se sont élevés à tel mi-
nistère , en êles-voLis plus capables parce qu'ils n'en
bont pas plus dignes que vous ? Le pouvoir soutenir
comme d'autres qui ne l'ont pas pu , n'est-ce pas
même la conviction de votre insuffisance ? Mais si
chacun se jugeoit dans celle sévérité , qui rempliroit
donc les charges et les emplois ? Ah ! chrétiens , ne
nous inquiétons point de ce qui arriveroil. Pensons
ix nous-mêmes , et laissons à Dieu le soin de con-
duire le monde. Le monde , pour le gouverner ,
lie manquera jamais de sujets , que Dieu par sa pro-
vidence y a destinés. Si l'on se jugeoit dans cette ri-
gueur , dès-là plusieurs qui ne sont pas dignes des
places qu'ils occupent, comnienceroient à le devenir.
Et si plusieurs qui en sont indignes , se faisoient la
justice de s'en éloigner , dès-là le mérite y auroit
un libre et facile accès , et quelque rare qu'il soit ,
on en trouveroit toujours assez pour ce qu'il y au-
roit d'emplois et d'honneurs vacans.
Or , ces principes supposés , quel parti y auroit-
il donc à prendre pour un chrétien ; je dis pour un
chrétien engagé à vivre dans le monde par profession
et par état. Quel parti , mes chers auditeurs ? point
d'autre que celui où la prudence chrétienne , qui est
l'unique et véiilable sagesse , le réduira toujours ,
savoir , de présumer peu de soi , ou plutôt de n'en
point présumer du tout ; de n'être point si persuadé ,
ni si aisé à persuader des qualités avantageuses de
sa personne ; de tenir sur cela bien des témoignage j
pour suspects , et presque toutes les louanges ei»
SUR L a:,î3ition. i33
hommes pour vaines ; d'en raballre toujours Lcau-
conp , et de faire état qu'on s'en attribuera encore
trop ; de ne point désirer l'honneur , et de ne se le
point attirer ; d'attendre pour cela la vocalion du ciel
sans la prévenir ; de la suivre avec crainte et trem-
blement , quand elle est évidente ; et pour peu qu'elle
soit douteuse , de s'en défier ; de n'accepter point les
emplois honorables pour lesquels on auroit reçu de-
Dieu quelques talons , que l'on ne voie de bonne foi
qu'on y est contraint ; et si l'on est convaincu de
son incapacité , de ne céder pas même à cette con-
trainte. Car c'est ainsi que s'en explique saint Gré-
goire pape : Ut çirtutibus pollens , inçitus ad re-
gimen reniât ; virtutîhus vacuus , ne coactus quidem
accédât. Et ce grand homme avoit droit sans doute
de parler de la sorte , après les efforts héroïques que
son humilité avoit faits pour refuser la première di-
gnité de l'Eglise. Je sais que tout cela est bien op-
posé aux idées et à la pratique du monde ; mais je
ne suis pas ici , chrétiens , pour vous instruire selon
les idées et la pratique du monde. J'y suis pour
vous proposer les idées de l'évangile , et pour vous
convaincre au moins de leur solidité et de leur né-
cessité. Si le monde se conduisoit selon ces maximes,
évangéllques, l'ambition en seroit bannie, et l'humi-
lilé y régneroit. Avec cette humilité on deviendroit
raisonnable , on se sanctifieroit devant Dieu , et sou-
vent même on réussiroit mieux auprès des hommes,
parce qu'on en auroit l'estime et la confiance. Mais
sans cette humilité , outre que l'ambition est aveugle
dans ses recherches , et présomptueuse dans ses des-
i34 SUR l'ambition.
seins , elle est encore odieuse dans ses suites ; et c'est
ce qui va faire le sujet de la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
Comme il y a deux sortes de grandeurs , les unes
que Dieu a établies dans le monde, et les autres qui
s'y érigent , pour ainsi dire , d'elles-mêmes , celles-
là qui sont les ouvrages de la Providence, et celles-
ci qui sont comme les productions de l'ambitioa
humaine , il ne faut pas s'étonner , chrétiens , qu'elles
causent des etfets si contraires , non-seulement dans
ceux qui les possèdent, mais dans ceux mêmes cjuî
n'y ont aucune part , et qui les envisagent avec un
œil désintéressé et exempt de passion. Une gran-
deur légitime et naturelle qui est de l'ordre de Dieu ,
porte en elle-même un certain caractère qui , outre
le respect et la vénération , lui attire encore la bien-
veillance et le cceur des peuples. C'est par ce prin-
cipe que nous aimons nos rois. Bien loin que leur
élévation ait rien qui nous choque , nous la regar-
dons avec un sentiment de joie , que l'inclination
nous inspire aussi bien que le devoir ; nous avons du
zèle pour la maintenir ; nous nous en faisons un
intérêt: pourquoi? parce qu'elle vient de Dieu , et
qu'elle doit contribuer au bien commun. Au con-
traire , ces grandeurs irrégulières , qui n'ont d'autre
fondement que l'ambition et la cupidité des hommes;
ces grandeurs où l'on ne parvient que par artifice ,
que par ruse , que par intrigue , et dont les politiques
du siècle s'applaudissent dans l'Ecriture, en disant :
Manus nosira excelsa ^ et non Dominus fecit hœc
SUR l'ambition. i35
t>mnia (i); C'est notre crédit , c'est notre industrie
et non le Seigneur qui nous a faits ce que nous so ai-
mes : ces grandeurs que Dieu n'autorise pas , parce
qu'il n'en est pas l'auteur , quelque éclatantes qu'elles
soient à nos yeux , ont je ne sais quoi qui nous pique
et qui nous révolte , parce qu'elles nous paroissent
comme autant d'usurpations et autant d'excès qui
vont au renversement de cette équité publique pour
laquelle naturellement nous sommes zélés. Or ce ca-
ractère d'injustice qui leur est essentiel , est ce qui
nous les rend odieuses. Ainsi, quand Pierre fut élevé
à la plus haute dignité dont un homme soit capable ,
qui est celle de chef de l'Eglise , les apôtres ne s'en
plaignirent point , ni n'en conçurent nulle peine.
Mais lorsque Jacques et Jean vinrent demander au
Fils de Dieu les premières places de son royaume ,
tous les assistans en furent scandalisés , et témoi*-
gnèrent de l'indignation contre ces deux frères : Et
audientes decem indignati sunt de duohus discipu-
lis (2), Pourquoi cette différence ? Ah ! dit sainî
Chrysostôme , il est bien aisé d'en apporter la raison.
La prééminence de Pierre ne les choqua point , parce
qu'ils savoient bien que Pierre ne l'avoit pas recher-
chée 5 et qu'elle venoit immédiatement de Jésus-
Christ. Mais ils ne purent voir sans murmurer, celle
des deux enfans de Zébédée , parce qu'il paroissoiî
évidemment que c'éloient eux-mêmes qui l'aiTectoient
et qui i'ambitionnoient. Or , il n"y a rien de plus,
odieux que ces arabitieuses prétentions , et ce seul
(i) Deul. 5s (2) Mat'vh. 20^
ioB SUR l'ambition.
rxemple poiirroit suffire pour justifier ma dernièrù
proposilion.
Mais il est important , chre'tiens , de lui donner
quelque étendue , et d en reconnoître la vérité dans
je détail , pour en être encore plus fortement per-
.suadés. Je considère donc l'ambition dans les deux
o\^is où elle a coutume de dérégler et de pervertir
} esprit de l'homme : je veux dire dans la poursuite
de la grandeur , lorsqu'elle n'y est pas encore par-
venue , et dans le terme de la grandeur même ,
quand elle y est enfin arrivée. Or , dans l'un et l'autre
état , je dis qu'elle n'a rien en soi qui n'excite l'en-
tie , qui ne soit un objet d'aversion , et qui , par les
autres passions qu'elle fait naître , par les divisions
<n les partialités quelle entretient , par les querelles
qu'elle suscite , n'aille à la destruction et à la ruine
de la charité. Ne consultez que votre expérience , bien
plus capable ici de vous instruire et de vous con-
vaincre, que toutes les raisons. Quelle idée vous for-
înez-vous d'un ambitieux préoccupé du désir de se
faire grand ? Si je vous disois que c'est un homme
ennemi par profession de tous les autres hommes ,
j'entends de tous ceux avec qui il peut avoir quelque
rapport d'intérêt ; un homme à qui la prospérité
d'autrui est un supplice , qui ne peut voir le mérite
en quelque sujet qu'il se rencontre , sans le haïr et
sans le combattre ; qui n'a ni foi , ni sincérité ; tou-
jours prêt dans la conairrence à trahir l'un , à sup-
planter l'autre, à décrier celui-ci , à perdre celui-là
pour peu qu'il espère d'en profiler ; qui de sa gran-
SUR l'ambition. îo^
S^nr prétendue et de sa fortune se fait une divinité
à laquelle il n'y a ni amitié , ni reconnoissance ,
lù considération, ni devoir qu'il ne sacifie, ne
niaiiquant pas de tours et de déguisemens spécieux
pour le faire même honnêtement selon le monde ;
en un mot , qui n'aime personne et que personne
lie peut aimer : si je vous le figurois de la sorte ,
ne diriez-vous pas que c'est un monstre dans la so-
ciété , dont je vous aurois fait la peinture? et cepen-
dant, pour peu que vous fassiez de réflexion sur ce
qui se passe tous les jours au milieu de vous , n'avoue-
rez-vous pas que ce sont là les véritables traits de
l'ambition , tandis qu'elle est encore aspirante , et
dans la poursuite d'une fin qu'elle se propose ?
Ah ! mes frères, disoit saint Augustin , et remar-
quez , chrétiens , ce sentiment , quand l'ambition se-
roit aussi modérée , aussi équitable envers le pro-
chain qu'elle est injuste et emportée , la jalousie seule
qu'elle produiroit encore infailliblement par la simple
recherche d'une élévation qu'elle se procureroit elle-
même , devroit cndétacher votre cœur. Et puisque
cette jalousie est une foiblesse dont les âmes les plus
fortes , et souvent même les plus vertueuses , ont
peine à se défendre , et qui néanmoins ne laisse pas
d'altérer la charité chrétienne ; si nous avions à cœur
oelle charité pour laquelle Dieu nous ordonne de
renoncer à tout le reste , nous n'aurions garde de
lui faire une plaie si dangereuse dans le cœur des
nutres , en témoignant une ardeur si vive de nous
élever. Cela seul nous tiendroit dans les bornes d'une
prudente modestie , et il n'en faudroit pas davantage
i38 SUR l'ambition.
pour répiiraer dans nous la passion de nous agran-
dir. Mais quand nous y ajoutons cent autres désor-
dres , qui n'en sont , il est vrai , que les accidens ,
mais les accidens presque inséparables et pires que
la substance de la chose ; c'est-à-dire , quand pour
soutenir cette passion , ou plutôt pour la satisfaire ,
nous y joignons la malignité , l'iniquité , l'infidélité ;
que par une avidité de tout avoir et de l'emporter
sur tout le monde , nous ne pouvons souffrir que
l'on rende justice à personne ; que de nos proches
mêmes et de nos amis nous nous faisons des rivaux et
ensuite des ennemis secrets ; que par des perfidies ca-
chées nous traversons leurs desseins pour faire réussir
les nôtres ; que nous usurpons par des violences au-
torisées du seul crédit , ce qui leur seroit dû légi-
timement ; que nous envisageons la disgrâce et la
ruine d'autrui comme un avantage pour nous , et que
par de mauvais offices nous y travaillons en effet ;
que pour cela nous remuons tous les ressorts d'une
malheureuse politique , dissimulant ce qui est , sup-
posant ce qui n'est pas , exagérant le mal , dimi-
nuant le bien; et au défaut de tout le reste, ayant re-
cours au mensonge et à la calomnie pour anéantir ,
s'il est possible, ceux qui , sans même le vouloir, sont
des obstacles à notre ambition , parce qu'ils ont un
mérite dont ils ne peuvent se défaire , et qui est
l'unique sujet qui nous irrite ; qu'en même temps que
nous en usons ainsi à l'égard des autres pour em-
pêcher qu'ils ne s'élèvent au-dessus de nous , il nous
paroît insupportable que les autres aient seulement
h moindre pensée de s'opposer aux vues que nous
SUR l'ambition. i39
avons de prendre l'ascendant sur eux ; que pour peu
qu'ils le fassent , nous concevons contre eux des
resseniimens mortels et des haines irréconciliables
( car tout cela arrive , chrétiens , et il me faudroit
des discours entiers pour vous représenter tout ce
que fait l'ambition , et tous les stratagèmes dont
elle se sert au préjudice de la charité et de l'union
fraternelle , pour parvenir à ses fins ; voilà ce que
l'esprit du monde lui inspire ) ; quand , dis-je , nous
y procédons de la sorte , ah ! mes chers auditeurs ,
n'est-ce pas une conséquence nécessaire , qu'en
suivant des maximes aussi détestables que celles-là ,
nous devenions l'objet de l'indignation de Dieu et
des hommes ?
Mais que seroit-ce si maintenant je voulois
m'étendre sur l'autre point que je me suis proposé,
et si je venois à vous mettre devant les yeux les
excès de l'ambition quand une fois elle est parvenue
au terme de ses espérances , et qu'elle se trouve en
possession de ce qu'elle prétendoil ? Quel usage alors,
ou plutôt quel abus et quelle profanation de la gran-
deur ! vous le voyez : quelle arrogance et quelle
fierté de l'ambitieux , qui se prévaut de la fortune
pour ne plus garder de ménagemens avec personne,
pour traiter avec mépris quiconque est au-dessous de
lui , pour en attendre des respects et des adorations ,
pour vouloir que tout plie sous son pouvoir, et seul
décider de tout et régler tout , pour affecter des airs
d'autorité et d'indépendance? Quelle dureté à faire
valoir ses droits , à exiger impérieusement ce qu'il
se croit dû , à emporter de hauteur ce qui ne lui
î4o SUR l'ambition.
fippanîent pDS , à poursuivre ses vengeances , à op*
primer les petils , à humilier les grands et à leur
insulter ? Quelle ingratitude envers ceux mêmes qui
lui ont r&ndu les services les plus essentiels , et h
qui peut-être il doit tout ce qu'il est, dédaignant
de s'abaisser désormais jusqu'à eux, et les oubliant!
Une heure de prospérité fera méconnoitre à un favori
«ne amitié de trente années. Quel faste et quelle
splendeur pour éblouir le public , pour en attirer sur
soi les regards , pour répandre sur son origine un éclat
qui en relève labassesse et qui en elT.ico l'obscurité !
Et c'est ici , chrétiens , que je dois encore vous
faire observer la différence de ces deux espèces de
grandeurs que j'ai déjà distinguées, et dont je vous
si parlé à l'entrée de cette troisième partie ; je veux
«lire de la grandeur naturelle et légitime , qui est
établie de Dieu , et de cette grandeur , si j'ose ainsi
«l'exprimer , artificielle , qui n'a pour appui que
l'industrie et l'ambition des hommes. Car la pre-
mière , qui est celle des princes et de tous ceux qui
tirent de leur naissance et de leur sang leur supé-
riorité ; cette grandeur, dis-je , est communément
r.ivile , affable, douce, indulgente et bienfaisante,
parce qu'elle tient de la nature même de celle de
Dieu. Comme elle est sûre d'elle-même et qu'elle
îi'a point à craindre d'être contestée , elle ne cherche
point tant à se faire sentir ; elle n'est point si jalouse
d'une domination qui lui est toute acquise ; et bien
loin de s'enfler et de grossir ses avantages, elle les
oublie en quelque manière , parce qu'elle sait assez
qu'on ne les oubliera jamais. MaisTautre au contraire
s U h L A M B IT 1 O N. j _j' ï
est une grandeur farouche , une grandeur reLuuuue
et inaccessible , délicate sur ses privilèges , aigre ,
brusque , méprisante. Ne pouvant se cacher à elle-
même la source d'où elle est sortie, et craignant
que le monde n'en perde point assez le souvenir ,
elle tâche à y suppléer par une pompe orgueilleuse ,
par un empire tyrannique , par une inflexible sévé-
rité sur ses prérogatives, et de là, faut-il être surpris
qu'elle soit exposée aux envies , aux murmures , au't
inimitiés ? On l'honore en apparence , mais dans le
fond on la hait; on lui rend certains hommages parce
qu'on la redoute , mais ce ne sont que des hommages
forcés ; on voudroit qu'elle fût anéantie , et ai
moindre échec qu'elle reçoit , on s'en fait une joie
et comme un triomphe. Si l'on ne peut l'attaquer
ouvertement , on la déchire en secret ; et si l'occa-
sion se présente d'éclater enfin et de l'abattre , y a-t-il
extrémités où l'on ne se porte , et quels exemples
tragiques en a-l-on vus ?
Bienheureux les humbles qui , contens de leur con-
dition , savent s'y contenir et y borner leurs désirs î
Ils possèdent tout à la fois et le cœur de Dieu , et
le cœur des hommes. Ce n'est pas qu'ils ne puissent
monter aux plus hauts rangs : car l'humilité ne de^
meure pas toujours dans les ténèbres , et Jéjus-
Christ aujourd'hui nous fait entendre, que souvent
dès celte vie même elle sera exaltée : Qui se humi-
liai, exaltahiiur {\),^ld\s parce que ce n'est point
elle qui cherche à s'avancer et à paroître , parce que
de son choix et suivant le conseil du Fils do Dieu ,
(i) Luc. jt.j,.
1^2 SUR L'ambition.
elle ne demande ni ne prend que la dernière place j
Recumhe in no^'-issimo loco (j); parce que pour la
résoudre à en occuper une autre, il faut l'appeler, il
faut la presser , il faut lui faire une espèce de vio-
lence : Amice , ascende siiperiùs (2) ; parce qu'en
changeant d'état elle ne change ni de sentimens ,
ni de conduite ; que pour être élevée , elle n'en est
ni moins soumise à Dieu , ni moins charitable en-
vers le prochain , ni moins détachée d'elle-même ;
que les honneurs, bien loin de la flatter , lui sont
à charge , et qu'au lieu d'en tirer une fausse gloire ,
elle les tourne à sa confusion ; qu'elle n'emploie
jamais plus volontiers le pouvoir dont elle est re-
vêtue , que lorsqu'il s'agit d'obliger , de soulager ,
de faire du bien : fût-elle au comble de la grandeur ,
non-seulement on l'y voit sans peine , mais il n'est
personne qui ne lui applaudisse , qui ne lui donne
son suffrage , qui ne la révère et ne la canonise.
Ce seroit peu néanmoins pour elle que ces éloges
du monde , et que cette voix des peuples en sa fa-
veur, si Dieu n'y ajoutoit ses récompenses éternelles ;
mais comme il résiste aux ambitieux et aux superbes ,
c'est aux humbles qu'il communique sa grâce sur la
terre , et qu'il prépare une couronne immortelle
dans le ciel , où nous conduise , etc.
(i) Luc. i4. — (2) Ihld.
SERMON
POUR LE
XVII.' DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LE CARACTERE DU CHRÉTIEN.
Congregatis autem Pharisais , interrogavit eos JesDS
diceus : Quid vobis videtur de Gliiisto ?
Les Pharisiens étant assemblés , Jésus leur fit cette ques-
tion ; Que pensez-vous du Christ ! Eu saint Matth. , ch. 22.
01 la passion n'eût point aveuglé ces faux docteurs
de la loi , ils auroient aisément pu répondre à la
demande que leur fit le Fils de Dieu , et décou-
vrir dans sa personne tous les traits de ce Christ ou
de ce Messie qu'ils atlendoient depuis si long-temps ,
et qu'ils avoient actuellement devant les yeux. Té-
moins de tant de miracles qu'il opéroit, comman-
dant aux flots de la mer, chassant les démons, gué-
rissant les malades , ressuscitant les morts , ne de-
voienl-ils pas , sans hésiter, le reconnoître et lui
dire : Le Christ dont vous nous parlez , c'est vous-
même. Pour nous , mes chers auditeurs , nous n'en
reconnoissons point d'autre; mais du reste, quelque
importante et quelque nécessaire que vous puisse
être la connoissance de cet homme-Dieu , c'est un
sujet , dit saint Chrysostôme , que les ministres de
l'évangile ne doivent guère , dans leurs prédications ,
144 sua LL CAUACTÈnE
cnlrcprendie d'approfondir , parce qu'il est impeMé-
irable el inliiiiinenl au-dessus de toutes nos pensées
et de toutes nos expressions. Cependant , nies frères ,
il nous est assez connu pour nous servir de modèle ,
et mênie , selon S. Jérôme el S. Augustin , il y a entre
Jésus-Christ et le chrétien un tel rapport , qu'il faut
en quelque manière les confondre ensemble, et qu'on
ne peut Lien définir l'un que par l'autre. De sorte
que si Jésus-Christ n'est pas substantiellement dans
le chrétien , il y est par ressemblance ; et que si le
chrétien n'est pas réellement et dans le fond de son
être un autre Jésus-Christ , il l'est au moins par
ime conformité aussi parfaite qu'il peut l'avoir avec
cet excellent et divin exemplaire. Suivant ce prin-
cipe , sans examiner aujourd'hui ce que c'est que le
Christ, examinons ce que c'est que le chrétien, qui
en doit être le fidèle imitateur : Quidvohis videiur .^
Cette matière sera beaucoup plus morale , plus utile
et plus sensible. Vous y apprendrez ce que vous
êtes , ou plutôt ce que vous devez être et ce que vous
n'êtes pas. Pour en profiter, implorons le secours
du ciel , et adressons-nous à Marie , en lui disant :
Ave , Maria,
De quelque manière que l'ait entendu S. Jérôme,
je trouve la proposition bien judicieuse et bien juste ,
quand il dit que ce qu'il y a de grand dans la profes-
sion du christianisme, n'est pas de parollre chrétien,
mais de l'être : Esse chrisiianum mognumesty non vi-
deri. Et l'une des raisonsqu'il en apporte , c'est , dil-il ,
q_ue le chtislianisme étant une profession d'humiliié ,
et
DU CHRÉTIEN. ,_^5
êl l'humilllé ne cherclianl point à se monirer ni à
briller , il s'ensuit que la vraie grandeur du chréiit n
est d'être ce qu'il est , et non point de le paroîlre,
puisqu'une partie de sa perfection consiste souvent
à ne le paroure pas. C'est par cette pensée que
j'entre dans mon dessein ; et pour vous donner
l'idée d'un véritable chrétien , je la tire de son prin-
cipe et de son modèle , qui est Jésus-Christ même.
J'entends Jésus-Christ selon deux caractères parti-
culiers qu'il s'est lui-même attribués , lorsque par-
lant aux Juifs pour se faire connoîlre à eux , il leur
leur disoil : Ego non sum de hoc mundo (i) ; Je ne
suis point de ce monde; et qu'il ajoutoit : Ego de-
supernis sum (2) ; Je suis venu du ciel , et je de-
meure immuablement attaché à Dieu mon Père.
Divins caractères que j'ai à vous représenter dans le
chrétien , et qui vous en traceront l'image la plus
complelle. Qu'est-ce qu'un chrétien ? Quid ç>obis
videtur ? un homme par état séparé du monde ,
c'est sa première qualité ; et un homme par élat
consacré à Dieu, c'est la seconde. L'une et l'autre
pleines de gloire et de vertu en elles-mêmes , quoique
de nul éclat aux yeux du monde. Car qu'y a-l-il de
moins éclatant dans le monde que d'être séparé da
monde , et qu'y a-t-il de plus intérieur et de plus caché
que d'être consacré à Dieu ? Mais ce mystère caché
est ce que j'entreprends de vous développer. Sépa-
ration du monde , qui élève le chrétien au-dessus
du monde, ce sera la première partie; consécration
à Dieu, qui élève le chrétien jusqu'à Dieu même,
(1) Joan. 8. — (-î) Ih\i.
TOME Vil. 19
1^6 SUR LE CARACTERE
ce sera la seconde partie : et voilà tout le plan el
le partage de ce discours.
PREMIÈRE PARTIE.
Pour vous faire entendre d'abord ma pensée et
pour raisonner dans les principes de la théologie , sur
le sujet que Je me suis proposé , deux choses, selon
saint Thomas , sont essentiellement requises pour
faire un chrétien : la grâce ou la vocation du côté de
Dieu , el ime fidèle correspondance à cette vocation
ou à celle grâce du côté de l'homme. Or , l'une et
l'autre bien considérées , n'ont point de caractère
qui leur soit plus propre que celui de la séparation
du monde. D'où je conclus, qu'être véritablement
séparé du monde , c'est être véritablement chrétien.
Voilà tout le fond de cette première partie.
Qu'est-ce que la grâce , je dis la première de toutes
les grâces , qui est la vocation au christianisme? Les
théologiens et les Pères se sont efforcés de nous en
donner de hautes idées; mais je n'en trouve point de
plus exacte ni de plus solide que celle de saint Au-
gustin , quand il dit en un mol , que c'est une grâce
de séparation : Qui autem congruenter siint vocati ^
hi clecti y et Dei altiore judicio gratïœ prœdestina-
tione discreti. Voulez-vous savoir , mes frères , dit
ce saint docteur , qui sont ces élus , appelés comme
l'Apôtre, selon le décret, mais le décret favorable
de Dieu ? ce sont ceux dont Dieu a fait le discer-
nement, qu'il a tirés de la masse corrompue du
monde , et qu'il en a séparés en vertu de la grâce de
leur vocation. C'est donc en effet dans la séparation
DU CHRÉTIEN. I^y
du monde que consiste latlrait , le mouvement et
rimpression particulière de cette grâce. De là vient
que saint Paul , pour exprimer le don de grâce qu'il
avoit reçu dans cette vocation miraculeuse et pleine
de prodiges dont sa conversion fut suivie , ne se ser-
voit point d'autre terme que de celui-ci : Qui me se-
gregavit ex utero , et vocavit per gràtiam tuam (i) ;
Tout ce que je suis, je le suis par la miséricorde de
mon Dieu , qui m'a appelé. Et comment m'a-t-il
appelé ? en me séparant dès le ventre de ma mère ;
c'est-à-dire, selon l'explication de saint Ambroise,
en me choisissant pour vivre séparé de la corruption
du monde. De là vient que quand l'esprit de Dieu
répandoil sur les premiers disciples ces grâces visibles
et abondantes qui les élevoienl aux plus saints mi-
nistères , ainsi qu'il est rapporté au livre des Actes ,
c*étoit toujours en ordonnant que ceux qu'il avoit
choisis pour cela , fussent séparés du reste même
des fidèles : Segregaie mihi Saulum et Baniabam (2) ;
Séparez-moi, Saulet Barnabe , pour l'œuvre impoi»
tante à laquelle je les ai appelés : comme si cette sé-
paration , ajoute saint Chrysostôme , eût été une
espèce de sacrement par lequel la grâce de la voca-
tion divine leur dût être communiquée. De là vient
que le Sauveur du monde , pour signifier qu'il éioit
venu appeler les hommes à la perfection évangélique ,
disoit hautement qu'il éioit venu séparer le père
d'avec son fils , et la fille d'avec sa mère : Veni sepa-
rare hominem adi>ersùs patrem suum ^ et Jiliam
adversùs matrem suam (3) ; réduisant toute la grâce
(i) Gaiat. i, — (2) Act. i3. — (3j Matth. 10.
10.
ï4B SUR LE CARACTÈRE
de cette perfection à cet esprit de séparation. De là
vient que !»• grand Apôtre voulant nous faire com-
prendre la ^ràce suréminente el inlinie de la sainteté
de Jésns-Clirisi, en a renfermé tout le mystère dans
ce seul niMi : Segregatus à peccatoribus (i ) ; c'est un
pontife qui nous a été donné de Dieu , mais un pon-
tife qjii , par i'onciion céleste dont il éloit rempli,
a été parfaitement séparé des pécheurs. Or , vous
savez que la sainteté dt: Jésus-Christ est l'exemplaire
de la nôtre ; et que la nôtre , pour être agréée de
Dieu, doit être confirme à la sienne. Puisqu'il est
donc vrai que cet homme-Dieu a été sanctifié par
une giâte qui l'a pleinement séparé du monde , il
faut par proportion que la grâce qui nous sanctifie
produise en nous un semblable effet , et qu'en con-
séquence de celte grâce , Dieu nous puisse dire ce
qu'il disoit aux Israélites : Vous êtes mon peuple ,
et c'est en cette qualité que je vous regarde ; mais
pourquoi et comment l'êtes-vous ? parce que je vous
ai séparés de tous les autres peuples de la terre qui
viveui dans l'idolâtrie et dans les ténèbres de l'infi-
délité. Voilà , encore une fois , le caractère essentiel
de la vocation ou de la grâce du christianisme.
Or , c'est de là que je tire la preuve de ma pre-
mière proposition , et que mesurant , selon la règle
de saint Bernard , par l'action de Dieu en nous ,
notre obligation envers Dieu , j'entre dans la plus
édifiante moralité que ce sujet me puisse fournir.
Car voici comment je raisonne. La vocation chré-
tienne, en tant qu'elle procède ei qu'elle est ins-
(i) Hcbr. 7.
DU CHRÉTIEN. 1 4^
pirée cle Dieu, est une grâce de sëparalion ; donc
la correspondance qui lui est due , et qui fait pro-
prement le devoir du chrétien , doit être une cor-
respondance de séparation du côté de riioimme.
Pourquoi cela? ah! mes chers auditeurs, le voici:
parce que la correspondance à la grâce doit néces-
sairement se rapporter à la fin et au terme de la grâce
même. Car comme il y a diversité de grâces et d'ins-
pirations : Divisiones gratiarum sunl (i) ; aussi faut-
il reconnoîlre qu'il y a diversité d'opérations dans
l'homme et de devoirs : Et divisiones operaiionurn
sunt (2). C'est-à-dire , que toutes sortes de devoirs
ne répondent pas à toutes sortes de grâces. Je m'ex-
plique. Dieu me donne une grâce de résistance et
de défense contre la passion qui me porte au péché;
je ne puis correspondre à cette grâce qu'en résistant
à ma passion et en la combattant. Au contraire , Dieu
me donne une grâce d'éloignement et de fuite dans
l'occasion du péché; je ne puis être fidèle à celte
grâce qu'en fuyant et en m'éloignant : et ainsi des
autres, parce que c'est à nous, dit saint Prosper,
de suivre le mouvement de la grâce , et non pas à la
grâce de suivre le mien. Comm€ il est donc vrai que
la grâce par laquelle Dieu m'appelle au christianisme
ou à la perfection du christianisme , est une grâce
de séparation du monde , quoi que je fasse, je n'ac-
complirai jamais le devoir du christianisme, si je ne
me sépare du monde et si je ne fais avec Dieu ce que
Dieu fait le premier dans moi.
Car en vain Dieu me sépare- l-il du monde, en
(i) 1. Cor. \i. — (2) Ihid.
l5o SUR LE CARACTÈRE
me prëdesilnant pour être chrétien , si je ne m'en
sépare nnoi-méme en exécutant ce décret et en coo-
pérant à cette grâce qui me fait chrétien. Il faut ,
s'il m'est permis de parler de la sorte , que ces deux
séparations concrmrent ensemble , et que la mienne
seconde celle de Dieu , de même que celle de Dieu
est le principe de la mienne. Concevez-vous celte
vérité ? Voilà en substance toute la théologie néces-
saire au chrétien , et sur laquelle un chrétien doit
faire fond ; car de là s'ensuivent quelques consé-
quences que chacun de nous peut et doit aujourd'hui
s'appliquer comme autant de règles pour se connoîlre
devant Dieu et pour se juger soi-même. Ne perdez
rien de ceci , s'il vous plaît.
première conséquence : il suffit précisément d'être
chrétien pour être obligé de vivre dans cet esprit de
séparation du monde. Qu est-ce à dire du monde ?
c'est-à-dire , des faux plaisirs du monde, des joies
profanes du monde , des vaines intrigues du monde ,
du luxe du monde, des amusemens , des folies , des
coutumes , ou plutôt des abus du monde; en un mot ,
de tout ce qui entretient la corruption et la dissolu-
tion du monde ; c'est-à-dire, de tout ce qu'enten-
doit le disciple bien-aimé , quand il nous défendoil
de nous attacher au monde et à tout ce qui est dans
le monde : N alite diligere mundum ^ neque ea qiiœ
in mundo sunt (i): c'est-à-dire, de ce qu'il prenoit
soin lui-même de nous expliquer en détail , quand il
ajoutoit que tout ce qu'il y a dans le monde , est , ou
concupiscence de la chair, ou concupiscence des
(i) 1. Joan. a.
t)U CHRÉTIEN. l5t
yeux , ou orgueil de la vie ; Omne quod est in mundo ,
concupiscentia carnis est , et concupîsccntia oculo-
rum , et superbia vitœ (i) ; c'est-à-dire , de ce qu'il
nous ordonnoil de délester et de fuir , lorsqu'il con-
cluoii que le monde n'est que désordre et qu'ini-
quité : Mundus totus in maligno positus est (2). II
suffit , dis-Je , pour être obligé par profession et par
étal de s'en séparer , d'êlre chrétien , et il n'est
point nécessaire pour cela d'être quelque chose de
plus que chrétien : pourquoi ? parce que la grâce
seule du christianisme nous sépare de tout cela , et
parce qu'au moment que nous avons été régénérés
par celte grâce, nous nous en sommes séparés nous-
mêmes. Vous le savez , mes chers auditeurs , et à
moins de désavouer ce que l'Eglise a fait solennel-
lement en votre nom , et ce que vous avez mille fois
ratifié depuis , vous n'en pouvez disconvenir. Et en
effet , quand les Pères vouloient autrefois détourner
les fidèles de certains divertissemens , qui ont été
de tout temps la passion du monde , et par lesquels
les hommes du monde se sont de tout temps distin-
gués, ils ne leur en apporloient point d'autre raison ,
sinon qu'ils étoient chrétiens et séparés du monde;
et cette raison seule les persuadoil: A theatro sepa-
ramur^ quodest quasi con si storium impiidicitiœ (3),
disoit l'un d'entre eux : Le théâtre , qui est comme
une scène ouverte à l'impureté , fait une séparation
entre les païens et nous : car, les païens y courent,
et nous l'abhorrons ; et celte différence n'est qu'une
suite de leur religion et de la nôtre. De mê" ?5
(1) i. Joan. a. — (2) *. Joan. 5. — (3) Tertut,
j52 suh le caractère
quand TerlulllL'n recommandoit aux dames chré-
tiennes la modestie et la simplicité dans l'extérieur
de leurs personnes, ce qne l'on peut dire être à leur
é^ard un commencement de séparation du monde ,
comment est-ce qu'il leur parloit ? Vous êtes chré-
tiennes , leur disoil-il , et par conséquent séparées
de toutes les choses où cette vanité pourroit avoir
lieu : vous avez renoncé aux spectacles; vous n'êtes
plus de ces assemblées où l'on ne va que pour voir
et pour être vu ; ces cercles où 1 orgueil , où le faste ,
où la licence , où l'incontinence entretient tant de
commerces criminels , ne sont plus pour vous ; en
qualité de chrétiennes , vous ne paroissez plus dans
le monde que pour les exercices de la charité , ou
de la piété j que pour visiter les pauvres qui sont vos
frères , pour assister au sacrifice de votre Dieu , pour
venir entendre sa parole : or , tout cela est directe-
ment opposé à cette mondanité qui est le charme de
votre amour -propre. Devez -vous traiter avec les
femmes infidèles? à la bonne heure; mais pour cela
même vous êtes indignes du nom que vous portez,
si, leur donnant par votre exemple 1 idée de ce que
vous êtes , vous n'avez encore plus de soin de paroîire
toujours revêtues des véritables ornemens de votre
sexe , qui sont la retenue et la pudeur. Voilà le rai-
sonnement dont se servoit Tertullien , fondé sur la
profession simple du christianisme : raisonnement
qui convainquoit les fidèles de ce temps là: et malheur
à nous si nous n'en sommes pas convaincus comme
eux.
C'est donc une erreur, non-sculcmcnt grossière,
DU CHRÉTIEN. 1 53
mais pernicieuse , de dire : Je suis du monde , et je
ne puis me dispenser de vivre selon le monde , ni de
me conformer au monde : car c'est ce qui vous perd ,
et ce qui est la source de tous vos égaremens. Or ,
vous me permettrez bien de vous dire que de parler
ainsi, c'est une espèce de blasphème : car le Fils de
Dieu vous a déclaré expressément dans l'évangile ,
que vous n'êtes plus du monde , et vous supposez
que vous en êtes encore; et, ce qui est bien plus
étrange , voits prétendez en être encore , dans le
même sens qu'il a voulu vous faire entendre que
vous n'en étiez plus. Il faut donc renverser la pro-
position , et dire : Je ne suis plus du monde , parce
que je suis chrétienne ; donc il ne m'est plus permis
de vivre selon le monde , ni de me conformer aux lois
du monde : alors vous parlerez selon l'esprit et selon
la grâce de votre vocation.
Mais cela est trop général. Seconde conséquence :
plus un homme dans le christianisme a soin de se
séparer du monde , plus il est chrétien ; et plus il a
d'engagement et de liaison avec le monde , je dis de
liaison hors de son devoir , et d'engagement hors de
la nécessité et de sa condition , moins il est chrétien :
pourquoi ? parce que , selon la mesure de ces deux
états , il participe plus ou moins à cette grâce de sé-
paration qui fait le chrétien. Chose si avérée, c'est
la remarque du saint évêque de Genève, François de
Sales , que , quand la grâce du christianisme a paru
agir sur les hommes dans toute sa plénitude , elle
les a portés à des séparations, qui, de l'aveu du
monde même , ont été jusqu'à l'héroïque. Ainsi un
l54 SUR LE CARACTÈRE
Arsène est en crédit dans la cour des empereurs;
cette grâce l'en arrache pour le transporter au dé-
sert. Une Mélanie vit dans la pompe et dans l'af-
fluence des délices de Rome; cette grâce l'en détache
pour lui faire chercher d'autres délices dans la re-
traite de Bethléem. Jamais tant d'illustres solitaires ,
c'est-à-dire, tant d'illustres séparés, que dans les
premiers siècles de l'Eglise , parce qu'il n'y eut ja-
mais tant de parfaits chrétiens. Et pourquoi pensons-
nous que les monastères aient été de tout temps re-
gardés comme des asiles de sainteté , sinon parce
qu'on y est dans une entière séparation du monde?
Qu'est-ce qu'une religion fervente et réglée ? écoutez
saint Bernard , et souffrez que je rende ce témoignage
à la vérité connue : qu'est-ce qu'une religion fer-
vente et réglée , telle que nous en voyons encore
aujourd'hui ? c'est une idée subsistante du christia-
nisme. C'est un christianisme particulier , dit saint
Bernard, qui, dans les débris du christianisme uni-
versel, s'est sauvé, pour ainsi dire, du naufrage,
et que la Providence a conservé , comme un com-
mencement de ce premier christianisme révéré par
les païens mêmes : car voilà , mes chers auditeurs ,
ce qui me rend la religion vénérable. Au contraire ,
l'expérience m'apprend que , plus un chrétien s'in-
gère dans le commerce et les intrigues du monde ,
moins il est chrétien ; et qu'autant qu il fait de pas
et de démarches pour y entrer , autant l'esprit chré-
tien s'altère-t-il ou se corrompt-il dans lui. Jusque là
que quand les Pères de l'Eglise ont parlé, ou de
ces recherches empressées du monde , ou de ces
DU CHRÉTIEN. l55
vanités et de ces plaisirs qui marquent l'attachement
au monde , ils n'ont point fait difficulté de dire qu'il
y avoit en tout cela une apostasie secrète : pour-
quoi ? parce que la grâce de la foi étant un prin-
cipe de séparation à l'égard de toutes ces choses,
ne pas renoncer à ces choses , c'étoit renoncer en
quelque manière à la grâce de la foi.
Mais je vais plus loin. Troisième conséquence :
il est impossible à une ame chrétienne de se con-
vertir et de retourner véritablement à Dieu , à moins
qu'elle ne soit résolue de faire un certain divorce
avec le monde qu'elle n'a pas encore fait ; et il y a
de la contradiction à vouloir être autant du monde ,
et aussi engagé dans le monde qu'auparavant , et
néanmoins à prétendre marcher dans la voie d'une
pénitence sincère qui produise le salut : car , le
moyen , mon cher auditeur , de concilier ces deux
choses ? Vous avouez vous-même que c'est le monde
qui vous a fait perdre l'esprit de votre religion et
l'esprit de Dieu ; il faut donc que , pour retrouver
cet esprit , vous vous sépariez du monde , et qu'au
lieu de persister à vous figurer en vain cet esprit
où il n'esi pas , vous l'alliez chercher où il est. Or,
il est évident que l'esprit de Dieu n'est point dans
cette espèce de monde dont nous parlons, puisque,
bien loin d'y être pour vous , c'est là que vous l'avez
perdu ; et c'est ici où je ne puis m'empùcher d'être
touché de la plus tendre compassion , en voyant
certaines âmes dont on pent dire que le monde est
plein , et qui, pour ne se pas résoudre une bonne
fois à cette séparation du monde , délibèrent éler-
i56 SUR LE CARACTÈHK
nellement sur leur conversion et ne se convertissent
jamais. Dieu les presse , la grâce agit en elles , elles
conçoivent mille désirs ardens de leur salut ; vous
diriez qu'elles sont toutes changées , et que le charme
est levé ; mais quand il en faut venir à ce point de
rompre avec le monde et de se séparer du monde,
ah! chrétiens , c'est une conclusion qui leur paroît
plus affligeante que la mort , et qu'elles éloignent
toujours. Voilà pourquoi elles sont si ingénieuses à
trouver des raisons et des prétextes pour faire valoir
les engagemens qui les retiennent dans le monde ;
voilà pourquoi elles sont si éloquentes dans les apo-
logies qu'elles font du monde. Hé quoi 1 disent-
elles , ne peut-on pas être du monde et se sauver?
Dieu n'est-11 pas l'auteur de ces conditions que l'on
réprouve sous le nom de monde , et n'y a-t-il pas
une perfection pour les gens du monde comme pour
les religieux ? Mais quand on leur répond qu'il n'est
pas question du monde en général ; qu'il s'agit d'un
certain monde particulier qui n'est point l'ouvrage
de Dieu ; d un monde qui les pervertit et qui les
pervertira toujours , parce que c'est un monde où
règne le péché , parce que c'est un monde où le
libertinage passe pour agréable et pour honnête ,
parce que c'est un monde dont la médisance fait
tous les entreliens , parce que c'est un monde où
toutes les passions se trouvent comme dans leur
centre et leur élément , parce que c'est un monde
où Ton ne peut éviter mille écueils auxquels la cons-
cience ne manque pas d'échouer; que c'est ce monde
là dont il faut qu'elles se séparent si elles veulent
DU ClIftÉTIEN. - l5j
être à Dieu ; qu'il n'y a point sur cela de tempéra-
ment à prendre , ni de ménageraenl à observer ;
que leur conversion est attachée à ce divorce : quand
on leur parle ainsi , c'est , encore une fois , l'obs-
tacle éternel que la grâce trouve à surmonter dans
ces âmes mondaines , et qu'elle ne surmonte presque
jamais ; parce que , les séparer d'un tel monde ,
c'est les séparer d'elles-mêmes; ce quelles ne veulent
jamais tout de bon, quoiqu'elles le veuillent toujours
imparfaitement.
Est-il possible , dit-on , que je puisse vivre sans
voir le monde ? que ferai-je quand je me serai dé-
claré n'être plus du monde ? quelle ressource aurai-je
contre l'ennui qui m'accablera dans celte séparation
du monde ? quel jugement fera-l-on de moi dans le
monde? car voilà les difficultés que l'esprit du monde
a coutume de former dans une ame qui traite avec
Dieu de sa conversion. Et moi je dis , âmes chré-
tiennes , que si vous aviez tant soit peu de foi , ou
plutôt , si vous écoutiez tant soit peu votre foi , vous
rougiriez de ces sentimens. Non ,, non , Seigneur ,
diriez - vous à Dieu , ce n'est point de là que doit
dépendre ma résolution , et je raisonne en infidèle
lorsque je parle de la sorte. Que cette séparation du
monde me soit difficile ou aisée , qu'elle me cause
de la tristesse ou de la joie , que le monde l'ap-
prouve ou qu'il la condamne , puisqu'elle m'est
nécessaire , c'est assez pour m'y soumettre. S'il m'est
pénible d'être séparé du monde , j'accepterai celte
peine comme une satisfaction de lous les atiache-
dens criminels que j'ai eus au monde. Et combien
l58 SUR LE CARACTÈRE
de fois , ô mon Dieu ! le monde même m'a-t-il caiis^
de mortels ennuis? est-ce un grand effort que je
ferai , quand je serai prêt à en souffrir autant pour
vous? le monde me condamnera : et que m'importe
d'être loué ou condamné du monde , puisque je
veux sincèrement m'en séparer ? Je cherche quelles
seront alors mes occupations , et n'en aurai-je pas
trop , pourvu que je m'attache aux devoirs de ma
religion et aux devoirs de mon état ? ces occupations
ne sont-elles pas plus dignes de moi que celles que
je me faisois dans le monde , qui dissipoient mon
esprit sans le remplir , et qui corrompoienl mon
cœur sans le satisfaire ?
Cependant , chrétiens , vous me demandez quelle
doit être celte séparation du monde , et c'est le
grand point de pratique qui me reste à vous expli-
quer. Je ne parle point des qualités vicieuses et
mauvaises que cette séparation peut avoir : c'est une
matière qui me fourniroit mille réflexions très-so-
lides, mais qui ne seroient peut-être pas universel-
lement goiitées. Or , mon dessein est de tâcher à
entrer dans vos cœurs pour les gagner à Dieu. Il y
a des séparations du monde fausses , et il y en a de
vraies. Je suppose que celle que nous embrasserons
sera telle qu'elle doit être ; qu'elle sera sincère ,
désintéressée , et qu'elle aura Dieu pour motif. Mais
cela posé , je dis, et voici les règles qui nous re-
gardent , je dis qu'il y a deux sortes de séparations
du monde ; l'une corporelle et extérieure , l'autre
de cœur et d'esprit. Je dis que , pour vivre en véri-
table chrétien , toutes deux sont nécessaires , parce
DU CHRÉTIEN. iSg
que la séparation extérieure du monde n'est qu'un
fantôme , si elle n'est soutenue et animée de celle
de l'esprit ; et que celle de l'esprit ne peut se sou-
tenir ni subsister si elle n'est aidée de l'extérieure.
C'est la maxime de saint Bernard et de tous les
Pères. Il faut une séparation du cœur et de l'esprit ;
car en vain suis-je séparé du monde , d'habit , d état,
de demeure , de fonction et de conversation, si mon
esprit et mon cœur y sont attachés. C'est par le
cœur qu'il faut que je commence à m'en séparer.
Or, vous qui m'écoutez, chrétiens, au milieu des
embarras de la vie du siècle , vous pouvez avoir
cette séparation de cœur, et vous pouvez l'avoir ,
si vous le voulez , aussi parfaitement que les soli-
taires et les religieux mêmes , parce que votre
cœur est entre vos mains , et que vous en pouvez
disposer.
Mais ce n'est pas tout. Il faut que la séparation
du cœur soit accompagnée , ou , pour mieux dire ,
soutenue de la séparation extérieure et corporelle :
par quelle raison ? Parce que , dit saint Grégoire
pape , la contagion du siècle est telîe , que les hommes
les plus purs , les plus saints et les plus dégagés de
l'amour du monde , ne laissent pas d'en ressentir les
atteintes. Il faut donc de temps en temps les afFoiblir
et en diminuer l'impression , en se retirant et se
séparant extérieurement du monde , et faire comme
ces consuls et ces princes de la terre dont Job a
parlé , qui jusque dans leurs palais se bâtissent des
solitudes, où ils sont au milieu du monde comme
s'ils n'y éloienl pas : Cum re^ihus et consuUhus
l6o SUR LE CARACTÈRE
terrœ , qui œdificant sihi soliiudines. C'est de là
qu'est venu l'usage de ces sainies retraites qui se
pratiquent aujourd hui dans le christianisme , et qui
produisent des eflels de grâce si merveilleux. Que
fait-on dans ces retraites? on écoute Dieu parler,
on converse familièrement et paisiblement aveclui,
on reçoit ses communications les plus intimes , et
on y répond. Ah ! mes frères , les jours que vous
passerez dans ces pieux et salutaires exercices ,
seront proprement vos jours , et l'on peut dire que
sans ceux - là presque tous les autres sont perdus
pour vous. Ce qu'il y a de bien déplorable , c'est
que nous ne les voyons pratiquer ordinairement qu'à
ceux qui en ont moins de besoin. Car , à qui est-ce
que ces retraites sont plus nécessaires ? Ce n'est pas
à cet ecclésiastique ni à ce religieux , qui mènent
une vie réglée dans leur profession ? c'est à cet
homme d'affaires , dont la conscience est chargée
de mille injustices , qu'il ne verra jamais bien que
dans une retraite ; c'est à cet homme de cour qui
ne pensera jamais sérieusement à son salut , si une
retraite ne l'y fait penser ; c'est à cette femme du
monde , laquelle se trouve dans un abune de cor-
ruption, dont il ny a qu'une retraite qui soit ca-
pable de la tirer. C'est à ces personnes quil faut des
retraites. Aux autres elles sont de conseil , mais à
ceux-ci elles peuvent être et sont très - souvent
d'obligation , parce que , dans l'ordre naturel des
grâces et dans la voie commune de la Providence ,
elles leur deviennent un moyen unique pour se
sauver.
Yoilà ,
t)U CHRÉTIEN. \Gt
Voilà , mes chers aiidiieiirs , la première ide'e du
christianisme. Séparons-nous du inonde , avant que
le monde se sépare de nous. Car , il faut de deux
choses l'une , ou que nous nous en séparions mais-
mêmes par choix et par vertu , ou que nous en
soyons séparés par force et par nécessité. Or , ne
vaut-il pas bien mieux que celle séparation se fasse
en nous par l'altrail de la grâce , que d'attendre
qu'elle se fasse malgré nous par la violence de la
mort? Séparons -nous du monde, tandis que nous
pouvons devant Dieu nous rendre le témoignage que
nous nous en séparons pour lui. Car , quel honneur
faisons-nous à Dieu , quand nous nous convertissons
à lui parce que nous ne sommes plus en étal de
goûter le monde , ou plutôt , parce que le monde
commence à ne nous plus goûter ? Quelle obligation
Dieu , pour ainsi parler , nous peut-il avoir, quand
nous lui donnons le reste du monde ? Quelle gloire
tire-l-il de nous , quand nous nous mettons dans
l'ordre , non pas par un eiïort que nous faisons en
quittant la créature , mais par un secret désespoir
de ce que la créature nous a quittés ? Séparons-nous
du monde de la manière dont nous en voulons être
séparés dans le jugement de Dieu, et puisque , selon
saint Augustin , le jugement de Dieu à l'égard du
juste ne sera point une punition , mais une sépara-
lion : Non punitio , sed discretio , anticipons dès
celte vie l'elFet de ce jugement ; faisons dès main-
tenant ce que Dieu fera alors ; paroissons sur la
terre dans le même rang où il faudra que nous pa-
roissions , c'esl-à-dire , séparés des impies el des
TOME VU. H
l62 SUR LE CARACTÈRE
réprouves ; et sans cUlTérer jusqu'à la venue de Jésus-
Cliiisl , faisons en sorte que, trouvant en nous celle
séparation déjà faite , il n'ait quà la ralilier quand
il viendra pour nous juger. Séparons - nous du
monde, afin que dans ce jour terrible Dieu ne nous
sépare pas de ses élus. Car comme il y a , selon
l'Ecriture , une séparation de miséricorde et de grâce ,
aussi y en a-l-11 une de rigueur et de justice ; et la
plus forte imprécation que faisoit David contre ses
ennemis , qui furent toujours les ennemis de Dieu ,
éloil de dire à Dieu : Domine , à panels divide
cas (i) ; Séparez-les , Seigneur , de ce petit nombre
d'élus que vous avez choisis. Surtout , chrétiens ,
n'appréhendez point la séparation du monde comme
un état triste et aGfreux. Quand elle seroit telle ,
vous étant d'ailleurs aussi salutaire et aussi néces-
saire qu'elle l'est , vous devriez l'aimer. Mais j'ose
bien dire que si vous y êtes fidèles à Dieu , Dieu
vous y fera trouver des douceurs préférables à toutes
les joies et à tous les plaisirs des sens. En effet , il
n'y en a point de plus heureux dans le monde que
ceux qui sont parfaitement séparés du monde : c'est
ce nous avouons tous les jours ; et il est bien étrange
que , reconnoissant dans les autres ce qui doit faire
notre bonheur , nous le craignions pour nous-mêmes.
Cependant, mes chers auditeurs, tel est l'enchante-
ment de nos esprits et le désordre où nous vivons,
toujours persuadés du néant du monde et toujours
possédés de l'amour du monde , nous dégoûtant
sans cesse du monde et ne nous en détachant jamais.
(0 Ps. i6.
DU CHRÉTIEN. î63
Quoi qu'il en soit , mes frères , voilà le premier
caractère de l'homme chrétien , d'être se'paré du
monde. Mais il n'en faut pas demeurer là , et le
second est d'être consacré à Dieu , comme je vais
vous le montrer dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Il est de la sainteté de Dieu d'être servi par des
saints, comme 11 est de la grandeur des rois d'êire
servis par des grands ; et la même raison qui fait
que ceux-ci , en qualité de souverains et de mo-
narques , veulent avoir des princes pour officiers
de leur maison, est celle pourquoi Dieu , en qualité
de Saint des saints, se fait un honneur de recevoir
le culte qui lui est dû par des hommes sanctifiés et qui
portent dans eux un caractère de consécration. Tous
les hommes , dit saint Grégoire pape , sont essen-
tiellement sujets à l'empire de Dieu ; mais tous les
hommes ne sont pas pour cela consacrés à Dieu.
Cette consécration est l'elTet d'une grâce spéciale :
et je dis que c'est la grâce propre du christianisme.
Pour approfondir cette vérité, concevez bien, s'il
vous plaît , trois choses dignes de toute votre ré-
flexion , et capables de remplir vos cœurs des plus
nobles senllmens de la foi. Premièrement , l'excel-
lence de ce que j'appelle la consécration du chrélion.
En second lieu , l'obligation indispensable de sain-
teté que cette consécration impose à l'homme chré-
tien. Et enfin la tache particulière , qui , par une mal-
heureuse nécessité et en conséquence de celte con-
sécration , se répand sur tous les péchés du chrétien.
• 1 1.
iB4 SUR Lt CARACTÈRE
Si je vous fais bien coniprcndrc ces trois articles ,
il n'y a rien , mes chers audileiirs , que je ne doive
espérer de vous.
Quest-ce que ronclion du baptême , en vertu de
laquelle nous sommes clnéllens ? C'est , dit saint
Cyprien , une consécration S(,lennelle qui se fait de
nos personnes; mais une consécration dans laquelle
il semble que Dieu a pris plaisir de rassembler toutes
les richesses de sa grâce , pour nous la rendre plus
précieuse. Car le bapiême , ajoute ce Père , nous
consacre en je ne sais combien de manières , qui
doivent toutes nous inspirer un certain respect pour
nous-mêmes. Il nous consacre comme rois , il nous
consacre comme prêtres , il nous consacre comme
temples de Dieu , il nous consacre comme enfans
de Dieu , il nous consacre comme membres de Dieu.
Ah ! mes chers auditeurs , apprenons aujourd'hui ce
que nous sommes , et confondons-nous , si nous ne
sommes pas ce que tant de motifs nous excitent à
devenir.
Je dis que le baptême nous consacre comme rois ,
et comme prêtres : ainsi l'apôtre saint Pierre le dé-
clare-t-il , lorsque, parlant aux chrétiens dans sa
première cpître canonique , il leur donne tout à la
fois ces deux qualités , en les appelant sacerdoce
royal : Regale sa ccidotium (i). Et ainsi le disciple
bien-aimé dans l'Apocalypse , fait-il consister en
partie le bienfait de la rédemption , en ce que Jésus-
Christ , qui est le souverain Pvédempteur , nous a
établis rois et prêtres de Dieu sou Père : Et fecisti
(x) 1. Petr. 2.
DU CHRÉTIEN. l65
nos Deo nosiro regnum et sacerdotes (i). En effet ,
comme chrétiens , nous ne sommes deslinés à rien
de moins qu'à régner ; et ce n'est point une exagé-
ration ni une figure de dire que dans le baptême
nous sommes sacrés pour posséder un royaume , qui
est le ciel ; que nousy recevons l'investiture d'une cou-
ronne , qui est la couronne du ciel ; et qu'en même
temps que la grâce de ce sacrement nous est con-
férée , nous avons un droit légitime de prétendre
à l'un des trônes que le Fils de Dieu nous a pré-
parés dans le ciel. Comme chrétiens , nous sommes
encore consacrés prêtres du Dieu vivant : comment
cela ? parce que l'onction baptismale , non-seulement
donne pouvoir au chrétien, mais lui impose l'obli-
gation d'offrir à Dieu des sacrifices continuels :
le sacrifice de son esprit par la foi , le sacrifice de
son corps par la pénitence , le sacrifice de ses biens
par l'aumône , le sacrifice de sa vengeance par la
charité , le sacrifice de son ambition par l'humilité :
toutes hosties, dit saint Paul, par lesquelles on se
rend Dieu favorable , et sans lesquelles le christia-
nisme n'est qu'une ombre de religion : Talihus enim
hustiis promeretur Deus (2). Je dis plus : parce
qu en qualité de chrétiens , nous pouvons offrir tous
les jours le plus grand de tous les sacrifices , qui
est celui du corps et du sang de Jésus-Christ. Car
tout laïques , mes frères que vous êtes , vous offrez;
réellement et conjointement avec le ministre du Sei-
gneur , ce divin sacrifice : et de là saint Léon conclut
que vous devez donc vous regarder comme les asso-
(i) Apoc. 6. — (o.) Hebr. i5>
l66 SUÎ\ LE CARACTÈRE
ciés des prèlres : Agnoscant se et regii generis , et
ojjifii saceràolalis esse consortes. Or vous ne pouvez
olïVir ce sarrilice avec les prêtres, sans être dans un
sens prêtres vous-mêmes. D'où il s ensuit que le
caractère de cijiéMeii répand sur vous une partie de
ronclion sacerdotale.
J'ajoute qu'en vertu de ce même caractère, vous
êtes consacrés à Dieu comme ses temples. Rien de
plus commun dans la doctrine de saint Paul. Non ,
mes frères, di«;oit ce grand apôtre, ce n'est point
dans des temples bâtis par les iiommes que notre
Dieu fait sa demeure , mais dans ceux qu'il a bâtis
lu!-nirme , c'esl-à-dire , dans nous-mêmes ; car vous
êtes vous-mêmes les temples du Dieu tout-puissant.
Or preîiez garde, mes cliers auditeurs, cette qualité
qne nous possédons de temples de Dieu , est , à
parler dans la rigueur , uniquement attachée à la
grâce du baptême, et toute autre grâce que celle du
baptême , fût-elle aussi éminente que celle des anges ,
ne nous communique point cette qualité. Ecoutez
la raison qu'en donne Guillaume de Paris. C'est qu'à
parler dans la rigueur nous ne sommes proprement
les temples de Dieu , qu'en tant que nous sommes
capables de recevoir le Fils de Dieu par la partici-
pation de son corps adorable , lorsque ce Dieu de
bonté et de majesté vient habiter dans nous , et fait
de nos cœurs autant de sanctuaires et de tabernacles
oi\ il réside. Or, par où sommes-nous capables de
le recevoir ainsi , cet homme-Dieu ? par le baptême.
Car quand j'aurois toute la sainteté des esprits bien-
heureux j si je n'avois le caractère du baptême , je
DU CHRÉTIEN. 167
ne pourrois me présenter à la table de Jésus-Christ ,
ni participer à son sacrement. C'est donc le baptême
qui fait en nous comme la première consécration
du temple de Dieu; ou pkilôt , c'est par le baptême
et par le caractère de chrétien que le baptême nous
confère , que nous devenons les temples de Dieu.
Mais qu'est-ce que toutes ces qualités en compa-
raison des titres glorieux d'enfans de Dieu et de
membres de Dieu ? Car ce sont-lù les termes formels
et les expressions de l'Ecriture. C'est de nous que
saint Jean a dit, que tons ceux qui ont été unis à
Jésus-Christ dans le baptême et par le baptême ; que
tous ceux qui ont cru en lai et en son saint nom , ont
dès lors acquis un droit incontestable d'être appelés
enfans de Dieu , comme en effet il le sont devenus :
Quotquot autem receperunt eum , dédit cis potes^
îatem Jilios Dei Jieri , his qui credunt in nomine
ejus (1). C'est aux chrétiens que saint Paul disoit :
Vous êtes le corps de Jésus-Christ ; vous êtes ses
membres : Vos estis corpus Christi , et memhra da
membro (2). De vouloir relever ici l'excellence de
tous ces dons descendus du Père céleste et commu-
niqués à l'ame chrétienne , ce seroil , mes chers
auditeurs , une matière infinie , et des discours en-
tiers n'y pourroient suffire. Passons à l'obligation de
sainteté que nous imposent de si saintes qualités, et
tirons de là le juste sujet de notre confusion , pour
le faire en même temps servir à notre édification.
Voilà, dis-je encore une fois , mes frères , ce que
nous sommes, et voilà les augustes caractères que la
(i) Joau. 1. — (2) i. Cor. 12.
l68 SUR LE CARACTÈRE
grâce , à proportion de vos étals , imprime dans vous.
Mais aussi quelles conséquences suivent de ces prin-
cipes? Voyez quelle ferveur de charité , la charité
d un Dieu pour nous doit allumer dans nos cœurs.
Voyez à quel retour de zèle elle nous engage; par
quelle intégrité de mœurs nous devons soutenir ce
degré de gloire , où la grâce nous a fait monter.
Est-ce trop exiger de nous que de nous obliger à
être parfaits , pour remplir , non pas l'étendue ,
mais en quelque sorte l'immensité de ce devoir?
Enfin 5 tout ce que la loi chrétienne nous com-
mande , quelque héroïque qu'il puisse être , esl-il
trop relevé pour des enfans de Dieu ? Ah ! Seigneur ,
s'écrioil saint Ambroise , méritons-nous de porter
ce beau nom , si par une lâche conduite nous Te-
nons à dégénérer et à déchoir des hauts sentimens
de l'esprit chrétien , dans les bassesses infinies de
l'esprit du monde : et ne faut-il pas que nous re-
noncions pour jamais à l'honneur de vous apparte-
nir , si nous prétendions nous borner à des vertus
médiocres ? C'est ainsi , mes chers auditeurs , que
le concevoient les Pères de l'Eglise , et c'est le fonds
de moralité sur lequel saint Paul établissait les plus
fortes remontrances qu'il faisoit aux chrétiens. Il ne
les appeloil point autrement que du nom de saints:
et quand il écrivoit aux Eglises dont le soin lui éioit
commis , son épure porloit pour inscription : Aux
saints de l'Eglise de Corinlhe ; aux saints qui sont à
Ephèse ; Eçclesiœ Dei quœ est Corinlhi , vocatis
sahctis (i). Pourquoi ? parce qu'il supposoit que
DU CHRÉTIEN. I 69
l'on ne pouvoit êlre l'un sans l'autre , et que l'essence
du chrétien étant d'être consacré à Dieu , être
chrétien par profession , c'étoil êlre saint. De là
vient qu'il n'employoit guère d'autre motif que
celui-là pour porter les chrétiens à cette inviolable
pureté du corps et de l'esprit , par où il voiiloit
qu'ils fussent distingués dans le monde. Ne savez-
vouspas, mes frères, leur disoit-il , que par le bap-
tême vous êtes devenus le temple de Dieu : Nescitis
quia templum Dei estis ? (i ). Or, le temple de Dieu
doit êlre saint , et quiconque profane ce temple ,
Dieu le perdra.
Sur quoi Zenon de Vérone fait une remarque
aussi solide qu'mgénieuse. Si ce temple de Dieu ,
dit-il, éioil dans nous parfait et achevé, comme
il l'est dans les bienheureux qui sont au ciel , nous
n'aurions plus besoin de travailler à notre sanctifi-
cation ; mais la structure de ce temple , pendant
que nous vivons sur la terre , devant toujours croître
et ne se terminant jamais , c'est à nous , pour ré-
pondre aux vues de Dieu qui en est le premier
architecte , de l'édifier continuellement. Vérité que
saint Paul a si bien exprimée par ces paroles : In
quo omnis œdiji ratio constructa crescit in templum
sanctum in Domino (2). Car il ne dit pas que Jésus-
Christ est le fondement sur lequel nous sommes
bâtis et édifiés , mais sur lequel nous bâtissons et
nous édifions , pour être un temple consacré au
Seigneur. Or ce temple, encore une fois, ne peut
être édifié dans nous que par la sainteté de notre
' (i) i. Cor. 3. -- (2) Ephes. a.
yjO SUR LE CARACTÈRE
vie : d'où vient qu'une vie sainte est communément
appelée vie édifiante. El la merveille en ceci, re-
prend Zenon de Vérone , est de voir qu'en effet si
nous sommes justes , le temple de Dieu se bâlil à
tous momens et se consacre dans nos personnes :
0 Tes miranda ! quotidiè œdificatur in nolis et
consecratur domus Dei. 11 est vrai, ajoutoit ailleurs
Je grand Apoire , comme chrétiens, vous participez
au sacerdoce de Jésus-Christ et au ministère des
prêtres ; mais c'est pour cela même que je vous
conjure de présenter à Dieu vos corps comme au-
tant d'hosties saintes, vivantes et agréables à ses
yeux. Car, si les prêtres de l'ancienne loi dévoient
être saints parce qu ils éloient députés pour offrir
des pains et de l'encens , vous qui , en vertu de votre
vocation , offrez à Dieu des victimes incompara-
blement plus nobles ; vous qui lui off'rez tous les
jours l'Agneau sans tache dans le sacrifice de l'autel ;
vous qui lui devez offrir des cœurs, des volontés
et des esprits , que devez-vous être si le raisonne-
ment de l'Ecriture est juste ? Incensum et panes
offerunt^ et ideh sancti erunt Deo siio. A quoi, par
rapport à vous, ce raisonnement ne s'élend-il pas ,
et quelle nécessité ne vous impose-t-il pas de
mener une vie pure et dégagée de la corruption
du siècle ?
Voilà , mes chers auditeurs , ce qui doit aujour-
d'hui vous animer; et si vous n'êtes pas touchés de
ce que je dis , voilà ce qui doit vous faire trembler:
car un troisième et dernier article par où je finis ,
c'est que les péchés des chrétiens contractent une
DU CHRÉTIEN. lyi
malice particulière , qui est celle même du sacrilège,
et qui les rend plus abominables devant Dieu. En
effet , qu'est-ce que le sacrilège ? c'est , disent les
théologiens , l'abus , la profanation d'une chose con-
sacrée à Dieu. Or, tout ce qu'il y a dans moi est
consacré à Dieu par le baptême; et tous les péchés
que je commets sont autant d abus criminels que je
fais de moi-même. Par conséquent tous mes péchés
renferment une espèce de sacrilège dont je suis cou-
pable. Mais encore de quelle nature est ce sacrilège ?
ce n'est pas seulement la profanation d'une chose
consacrée à Dieu , mais unie à Dieu , mais incor-
porée avec Dieu, ainsi que 1 est un chrétien en con-
séquence du baptême et selon les principes de notre
foi. Ah! mes frères, écrivoiî saint Paul aux Corin-
thiens , justement indigné d'un pareil abus, seroil-il
possible que j'en vinsse à cette extrémité? Quoi!
j'arracherois les membres de Jésus-Christ pour en
faire les membres d'une prostituée ! ce sont les
propres expressions de l'Apôtre : Tollens ergo
memhra Christi ^ faciam mcmhra meretricis? (i)
Quoi ! je corromprois un cœur qui doit être la de-
meure de mon Dieu, je l'infecterois du poison le
plus mortel , je le souillerois de toutes les iniquités !
C'est cependant , mes chers auditeurs , ce que
nous faisons en nous abandonnant au péché : jusque-
là que quelques théologiens, portant trop loin le
sens et la force des paroles de l'Apoire , ont douté
si l'on ne pouvoit pas dire que Jésus-Christ , tout
(0 I. Cor. G.
ly^ SUR LE CARACTÈRE
impeccable qu'il esl en lui-même, devenoît pécheur
dans les chrétiens , et cela autant de fois qu'ils com-
metloienl de péchés. Je sais que l'Eglise a rejeté
celte manière de parler si injurieuse à la sainteté
d'un homme -Dieu , et qu'elle la même traitée
d'hérésie ; mais cette hérésie et celle manière de
parler ne laisse pas d'être fondée sur une vérité cer-
taine ; savoir , que toutes les fois que nous péchons,
ce sont les frères et les membres de Jésus-Christ qui
pèchent : Tollens ergb mcmbra Chrisii ^ faciam
Tnemhra meretricis P
Ce ne sont point là des exagérations de la chaire,
ni ce n'en est point une d'ajouter, en déplorant la
triste décadence du christianisme, que rien néan-
moins n'y est plus ordinaire que le péché. Quand
Dieu , dans les premiers âges du monde , vit la cor-
ruption générale où toute la terre étoil tombée , il
se repentit , selon le langage de l'Ecriture , d'avoir
créé l'homme : Pœnitct me f crisse cos (i). La vue
de tant de désordres qu'il découvrit, lui fil regarder
avec horreur son propre ouvrage , et l'excita à le
détruire ; Deleho hominem (juem creavi (2); car il
ne put souffrir qu'une créature formée à sa res-
semblance 5 et enrichie de ses dons , défigurât ainsi
son image par de honteux excès et par ses dé-
bordemens : Omnis quippe caro corruperat viam
suam (3). Hé ! mes frères , ces premiers hommes
éloienl-ilsplus vicieux que nous, et dans leurs vices
éloienl-ils aussi criminels ? Prenez garde : éloient-
(i) Gènes. 5. — (a) Jhïd. — (5) îhïd.
DU CHRÉTIEN. 173
ils engagés en de plus mortelles liabiludes , étoienl-ils
dominés par de plus sensuelles passions, éloient-ils
sujets à de plus grossières et de plus sales voluptés?
Voyoit-on parmi eux plus d'injustices , plus d'ini-
miiiés , plus de vengeances, plus de perfidies, plus
de dérégiemens et plus de débauches? Mais en tout
cela et en toute autre chose , éloient-ils d'ailleurs
aussi criminels que nous ? avoient-ils avec Jésus-
Christ la même liaison ? s'étoit-il montré à leurs
yeux sous la même chair? avoit-il contracté avec
eux la même union par la même grâce et les mêmes
sacremens ? En un mot, éloil-ce des chrétiens
comme nous , et n'est-ce pas une conclusion bien
solide et bien vraie que celle de Tertullien , et de
tous les Pères après lui , que dans la loi nouvelle ,
dans cette loi qui nous lie si étroitement à Dieu,
qui nous dévoue si spécialement à Dieu , qui nous
donne avec Dieu une communication si intime , et
nous fait en quelque sorte participer à la nature
même de Dieu , si nous sommes pécheurs , notre
péché nous rend beaucoup plus condamnables au
tribunal de Dieu, et plus redevables à sa justice?
Qu'avons-nous donc à craindre? Plaise au ciel de
détourner l'eiFet d'une si terrible menace , et puis-
sions-nous le prévenir ! c'est que Dieu , selon les
mêmes termes de l'Ecriture, ne vienne à se repentir
de ce qu'il a fait pour nous en nous honorant d'un
si saint et si glorieux caractère : Pœnitet me fecissc;
c'est qu'il ne détruise enfin cette Eglise qu'il a ra-
chetée de son sang et animée de son esprit : Delcho
174 SUR LE CARACTÈRE
de terra. Que dis-je , mes cliers auditeurs? il ne la
détruira jamais, et cette Eglise subsistera toujours,
parce qu'elle est bâlie sur Li pierre ferme. Mais
Dieu , content de se réserver quelques âmes fidèles,
détruira tant d'indignes sujets qui la désolent au lieu
de l'édifier. I! les retranchera de son royaume comme
autant de scandales, et il le transportera à des na-
tions étrangères. Il conservera le christianisme , mais
il réprouvera des millions de chrétiens. Il permettra
que le flambeau de la foi s'éteigne parmi nous :
hélas ! n a-t-il pas déjà commencé à le permettre ,
et tandis que la lumière de l'évangile se répand sur
des peuples ensevelis dans les ombres de la mort ,
ne voyons-nous pas tous les jours des esprits s'obs-
curcir et tomber peu à peu dans les plus épaisses
ténèbres de l'incrédulité? Car voilà l'affreux châti-
inent qu'ils s'attirent de la part de Dieu ; et le moyen
qu'une foi toute sainte et toute sanctifiante pût se
maintenir dans la licence du siècle , et compatir avec
des moeurs toutes perverties? Omnis quippè caro cor-
ruperat viam suam. Que nous resle-t-il autre chose,
ô mon Dieu ! que d'avoir recours à votre infinie
miséricorde , et de vous fléchir par un retour prompt
et sincère dans les voies d'une foi pure et agissante ?
Tout coupables que nous sommes, ce sont toujours
vos enfans qui vous réclament comme leur père ; ce
sont toujours les membres de votre Fils adorable ,
puisque ce sont toujours des chrétiens. Si nous
n'avons plus qu'une foible lueur pour guider nos
pas, elle peut croître avec l'assistance de votre grâce
DU CHRÉTIEN. 1^5
et se fortifier. Ne souffrez pas , Seigneur , que celte
dernière ressource nous soit enlevée. Toute autre
vengeance qu'il vous plaira d'exercer sur nous , nous
l'avons méritée et nous l'acceptons. Mais , mon
Dieu, soutenez notre foi, augmentez notre foi,
vivifiez notre foi pour la couronner dans l'éternité
bienheureuse , où nous conduise , etc.
SERMON
POUR LE
XVIII/ DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LA RECHUTE DANS LE PECHE.
Et viclens Jésus fidem illorum , dixit paralytico, Gonfide,
fili , remittantur libi peccala tua.
Jésus voyant leur foi , dît au paraljrtîque : Mon fils , pre-
nez confiance , vos péchés vous sont 7 émis. Eu saint Matth. ,
chap. 9.
IL n'est point de mal plus pernicieux à l'homme que
le péché ; et si ce fut une grâce que le Sauveur du
monde lit à ce malade de notre évangile, de lui
donner la santé du corps et de le guérir de sa pa-
ralysie , ce fut encore une faveur tout autrement
précieuse et mille fois plus estimable, de lui donner
la santé de lame et de lui accorder la rémission de
ses péchés. Tel est, mes chers auditeurs , l'avantage
que nous recevons nous-mêmes dans le sacrement
de la pénitence, et que nous ne pouvons conserver
avec trop de soin. En vain le paralytique perclus de
tous ses membres, se fùt-il trouvé tout-à-coup , par
un miracle de la vertu divine , en état d'agir ; en
vain eût-il entendu de la bouche de Jésus-Christ
cette parole toute-puissante : Surge et amhiila (1);
(1) Mattb. o.
Levez-
SUR LA RECHUTE DAN5 LE PÉCHÉ. 177
Levez-vous , et marchez ; si par une rechute aussi
prompte que l'avoit été la guérisou , il eût perdu
tout de nouveau le mouvement , et qu'il fût retombé
dans sa première infirmité. Disons mieux , chréiiens,
et ne sortons point de notre sujet. En vain ses péchés
lui eussent-ils été pardonnes , si la passion , repre-
nant bientôt un nouvel empire sur son cœur , IVût
rengagé dans ses mêmes habitudes; et en vain eût-il
été réconcilié dans un moment avec Dieu , s'il fût
au bout de quelques jours rentré dans ses voies cri-
minelles, et qu'il se fût rendu plus que jamais ennemi
de Dieu. C'est pour cela que le Sauveur, après avoir
guéri auprès de la piscine cet autre paralytique dont
il est parlé dans l'évangile de saint Jean , l'avertit
expressément de ne pécher plus, et de ne pas re-
tourner à ses désordres passés , de peur qu'il ne
s'attirât de la part du ciel , un châtiment encore plus
rigoureux que celui qu'il avoit déjà ressenti : Ecce
sunus factus es : jam noli peccare , ne deterius tihi
aliquid continuât (i). SouiFrez donc , mes chers au-
diteurs, que je vous fasse aujourd'hui la même leçon:
et comme le concile de Trente , parmi les caractères
de la vraie pénitence par oij nous obtenons le
pardon de nos péchés, nous marque la fermeté et
la persévérance dn pécheur pénitent, permeJtez-moi
de vous entretenir d'une matière que je n'ai point
encore traitée jusqu'à présent dans celle chaire, et
qui demande tout mon zèle et toute votre attention:
c est la rechute dans le péché. Je veux vous faire voir
ce qu'on doit penser de ces conversions suivies de
(1) Joau. 5.
TOME YII. 12
i;5 SUU LA RECHUTE
lechules ordinaires et liabituelles. Le sujet est ter-
rible ; et s'il est vrai , dans le senlimeni de saint
Augustin , qu'on ne doit pas se réjouir , ni mêaie
entendre parler des grâces que Dieu nous fait, sans
avoir au même temps le cœur rempli d'une crainie
salutaire, selon le mot du Prophète : ExuUate ci
ciim tremore (i)» ^ combien plus forte raison de-
vons-nous trembler au récit des tristes malheurs
que j'ai à vous représenter dans ce discours, après
que nous aurons imploré l'assistance du St-Esprit ,
par l'intercession de Marie : Açe ., Maria.
Les théologiens distinguent divers étals de péché
et de grâce ; mais de tous ces états , il n'y en a que
deux plus communs en cette vie présente où nous
sommes : l'un est de se relever de la chute du péché
par la grâce de la pénitence , et l'autre de déchoir
de la grâce de la pénitence par la rechute dans le
péché. Or le premier état, dit saint Grégoire , fait
sur la terre notre véritable bonheur, et nous donne
quelque communication de tous les autres états de
sainteté. Car la pénitence nous remet absolument
dans l'état de la grâce pour pouvoir ne plus pécher.
Elle nous rétablit dans les plus beaux droits de la
grâce , comme si nous n'avions jamais péché. Elle
nous lient lieu, tant qu'elle subsiste en nous, d'une
grâce confirmée , pour nous préserver du péché; et
elle nous fait mériter l'état de la gloire , oh nous ne
pourrons plus pécher. De là il s'ensuit , par un rai-
j^onnement tout contraire , que le second étal , qui
(l) Ps. 2.
DANS LE rÉCHÉ. lyg
est celui de la rechute dans le péché , doit être pour
l'homme le plus grand de tous les malheurs , puis-
au'ii détruit tous ces avantages de la pénitence , que
nous pouvons encore réduire surtout à deux : savoir,
par rapport au passé, d'effacer les péchés commis;
et par rapport à l'avenir , de nous fortifier pour ne
les plus commettre. Car remarquez bien , s'il vous
plaît , deux propositions que j'avance. Je dis que la
rechute ordinaire et habituelle dans le péché, rend
la pénitence passée infiniment suspecte : et j'ajoute
que la même rechute dans le péché , rend la péni-
tence avenir, non-seulement difficile, mais, selon
le langage de l'Ecriture et des Pères de l'Eglise , mo-
ralement impossible. Que fait donc le pécheur de re-
chute? deux choseSo 11 nous donne lieu de douter
si la pénitence passée a été sincère et véritable, c'est
la première partie ; et il se jette dans une extrême
difficulté , pour ne pas dire dans une espèce d'impos-
sibilité de retourner jamais à Dieu par une nouvelle
et solide pénitence , c'est la seconde partie. De sorte
qu'il ne peut raisonnablement , ni s'assurer du passé ,
ni compter sur l'avenir. En deux mots , rechute dans
le péché , marque d'une fausse pénitence à l'égard
du passé , obstacle à la vraie pénitence dans l'avenir :
voilà de quoi je vais vous convaincre, si vous voulez
m'écouler avec attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Quelque rigoureuse que nous paroisse l'exactitude
de la loi , quand il s'ajjjlt du renoncement au péché,
que demande la véritable pénitence , je n'ai garde ,
12.
I«0 SUR LA RECHUTE
chn^liens, de condamner absolument ni universelle-
ment la pc'nlteiice , quolqni' douteuse , d'un pécheur
qui se rend à soi-même le témoignage de la faire ou
de l'avoir faite de bonne foi. C est à Dieu seul qu'il
apparlient d'en porter un semblable jugement.
Comme il n'est pas, dit saint Augustin, au pou-
voir des ministres de Jésus- Christ de donner aux
pécheurs qu'ils réconcilient et dont ils délient les
consciences , une entière sûreté ( car c'est ainsi que
parloit ce saint docteur: Pœniieniiam damus , se-
curitatem dure non possumus^ , aussi ne peuvent-ils
ôter aux pécheurs réconcilés et absous par leur mi-
nistère , la confiance qu'ils ont, bien ou mal fondée,
que leurs péchés leur sont remis , et que leur péni-
tence a trouvé grâce devant Dieu. Car le prêtre ,
quoique lieutenant de Dieu et dispensateur du sa-
crement de la pénitence, ne peut répondre avec cer-
titude , ni de sa validité, ni de sa nullité. Il n'y a
que Dieu qui sache infalP.ihIement si notre pénitence
a eu la juste mesure qu'elle a dû avoir pour être lé-
«ritime et recevable ; comme aurès Dieu , il n'y a
que nous-mêmes qui puissions être sûrs qu'elle ne
l'a pas eue. Et la raison de cette dillérence est, que
pour savoir si la pénitence a été parfaite et solide,
il en faut juger par les deux principes dont elle dé-
pend, qui sont la grâce et la volonté de 1 homme.
Or , l'un et l'autre ensemble n'est connu que de
Dieu. Au lieu que pour connoîlre si elle a été vaine
et défectueuse , il suffit que le pécheur soit convaincu
de sa pi<(pre indisposition et de son infidélité. Or,
il en peut être convaincu aussi bien que Dieu. JNIais
DANS LE PÉCHÉ. l8l
hors Dieu et le pécheur même , nul n'a dioil de
conclure posilivemenl que la péuilence faile par uiî
homme du monde , quelque indigne qu'elle ait été en
apparence, le soit en effet : pourquoi? parce que nuî
n'en peut avoir des preuves évidentes et incontes-
tables. Il est vrai, chrétiens, mais au défaut de l'évi-
dence, du moins on peut en avoir des conjectures;
et ces conjeciures peuvent être si fortes, qu'elles
donnent lieu à une raisonnable présomption ; et
cette présomption peut aller jusqu'à autoriser le
jugement que le prêtre, ministre de Dieu, porte de
la pénitence de certains pécheurs , la tenant pour
suspecte , et la rejetant comme telle , quand il est
obligé par son ministère d'en faire le discernement.
Car c'est ce qui se pratique tous les jours selon l'es-
prit et selon les lois de la discipline de l'Eglise. Or ,
entre toutes les conjectures qui peuvent et qui doivent
faire douter de la pénitence d un pécheur, celle qui
paroît la moins équivoque et à laquelle je m'arrête
comme étant la plus convaincante et en même temps
la plus sensible, c'est la prompte rechute dans le
péché, dont la pénitence de certains hommes du
siècle a coutume d'être suivie: et voici, mes chers
auditeurs , la démonslraiion que je vous en donne ,
raisonnant ainsi avec vous-mêmes.
Vous vous êtes acquitté, dites-vous (je parle à
un pécheur de ce caractère dont le coucevoit 1 apôtre
saint Jacques, lequel ayant le cœur partagé entre
Dieu et le monde, devient inconstant dans ses voies,
c'est-à-dire , inconslant dans sa pénitence et sa con-
version : Vir duplex anima inconstans est In çiîs.
l82 SUR LA RECHUTE
suis (i) ) , VOUS vous êtes acquitté du devoir de votre
religion , et le ministre du Seigneur, comptant sur
Tos dispositions intérieures, vous a dit comme Jésus-
Christ dit à Magdeleine : Vos péchés vous sont par-
donnés , allez en paix. Voilà sur quoi vous avez fondé
le prétendu repos de votre conscience ; et à Dieu ne
plaise qu'indiscrètement aujourd'hui j'entreprenne
de le troubler. Mais prenez garde , s'il vous plaît ,
à ce qui en doit être l'épreuve , et par oii vous devez
vous en assurer. Si votre pénitence est telle que vous
la supposez , deux choses se sont passées entre Dieu
et vous, je dis deux choses inséparables, du sacre-
ment de pénitence : l'une de votre part, et c'est que
vous vous êtes engagé à Dieu par une protestation
sincère de ne plus retomber dans le péché qui vous
avoit attiré sa disgrâce ; l'autre de la part de Dieu ,
qui s'est engagé à vous réciproquement, et vous a
promis des secours de grâce pour vous fortifier contre
la rechute dans le péché. Ainsi le concile de Trente
le déclare-t-il. Car c'est une vérité même de la foi,
que tout sacrement qui opère sans obstacle , outre la
vertu qu'il a de sanctifier les âmes, leur communique
encore des grâces spéciales pour la fin qui lui est
propre. Or , le sacrement de la pénitence n'a point de
fin qui lui soit plus propre que celle de préserver
rhomme de la rechute dans le péché. Il est donc
question de savoir , si lorsqu'un chrétien , sans faire
paroîire aucun amendement de vie, retombe aisé-
ment, promptement et communément dans les mêmes
désordres , on peut croire avec raison qu'il ait reçu
(i) Jacob. I.
DANS LE PÉCHÉ. 1 83
ces grâces particulières, et qu'il ait eu cette volonté
sincère et efficace de renoncer à son péché. Or , je
prétends que ni l'un ni l'autre n'est vraisemblable. Et
parce que de ces deux choses , l'une est néanmoins
la partie la plus essentielle du sacrement de péni-
tence , savoir , le propos de persévérer el de ne plus
retomber; et que l'autre en est le fruit principal,
savoir , l'augmentation de certains secours auxquels
l'ame justifiée acquiert même une espèce de droit :
n'en voyant aucune marque dans un pécheur sujet
à ces promptes rechutes , j'ai lieu d entrer en doute
que sa pénitence ait eu les qualités requises pour le
justifier devaitt Dieu , ou plutôt , j'ai lieu de craindre
que sa pénitence n'ait été fausse et réprouvée de
Dieu. Voilà le fondement et la preuve de ma pre-
mière proposition. Permettez-moi de vous la déve-
lopper ; et pour cela , sans parler de ces grâces auxi-
liaires que Dieu , en conséquence du sacrement, ne
manqueroit pas d'accorder à l'homme, si l'homme
véritablement converti se niettoit en état de les re-
cevoir (la conviction du point que j'établis en seroit
encore plus forte , mais peut-être seroil-elle pour
vous moins sensible et moins capable de vous tou-
cher ) , arrêtons-nous à la seule volonté du péclieur ,
que tous les théologiens conviennent être la subs-
tance même et le fond de la pénitence. En vérité ,
mes chers auditeurs , est-il croyable qu'un homme
ail eu une volonté déterminée et absolue de renoncer
à son péché ; et qu'immédiatement après, lâchement
el sans résistance , le péché se représentant à lui , il y
succombe tout de nouveau? Ah! disoit saint Ber-
'l84 SUR LA RECHUTE
nard, il n'est rien tle plus fort que notre volonté,
dès qu'elle est bien d'accord avec elle-même. Tout
lui cède et loui lui obéit. Il n'y a point de difficulté
qu'elle n'aplanisse , ni d'opposition qu elle ne sur-
monte ; et ce qui paroîtroit d'ailleurs impossible,
lui devient aisé quand elle l'entreprend de bonne
foi. Or cela est vrai particulièrement au regard da
péché; car quelque corruption qu'il y ait en nous,
après tout , nous ne péchons que parce que nous le
voulons : et si nous ne le voulons pas , il est constant
€t indubitable que nous ne péchons pas. De sorte
que notre volonté conserve encore à cet égard une
espèce de souveraineté sur elle-même , et participe
en quelque façon à la toute -puissance de Dieu,
puisqu'en matière de péché . elle ne fait absolu-
ment que ce qu'elle veut faire , et qu'elle n'a qu'à
ne le vouloir pas faire pour pouvoir ne le pas faire.
J'ai donc tout sujet de penser qu'en effet elle n'a pas
voulu résister au pf'ché et y renoncer , quand je vois
dans la suite qu'elle n'y résiste nullement et n'y re-
nonce point du tout. C'est le raisonnement de saint
Bernard, bien éloigné du pélagianisme , puisqu'il
suppose toujours la grâce de Jésus-Christ , et très-
facile à concilier avec ce que saint Paul disoit de
lui-même , quand il se plaignoii de faire souvent le
mal qu'il ne vouloit pas : Sed quodnolo malum^ hoc
ago (i); parce que saint Paul entendoit par là les
mouvemensinvoh ntaires du cœur , au lieu que saint
Bernard parle des consentemens libres donnés au
péché.
(i) Rom. 7.
BANS LE PÉCHÉ. l85
De même, remarque TertuUien , où il s'agit d'exé-
cuter les choses promises à Dieu en se convertissant
à lui , c'est un abus de dire : Je le voulois , mais je
ne l'ai pas fait : Vaniloquium est diccre : Fo/iii ,
nec tamen feci. Car ou vous ne l'avez voulu qu'à
demi , répond ce grand homme , et cette demi-vo-
lonté ne suffisoit pas pour la pénitence ; ou vous
l'avez voulu pleinement et efficacement , et alors il
étoit naturel que vous en vinssiez à l'exécution : Allo-
quin aut perficere dehebas quod voluisti ^ aui non
celle quod non perfccisii. En effet , mon frère , ajoii-
toit ii , s'il étoit vrai que vous l'eussiez bien voulu ,
pourquoi cette volonté si agissante en toute autre
chose n'auroit-elle rien produit dans un sujet si im-
portant ? pourquoi , en vue d'une rechute aussi mor-
telle que rétoit celle que vous aviez à craindre , n'aii-
riez-vous fait aucun effort , ni remporté aucune vic-
toire? pourquoi n'auriez-vous pas fui le dauger ?
pourquoi ne vous seriez-vous pas iuterdit cette so-
ciété , cet entretien , ces divertissemens que vous
saviez devoir être pour vous des occasions prochaines?
Vous n'avez rien fait de tout cela , et dès le premier
piège que le démon vous a tendu , après quelques
légers remords que votre conscience a étouffés , vous
avez suivi l'attrait et les charmes de la tentation; et
vous voulez que je croie que vous avez eu ce propos
sincère et véritable de la pénitence? Mais moi,
j'aime mieux , pour l'honneur de la pénitence et
pour l'intérêt de Dieu et de sa grâce , présumer que
vous vous trompez , et que vous ne vous êtes pas
l86 SUK LA RECHUTE
bien connu vous-même. C'est la conclusion de Tei-
lullien qui me paroîl très-jusle el irès-solide.
A cela , chréliens , on peut opposer trois choses
auxquelles il est important que je réponde, parce
qu'en vous détrompant d'aulani d'erreurs, elles ser-
viront à vous confirmer dans la vérité que je vous
prêche. Car on me dira ; Ne peut-il pas arriver que
sans avoir menti au Saint-Esprit , j'aie été incons-
tant et fragile , et que ma volonté ayant eu dans le
moment qu'elle a suivi l'impression de la grâce, tout
ce qui éloit nécessaire pour une parfaite conversion ,
par un retour malheureux , elle se soit ensuite per-
vertie jusqu'à commettre le péché qu'elle venoit sin-
cèrement de délester? Oui, j'avoue, avec saint
Thomas , que ce changement est possible el qu'il
peut arriver. Mais en même temps, je dis que quand
les rechutes dans le péché sont subites et fréquentes,
il n'y a nulle vraisemblance que ce changement arrive
en effet: pourquoi? en voici la raison , qui est sans
réplique : parce que dans tout le reste de votre con-
duite , quelque foible que vous vous supposiez, on
ne voit point de ces légèretés ni de ces inconstances
si surprenantes. Au contraire , lorsqu'en d'autres
matières que celle-ci , vous formez des résolutions,
pour peu qu'il y entre de votre intérêt , vous les
soutenez avec fermeté , et vous les poursuivez avec
ardeur. Si c'est une entreprise où votre honneur soit
engagé et dont dépende votre fortune , vous ne savez
ce que c'est que d'en désister , et l'on ne s'aperçoit
point de cette pitoyable facilité à vous relâcher dans
DANS LE PÉCHÉ. . 187
î'accompllssement de ce qui a une fois piqué votre
ambition et votre convoitise. Or , pourquoi voudriez-
vous que dans le seul point qui louche la pénitence ,
on vous crût léger et changeant , et que Ton vous fît
ce tort à vous-même , de s'imaginer qn'aj^anl pour
tous les autres intérêts du monde une conduite égale
et uniforme , vous n'eussiez ces inégalités d'esprit
que quand il s'agit d être fidèle à Dieu ? N'est-il pas
bien plus court de dire que ce n'est point inégalité ,
et qu'il n'y a point eu -de changement dans vous ,
c'est-à-dire , que votre volonté a toujours été la
même , toujours inefficace pour le Lien , toujours
secrètement attachée au mal , et par conséquent tou-
jours vaine et inutile pour la pénitence. Voilà le
sentiment que j'en ai ; et , si vous vous faites justice,
il est dlfFicile que ce ne soit pas le vôtre. P2t ce qui me
le persuade encore davantage , c'est que bien souvent
vous retombez dans votre péché , sans qu'aucun pré-
texte nouveau puisse au moins colorer votre rechute ;
je veux dire , sans que les occasions aient été plus
dangereuses , et les tentations plus violentes. Or , il
n'est pas naturel que la situation de la volonté
change , tandis que l'état des choses ne change point :
surtout quand il s'agit d'une volonté sérieuse , pru-
dente , éclairée , telle qu'auroit du être la vôtre , si
votre pénitence eût été du caractère que Dieu l'exige
pour la rémission du péché et la justification du pé-
cheur.
Autre difficulté. Nous sommes foibles , et cette
volonté , quoique sincère , de la vraie pénitence ,
est combattue dans nous par de puissans ennemis,
l88 SUR LA RECHUTE
qui sonl nos passions. Je le sais , chreliens, pt si
vousvoulox, je conviens même de loule la violence
du combat. Mais Je sais aussi que l'nn des ariifices
de noire amour-propre esi de nous figurer ces en-
nemis bien plus puissans qu'ils ne le sonl , pour
avoir droit de s'en laisser vaincre avec mf)ins de
honte. Ou y)lulôt , je sais que l'im des effets de la
corruption de notre volonté est d'être elle - même
d'inleiligence avec ces prétendus ennemis, jiafce
que dans le fond nons ne les regardons pas comme
ennemis, et que nous voulons bien en être vaincus.
Car voilà notre désordre , mes frères , disoil saint
Jérôme. Bien loin de nous confondre de notre foi-
blesse , nous en tirons avantage contre Dieu même :
c'est-à-dire , que bien loin de nous en humilier ,
nous la faisons servir de voile aux vaines et frivoles
excuses que nous cherchons dans nos péchés ; et ce
qui est en nous lâcheté , malice , ijihdéiité, nous
l'imputons à une fausse et chimérique nécessité :
Omnes vitiis îiostris favcmiis , et quod propriâ fe-
cimus i^oluntate , hoc ad naturœ referimus neces-
siiatem. Reproche que Terlullien se faisoit encore
à soi-même. Nous avons , disoii-il , une chair ter-
restre et animale qui nous porte au péclié ; mais
nous avons en récompense une ame toute spirituelle
et toute céleste qui nons élève à Dieu. Pourquoi
donc nons excuser toujours par ce qu'il y a dans
nous de fragile, sans considérer jamais les fitces
de la nature et de la grâce , de la raison et de la
loi, de la conscience et de la religion , dont nous
avons é\è pourvus? Cur ergà ad exciisaiionem pro-
DANS LE PÉCHÉ. 189
niores quœ in nohis infirma sunt , opponimus ; et
<juœ Joi tia sunt non mcmoramus ? Mais je veux
que ces passions dont nous avons à soutenir les
attaques , st>ient pour nous d'aussi véritables el d'aussi
formidables ennemis que nous le pensons : ce que
je sais de plus , c'est que si la promesse que nous
avons faite à Dieu de persévérer dans l'obéissance
de sa loi, éloit sincère, elle a du élre plus forte
que ces prétendus ennemis ; que sa plus essentielle
propriété a été de les pouvoir surmonter; et que si
d'elle-même elle n'a pas eu celle vertu , dès-là ce
n'étoit pas une vraie pénitence que la nôtre. Or ,
comment me persuadera - t - on qu'elle a eu celte
venu , tandis qu'il ne m'en paroît rien , et que je
vois \\w pécheur après sa pénitence , aussi esclave
de sa passion , aussi déréglé dans sa vie , aussi licen-
cieux dans ses paroles , aussi emporté dans ses ac-
tions qu'il l'étoit auparavant ? C'est ce que j'aurai
toujours peine à comprendre. Car pour vous en ex-
pliquer tout le mystère , ce que j'appelle le propos
de la pénitence , n'est point de ces simples désirs
dont parle l'Ecriture , que l'arae conçoit , mais
qu'elle n'a pas la force de mettre au jour. C'est une
volonté surnaturelle, mais d'un ordre si supérieur
à toutes celles dont l'homme est capable , qu il n'y
en a aucune avec laquelle elle puisse être mise en
comparaison; une volonté qui doit avoir Dieu pour
objet ; qui nous doit faire haïr le péché souverai-
nement , et dont le moindre des motifs , dans les
principes de la théologie , est la crainte de cette
justice éternelle si terrible pour les ennemis de Dieu.
igo SUR LA RECHUTE
Voilà ses qualités, sans lesquelles la foi nous apprend
que la pénitence est non-seulement imparfaite , mais
absolument nulle. Or , peut-on juger que ce propos
ait eu dans nous toutes ces qualités , lorsqu'au
préjudice du pacte que nous avons fait avec Dieu
en retournant à lui et nous obligeant à demeurer
fermes dans l'état de la grâce , nous venons tout à
coup à l'abandonner , et que la vue de la créature
nous fait oublier nos plus fortes résolutions et nos
plus indispensables devoirs ?
Permettez-moi de juger de vous par vous-mêmes:
et pour vous faire toucher au doigt la plus décisive
de toutes les vérités , voyons de quelle manière vous
en usez tous les jours dans des sujets bien moindres
que celui-ci ; mais où l'on ne peut douter que vous
ne vouliez efficacement les choses. Vous sortez d'une
maladie , et vous craignez une rechute ; que ne
faites-vous point pour la prévenir ? à quoi ne vous
réduisez-vous point? de quoi ne vous abstenez- vous
point? quelle obéissance ne rendez -vous point à
un homme qui vous traite ? quel assujettissement
au régime qu'il lui plaît de vous prescrire ? cela
passe l'exactitude , et va jusqu'à la superstition. Vous
jeûnez , vous vous mortifiez , vous gardez le silence
et la retraite , vous vous retranchez ce qu'il y a pour
vous de plus agréable et de plus délicieux dans la
vie. Les compagnies , les jeux , les spectacles , tout
cela ne vous est plus rien : pourquoi ? parce que
voire santé qu'il faut rétablir , vous est plus chère
que tout cela , et qu'à quelque prix que ce soit ,
vous avez résolu de la conserver. De vous dire qu'il
DANS LE PÉCHÉ. IQI
est indigne que vous en fassiez moins pour éviter la
rechute dans un péché qui cause la mort à votre
ame , c'est ce que l'on vous a dit cent fois. Mais je
vous dis aujourd'hui queique chose de plus : et quoi ?
admirable principe de religion ! c'est que si le propos
que vous avez fait d'éviter la rechute dans votre
péché , iicst encore plus efficace que ce désir na-
turel de conserver votre santé ( je ne dis pas plus
vif ni plus sensible , mais plus solide et plus fort )
il est de la foi que votre pénitence n'est de nul prix :
et pourquoi ? Ah ! mes chers auditeurs , appliquez-
vous à ceci ; parce qu'il est de la foi que le propos
de la pénitence doit l'emporter sur tous les désirs
et toutes les craintes dont la volonté peut être natu-
rellement touchée ; et que s'il y avoil dans notre
cœur une seule crainte et un seul désir qui égalât
ou qui surpassât ce propos , ce ne seroit plus le
propos de cette pénitence salutaire qui doit sauver
le pécheur. Voilà une grande vérité ; et la raison
qu'en donnent les Pères , est que la pénitence qui
nous justifie doit nous faire haïr le péché aussi par-
faitement que nous aimons Dieu et que nous le crai-
gnons. Or , pour satisfaire en rigueur à l'obligation
de la loi , il ne suffit pas d'aimer Dieu et de le
craindre : il faut l'aimer et le craindre souveraine-
ment, c'est-à-dire, par - dessus toutes choses. De
même , pour remplir la mesure de la contrition , il
ne suffit pas de haïr et de détester le péché ; il faut
le haïr et le détester par - dessus tous les maux du
monde ; et si la haine que nous en concevons ne va
jusque-là, en vain prétendons - nous que Dieu
19^ SUR LA ariCHUTp;
l'agrée et qu'il s'en tienne salisfaii. Or , siiivani celte
règle , vous, chrétiens , dont la pénitence n'est sui-
vie que d'inconstance et d'iulidélifé , oseriez-vous
dire que dans ce moment où vous avez confessé à
Dieu votre péché , vous étiez plus résolus de ne le
plus commettre , que vous ne le seriez aujourd'hui
de vous préserver d'une maladie qui vous conduiroit
à la mort? et si , par la connoissance que vous avez
de vous - mêmes , vous n'oseriez vous rendre ce
témoignage 5 puis - je espérer que votre pénitence
ail trouvé grâce devant Dieu ? Voilà ce qui me fait
trembler pour vous. Vous dilos que la passion qui
vous domine et qui vous entraîne dans le péché ,
est une passion bien plus violente que toutes celles
qui s'opposeroienl au désir naturel de la conserva-
tion de votre vie. Abus , chrétiens : nous nous
flattons encore sur cela. Car, pour vous montrer
que ce n'est point là le principe de vos rechutes ,
c'est qu'avec des motifs purement hnmains , et par
conséquent bien inférieurs à celui de la pénitence ,
il m'est évident que vous renonceriez à cette pas-
sion , et que vous en seriez le maître. En effet,
supposez de tous les péchés celui dont l'habitude
vous paroît plus insurmontable , et je vous fournirai
cent raisons d'intérêt , d'honneur , pour lesquelles
vous la surmonterez. Par exemple , mon cher au-
diteur , si vous étiez sûr que la rechute dans ce
péché sera la ruine de votre fortune , qu'il vous en
coûtera la disgrâce de votre prince , et qu'il n y
aura plus de ressource pour vous ni de retour : si
vous , femme mondaine , étiez convaincue que le
désordre
DANS LE PÉCHÉ. igS
desordre de votre conduite deviendra public ; que
vous en essuierez toute la honte , que celui auquel
vous afleclez tant de le cacher , le connoîtra , et
que vous serez exposée aux fureurs de sa jalousie
et aux emporlemens de sa vengeance : quelque fra-
gile que vous soyez , il n'en faudroit pas davantage
pour vous tenir dans le devoir. Ce motif suffiroit
donc pour arrêter le cours de votre passion ; et vous
dites que malgré le motif de la pénitence , le torrent
de cette passion vous emporte ! Que dois-]e inférer
de là ? Dois-je conclure que le motif de la pénitence
est de soi moins puissant que celui d'un respect
humain ? non : car ce seroit une erreur injurieuse à
Dieu. Ce que je dois conclure , c'est que vraisem-
blablement vous n'avez point senti la vertu du motif
de la pénitence , et qu'il n'a point agi sur votre
cœur; je veux dire , que vous n'avez point détesté
le péché dans la vue d'un Dieu , ou souverainement
aimable , ou souverainement redoutable , et par une
suite nécessaire , que votre pénitence a été du
nombre de celles que Dieu rejette. Voilà ce que je
conclus , et cette conséquence est conforme aux
maximes les plus incontestables de la religion.
Troisième et dernière objection que j'ai à ré-
soudre. Ces pécheurs sujets aux rechutes ne laissent
pas de s'humilier devant Dieu , d'être touchés du
sentiment de leur misère , d'en former des regrets
et des repentirs , de gémir et de verser des larmes.
Or, qu'est-ce que tout cela , sinon autant d actes
de pénitence? Faux principe, répcjud le chancelier
Gerson , traitant cette matière. Tout cela n'est point
TOME vu, i3
194 SUR LA RECHUTE
nécessairement ce que nous appelons actes de péni-
tence. El quoi donc? des grâces de pénitence , et si
vous voulez , des désirs , mais rarement des fruits
et des actes. Car , il faut bien distinguer ici quatre
choses : les grâces de la pénitence , les désirs de la
pénitence, les actes de la pénitence, elles fruits de
la pénitence. Les grâces de la pénitence sont les
dispositions saintes par oii Dieu nous sollicite de
renoncer au péché. Les désirs de la pénitence sont
comme les premiers essais que fait notre cœur pour
se dégager du péché. Les actes de la pénitence sont
le renoncement effectif et actuel au péché. Et les
fruits de la pénitence sont les satisfactions que nous
offrons à Dieu pour le péché. Un pécheur de rechute
peut bien avoir eu les grâces et les désirs de la
pénitence : mais il n'est guère croyable qu'il ait eu
les fruits et les actes de la pénitence , tandis qu'il
persévère dans ses déréglemens. Je m'explique. Il
a eu les grâces de la pénitence , quand il a versé
des larmes de douleur. Car , celte douleur étoit une
grâce intérieure que Dieu produisoil en lui : mais
qui pour cela ne délruisoit pas encore dans son
^me la volonté du péché ; pourquoi ? parce que ,
comme dit saint Grégoire pape , souvent les pé-
cheurs sont inutilement touchés de l'amour du
bien , de même que les Justes sont innocemment
émus des tentations du mal : Quia sic plerumguè
mali inutiliter compungimtur ad justitiam , sicut
innocenter justi tentaniur ad culpam. Et comme
la simple tentation ne rend pas la volonté du juste
criminelle , aussi la seule grâce de la pénitence ne
DANS LE PÉCHÉ. 1^5
sanellfie-t- elle pas la volonté du pécheur. Mais que
f«it le pécheur? Voici ce qui le séduit. Il confond
les grâces de la pénitence avec les eflets de la pé-
nitence , et il s'attribue ce que Dieu fait pour lui ,
comme si c'étoit lui - même qui le fit pour Dieu.
Aveuglement le plus pernicieux , dit saint Bernard ,
lorsque , par une espèce d'usurpation , ce qui est
de Dieu dans nous , nous nous l'imputons à nous-
mêmes , prenant ses lumières pour nos pensées ,
et ses opérations divines pour nos coopérations :
Quandb quod Dei est in nohis , damus nobis , pu-
tantes illius visitationem esse nostram cogitaiio-
nem. Or , c'est ce que font ordinairement les pé-
cheurs esclaves de la concupiscence et du démon ;
et quelle preuve en ai -je? point d'autre que celle
que j'ai apportée de saint Grégoire. Car si je vois ,
dit ce grand pape , un chrétien agité de tentations
fâcheuses , ne commellre jamais le mal auquel il se
sent porté , je puis présumer en sa faveur qu'il
n'en a eu que les premiers senlimens , sans y donner
nul consentement. Et par la même règle , quand je
vois un pécheur , quoiqu'en apparence pénétré de
componction , n'en être pas moins fragile dans ses
rechutes , je me crois bien autorisé à dire, qu'il n'a
eu de la pénitence que les simples affections et non
les résolutions. Ou s'il les a eues , ce sont , chré-
tiens , de ces résolutions imparfaites , de ces bons
désirs dont l'enfer est plein , de ces demi-volontés ,
telles que les ont l«s démons mêmes , qui , tout
démons qu'ils sont , abhorrent le péché comme la
source de leur malheur , quoiqu'ils ne le quiiteat
196 SUR LA RECHUTE
jamais, par un effet de leur endurcissement. Ce sont
de ces repentirs semblables à ceux des Israélites ,
qui du culte de Dieu passant aussi légèrement à l'ido-
lâirie , que de l'idolâtrie au culte de Dieu , ne fai-
soient, dit l'Ecriture, qu'aigrir davantage le Seigneur
et que l'irriter. Ce sont de ces protestations d'An-
tiochus , dont la justice divine n'est point fléchie ,
et qui ne pénètrent pas jusqu au trône de la misé-
ricorde. Ce sont de ces larmes d'Esaii , qui , quoi-
qu'accompagnées de cris et de rugissemens, ne sont
point bénies du ciel. J'accorderai, dis-je, tout cela
à un pécheur dont les rechutes sont habituelles ,
parce que tout cela ne répugne point à l'idée que je
me forme d'une pénitence suspecte. Au contraire,
si elle est suspecte , c'est parce qu'elle fait l'alliage
de tout cela , joignant les apparences de la contri-
tion du péché avec les rechutes dans le péché , et
l'infidélité d'action avec la confession de bouche.
Mais que je fasse jamais aucun fond solide sur la
pénitence d'un chrétien , tandis qu'il est dans la
disposition de retomber de la manière que je viens
de vous le faire entendre , c'est ce que je ne puis
sans contrevenir à toutes les règles de la religion.
Ainsi Jésus-Christ même en jugeoil-il , et son
exemple , quand il s'agit du discernement des cœurs ,
comme de tout le reste , peut bien être notre modèle.
En effet , dit saint Jean au chapitre second de son
évangile, plusieurs d'entre les Juifs croyoient en
Jésus-Christ, voyant les miracles qu'il faisoit; mais
Jésus-Christ ne se fioit pas à eux , parce qu'il les
connoissoit tous : Wlulti crcdiderunt in eum ; ipse
DANS LE PECHE. Ifjy
autem non credehat semetipsum ci s , eh quhd ipse
nosset omnes (i). Ces paroles sont dignes de re-
marque. Ils croyoient en lui, surpris du changement
de l'eau en vin qu'il avoit fait aux noces de Cana ,
et dont ils avoienl été témoins ; mais il ne se fioit
pas à eux , parce qu'il ne découvroit en eux qu'une
foi superficielle , excitée par la vue de ce prodige
qui devoit être bientôt effacé de leur esprit , par les
malignes impressions de leur incrédulité : Ipse autcm
non credehat semetipsum eis. Voilà , chrétiens ,
comment Dieu se comporte à notre égard , quand
nous nous approchons du tribunal de la pénitence ,
pour reprendre immédiatement après notre même
vie. Nous lui faisons dans ce moment là, ou plutôt
nous croyons lui faire une ouverture entière de nos
âmes ; nous nous assurons de lui , et nous lui ré-
pondons de nous ; et par ces ferveurs apparentes
nous en imposons même souvent à ses ministres.
Car il est aisé de les tromper , dit Tertullien ; et si
la grâce de la rémission du péché étoit aussi abso-
lument en leur pouvoir que les paroles qui la signi-
fient 5 elle seroit tous les jours exposée aux artifices
et aux surprises de la fausse pénitence. Mais que fait
Dieu alors ? nous voyant si mal d'accord avec nous-
mêmes, parce que nous voulons tout à la fois et ne
voulons pas renoncer à notre péché; connoissant par
les lumières de son adorable prescience , qu'après
un prétendu retour vers lui, nous allons dans peu,
par des liens plus forts et plus étroits , nous attacher
tout de nouveau au monde , il pourvoit lui-même à
(i) Joan. 2.
l'j^ SUR LA RECHUTE
son trésor , qui est la grâce de son sacrement, et ne
souffre pas que des sujets indignes comme nous, par
une pénitence subreplice , aient l'avantage de la re-
cevoir : Thesauro suo providet , ncc sinit accipere
inàignos*
Ah! chrétiens, que cette première vérité est ter-
rible pour un homme du siècle emporté par le liber-
tinage de sa passion, mais qui néanmoins a encore
de la religion j de dire que la pénitence , qui est pour
les autres, après le péché commis, un sujet de con-
fiance , lui devienne en conséquence de ses rechutes
un sujet de crainte et d'effroi ! Ce qui devroit être la
source de son repos, est la cause de ses plus mortelles
inquiétudes ; et non-seulement il doit être troublé
du péché passé, mais même de la contrition et de
la pénitence passée. Voilà , mes chers auditeurs , ce
que le Saint-Esprit nous veut faire comprendre ,
quand il nous avertit dans l'Ecclésiastique de trembler
même pour les péchés pardonnes : De propitiato
peccaio noli esse sine metu (i). Nous n'entendions
pas le mystère de cette parole, et elle nous paroissoiî
renfermer une espèce de contradiction. Car si le
péché est pardonné , disions-nous , pourquoi en avoir
encore de la crainte; et s'il est encore un sujet de
crainte, pourquoi le réputer comme pardonné ? Mais
je conçois maintenant , ô mon Dieu ! ce que vous
avez voulu par là nous marquer. C'est pour m'ap-
prendre que toute sorte de pénitence n'est pas une
caution sûre auprès de vous , et que très-souvent ce
que je compte pour pardonné , est ce qui me rend
(i) Eccti. 5.
Dans le péché. 199
plus que jamais enfant de colère ; que tout pe'ché nie
peut perdre , mais qu'il y a une pe'nilence plus ca-
pable de me damner que mon péché même , parce
qu'elle l'entretient sous ombre de le guérir. Or il
m'est évident que s'il y en a quelqu'une de ce carac-
tère , c'est celle qui ne paroît suivie d'aucune réfor-
mation de moeurs , et qui ne me garantit point de mes
malheureuses rechutes. Mais où mettrai-je donc ,
Seigneur , ma confiance et ma sûreté , si vous me dé-
fendez de la mettre dans ma pénitence? M'avez-vous
enseigné une autre voie que celle-là , et vos Ecritures
qui me tiennent lieu d'oracles, m'ont-elles jamais
parlé d'un autre asile ? Encore une fois , chrétiens ,
telle est la déplorable destinée du pécheur abandonné
à l'instabilité de ses désirs, et dont la vie n'est qu'une
alternative continuelle de pénitence et de rechute
dans le péché. Je sais que cette morale peut causer
du trouble à quelques consciences; mais plût à Dieu
que je fusse aujourd'hui assez heureux pour produire
un effet si salutaire ! Car je parle à ces consciences
criminelles que de fréquentes rechutes ont confirmées
dans l'iniquité. Or , Tunique ressource pour elles est
qu'elles soient troublées par la parole de Dieu. Ce
qui les perd , c'est cette paix trompeuse que le démon
leur fait quelquefois trouver dans le péché , et il n'y
a que le trouble qui les puisse faire sortir de la lé-
thargie et de l'assoupissement funeste où elles sont.
Ainsi , bien loin de craindre de les troubler , mon
unique crainte seroit de ne les troubler pas, ou de
ne les troubler qu'à demi. Et comme antrefois saint
Paul se réjouissoit d'avoir allristé rcs Corinthiens ,
200 SUR LA RECÏIUTE
parce que leur tristesse les avoil portés à la péni-
tence : Gaudeo y non quia contrisiali estis , sed quia
contristati estis ad pœnitentiam (i); aussi bénirois-
jeDieu d'avoir troublé tant de pécheurs , parce qu'en
les troublant , au lieu de l'ombre et du fantôme de la
pénitence, je les aurois réduits à en avoir la pratique
solide. Mais cela les pourroit désespérer. Hé bien !
quel mal de les désespérer pour un temps , afin de
rétablir en eux l'espérance pour jamais? Quel danger
de les désespérer du côté d'eux-mêmes , pour leur
apprendre à bien espérer du côté de Dieu ? C'est
après saint Grégoire que je parle, et c'est dans le
même sens que ce Père. Il savoil mieux que nous le
juste tempérament de l'espérance et de la crainte
chrétienne. Or , une de ses maximes étoit celle-ci ,
de désespérer quelquefois ceux qui, par la conti-
nuation de leurs rechutes , s'endurcissoient dans le
crime : Plerumquè sine desperatione desperandi
sunt , et sine dedignatione dedignandi* Non , non ,
mon cher auditeur , n'appréhendez point de tomber
dans un semblable désespoir : il ne vous peut être ,
selon ma pensée , qu'avantageux et utile. Désespérez
de tant de fausses pénitences que vous avez faites;
et espérez dans la véritable pénitence à laquelle je
TOUS exhorte. Depuis que vous êtes dans l'habitude
de ce péché , peut-être y avez-vous ajouté cent con-
fessions indignes et sacrilèges ; désespérez de tout
cela. Car tout cela, bien loin d'appuyer votre espé-
rance auprès de Dieu, est ce qui l'anéantit et qui la
ruine. Mais que faut-il donc faire ? Ah î chrétiens*
(i) 1. Cor. 7.
DANS LE PÉCHÉ. 201
est-il rien de plus raisonnable que ce qu'on exige
de vous? On veut que vous agissiez avec Dieu de
bonne foi , comme vous voudriez qu'on agît avec
vous-mêmes. Si l'on vous avoit manque plus d'une
fois de parole, vous vous feriez une sagesse de rejeter
toutes les assurances qu'on vous donneroit d'un
nouvel engagement ; pourquoi voulez-vous que Dieu
ait plus d'e'gard aux vôtres? faut il que vous soyez
moins religieux envers lui, que vous ne l'êtes envers
les hommes ? Vous vous piquez d'être fidèles en
traitant avec les hommes , et vous auriez honte de
ne l'être pas : n'y aura-t-il que Dieu avec qui vous
ne garderez nulle règle de fidélité ? Faisons donc ,
mes chers auditeurs , faisons enfin saintement et uti-
lement ce que peut-être nous avons fait tant de fois
sans fruit et à notre condamnation. Imitons ces saints
pénitens de rEglis€ , qui toute leur vie se sont tenus
inviolablement attachés à Dieu , après être rentrés
dans sa grâce. Demeurons fermes dans nos résolu-
tions , et par une persévérance inébranlable mettons
le sceau à notre pénitence. Autrement nous avons
tout sujet de craindre , non-seulement pour les pé-
nitences passées , mais pour les pénitences à venir.
Car comme la rechute dans le péché rend la péni-
tence passée très-suspecte , elle rend la pénitence à
venir très-difficile et presque impossible. C'est la se-
conde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Quand je considère les termes dont s'est servi
l'Ecriture , en parlant de la pénitence qui suit la
202. SUR TA RECHUTE
rt'chiue dans le péché , je ne ni'élonne pas, chrétiens,
qu'il y ait eu autrefois des hérétiques, qui sur ce
point se soient portés à une rigueur extrême , et
n'aient gardé nulle mesure dans la sévériié de leur
morale. Peut-être n'y eut-il jamais d'erreur mieux
fondée en apparence , je dis en apparence , sur l'au-
torité de la parole de Dieu, que celle des novatiens,
qui , après le baptême , excluoient absolument et
généralement tous les pécheurs de la grâce de la
pénitence. Et quand Tertullien , raisonnant selon ses
préjugés, n'accordoit cette grâce de la pénitence
que pour une fois seulement , et sans espérance de
retour , il prétendoit parler si conformément aux
divins oracles , qu'il ne comprenoit pas qu'il y eût
des fidèles dans un sentiment contraire. En ejQfet ,
que peut-on dire , ce semble, de plus exprès, que
ce qu'a dit saint Paul , dans l'épître aux Hébreux?
Il est impossible , mes frères ( ce sont ses paroles
que vous avez cent fois entendues, mais dont j'en-
treprendsaujourd'hui de vous donner une intelligence
exacte ) , il est impossible , disoit ce grand apôtre
que ceux qui ont goûté le don de Dieu , qui ont eu
la participation du Saint-Esprit, qui se sont nourris
des vérités célestes et de l'espérance des granderrs
du siècle futur , et qui sont après cela tombés , se
renouvellent par la pénitence; parce qu'autant qu'il
est en eux , ils crucifient de nouveau le Fils de
Dieu et l'exposent à l'ignominie. C'est ainsi , dis-je,
que s'expliquoit saint Paul : Impossihile est eos qui
scmel sunt illuminati et prolapsi surit , reno^^ari ad
pœnitentiam : rursùm cruciji pentes Filium Dei^
DANS LE PÉCHÉ. oo3
et ostentiii hahentes (i). En falloit-il davaniage
pour servir de prétexte à ces hérétiques dans le dessein
qu'ils avoient d'abolir l'exercice et le ministère de la
pénitence ? L'Eglise les a condamnés , et nous les
condamnons avec elle. Saint Jérôme et S. Augustin
ont interprété ce passage , de l'impossibilité de re-
venir jamais à la grâce baptismale , quand on en est
une fois déchu , parce que le baptême , que l'on
nommoit alors la première pénitence , est un sacre-
ment qui ne se peut réitérer : et cette explication ,
que j'estime la plus littérale, corrige, si j'ose parler
ainsi, toute la dureté de l'expression de l'Apôtre.
Saint Thomas et Hugues de Saint-Victor l'ont pris
plus simplement, et l'ont entendu de la pénitence
ordinaire que nous appelons le sacrement de récon-
ciliation : tâchant d'ailleurs d'accorder la possibilité
de la conversion pour les pécheurs même relaps ,
avec cette parole redoutable : ïmpossihile est re-
novari ad pœnitentîam.
Quoi qu'il en soit , chrétiens , notre grande règle
est de nous contenir sur cela dans les bornes que
l'Eglise s'est prescrites, en réprouvant le pernicieux
dogme de Novatus. Or , par la censure qu'elle en a
faite , nous savons et il est de la foi , qu'après la re-
chute dans le péché , Dieu veut encore la vie du
pécheur et non pas sa mort ; qu'il l'invite encore à la
pénitence , ou plutôt qu'il la lui commande et l'y
oblige ; et par conséquent , que malgré toutes les
rechutes , la pénitence est encore possible , et la
grâce encore prête pour l'accomplir. Voilà ce que
(i) Hebr. «.
204 SUR LA RECHUTE
l'Eglise a décidé : mais elle en est demeurée là ; ayant
laissé du reste aux paroles de S. Paul toute l'étendue
et toute la force qu'elles peuvent avoir. Et parce que
ce terme d'impossible , dans le langage commun des
. hommes , convient même aux choses qui se peuvent
absolument, mais dont l'exécution est difficile et
accompagnée de grands obstacles , de là vient qu elle
a toujours autorisé la pensée des Pères , qui surtout
en certains pécheurs sujets à des rechutes plus cri-
minelles, ainsi que je vous ferai voir, reconnoissent
«ne espèce d'impossibilité morale , c'est-à-dire , une
difficulté extrême de renoncer à leur péché et de se
convertir à Dieu. Si nous raisonnions en chrétiens,
celte vérité toute seule ne devroit-elle pas nous suffire
pour marcher avec crainte et tremblement dans les
voies du salut éternel ?
Mais attachons-nous à la bien pénétrer ; et pour
en tirer tout le fruit qu'elle est capable de produire ,
que chacun de nous s'en fasse l'application parti-
culière. Vous me demandez pourquoi la rechute
dans le péché nous rend la pénitence si difficile :
et moi je vous réponds avec saint Bernard , que
c'est parce qu'elle éloigne Dieu de nous , parce
qu'elle fortifie l'inclination que nous avons au mal ,
parce qu'elle affoiblit en nous toute la vertu de la
grâce , et parce qu'elle a de sa nature une essentielle
opposition à celle qui nous réconcilie avec Dieu.
Quatre articles dont chacun séparément peut nous
tenir lieu de démonstration. Oui , mes chers audi-
teurs , le premier malheur que nous attire la re-
chute , c'est d'éloigner Dieu de nous , et d'épuisés
DANS LE PÉCHÉ. 2o5
en quelque sorle sa miséricorde , qui , tout infinie
qu'elle est en elle-même , ne laisse pas d'être bornée
par rapport à nous et à la distribution qu'elle fait
de ces grâces spéciales , et de ces secours extraor-
dinaires dont notre conversion dépend. Super tribus
scelêribus Damasci , et super quatuor non con-
vcrtam eum (i). Pour les trois premiers crimes de
Damas , disoit Dieu par un de ses prophètes, je les
ai soufferts, et j'ai bien voulu les oublier : mais
pour le quatrième , je laisserai agir ma justice et
ma colère : comment cela ? en m'éloignanl de ces
impies qui m'ont irrité par leurs infidélités. Or^, du
moment , chrétiens , que Dieu s'éloigne de nous ,
il ne faut plus s'étonner si la pénitence devient
difficile , el si cette difficulté croît à proportion de
cet éloignement : pourquoi ? parce qu'il n'y a que
Dieu , remplissant notre cœur de sa présence , et
y répandant l'onction de son esprit , qui puisse
nous faciliter la pénitence et nous la faire aimer.
En pouvons-nous voir une plus belle figure que
dans cet homme si fameux de l'ancien Testament ,
l'invincible Samson ? Une passion Tavoit aveuglé ;
mais l'aveuglement où il étoil tombé n'étoit pas allé
d'abord jusqu'à lui ôter les forces dont Dieu l'avoit
singulièrement et miraculeusement pourvu. L'étran-
gère à qui il s'étoit attaché , par une perfidie insigne ,
l'avoit déjà lié plusieurs fois pour le livrer aux Phi-
listins ses plus déclarés ennemis ; mais il avoit tou-
jours trouvé moyen de rompre ses liens el de se
mettre en liberté. De là il se ûiitloil que quoiqu'elle
(i) Anios. 1.
2o6 SUR LA RECHUTE
fît dans la suite , il sauroit toujours bien se dégager,
et il se disoit lui-même : Egredlar sicut antè (i).
Enfin celte femme artificieuse emploie si adroite-
ment ses ruses , qu'elle le séduit , qu'elle le dompte ,
qu'elle lui coupe cette chevelure fatale , oii , par un
secret mystère , sa vertu étoit renfermée. La nou-
velle en est bientôt portée aux Philistins. Ils le sur-
prennent , ils se jettent en foule sur lui : il veut
se relever comme autrefois ; mais il ne savoit pas ,
ajoute le texte sacré , que Dieu s'étoit retiré de lui:
Ncsciens quhd recessissct ab eo Dominus (2).
Voilà , mon cher auditeur , le tableau de votre ame
dans l'état malheureux oi^i je la conçois , qui est
celui de la rechute dans le péché. Vous dites, en vous
réveillant quelquefois du profond sommeil où vous
êtes endormi , et faisant sur votre misère quelque
réflexion : Je sortirai de cet état, comme j'en suis
déjà sorti : Egrediar sicut antè. Je briserai mes fers ,
je ferai un effort sur moi-même , je me délivrerai
de celle passion qui me tient captif ; Egrediar et
excutiam. Mais vous ne considérez pas que Dieu
s'éloigne ; qu'à mesure qu'il vous quitte , vous êtes
privé de son secours; que la pénitence vous devient
dès-là un fardeau pesant et un joug insupportable ,
et qu'au lieu que vous y trouviez auparavant des
consolations , vous ne l'envisagez plus qu'avec
horreur , parce que vos fréquentes rechutes vous
ont séparé de Dieu , et ont mis entre Dieu et
vous comme un chaos presque insurmontable :
Nesciens quhd recessisset ah eo Dominus, Cum-
(1) Jadic. iG (3} Ib'id,
DANS LE PÉCHÉ. 207
bien de fois, chrétiens, avez-vous éprouvé ce que
je dis ?
Cependant la volonté se pervertit toujours , et la
même rechute qui latfoiblit pour le bien , lui donne
de nouvelles forces pour le mal. Vous en savez le
progrès, et en vain m'arrêlerois-je à vous le décrire ,
puisque c'est par vous et par les tristes épreuves
que vous en faites , que j'en suis instruit. Après le
premier péché commence l'habitude ; l'habitude
venant à se former , elle jette peu à peu dans l'aveu-
glement et dans l'endurcissement. De là, le vice
s'enracine et passe comme dans une seconde nature.
Cette seconde nature est ce que^sainl Augustin appelle
nécessité , et cette nécessité suit le désespoir, et le déses-
poir cause l'impossibilité morale de la pénitence. Car
voilà l'idée que nous en donne saint Paul : Desperan-
ies semetipsos tradiderunt impudicîtiœ fi); et il
s'est servi de l'exemple du péché de la chair et de
l'amour impur, parce que c'est celui où la rechute
opère plus infailliblement et plus ordinairement
ces détestables effets. D'abord , l'ame chrétienne
abhorroit comme un monstre le péché , parce que
sa raison n'éloii pas encore aveuglée , ni sa volonté
corrompue. Mais à force de rechutes , ce péché ,
pdr ordre et par degrés , prend un entier ascendant ;
on s'y accoutume , on se familiarise avec lui, on
le commet sans scrupule , on s'y porte avec passion ,
on en devient esclave , on désespère de le pouvoir
vaincre, on s'y abandonne absolument: Despe-
ranles semetipsos tradiderunt. impudicitiœ» Mais
(i) E|)hes. 4-
20& tiUli LA RECHUTE
encore , reprend saint Chrysoslôme , de qui descs-
père-l-on ? esi-ce de Dieu ? est-ce de soi-même ?
De Dieu et de soi-même , reprend ce saint docteur.
De Dieu , parce que c'est un Dieu de sainteté qui
ne peut approuver le mal; et de soi-même , parce
qu'on est un sujet d'iniquité qui ne peut plus aimer
le bien. De Dieu , parce qu'on a si souvent abusé de
sa miséricorde et de sa patience ; et de soi-même ,
parce qr.'on a fait tant d'épreuves de son incons-
tance et de son infidélité. De Dieu et de soi-même
tout ensemble , parce qu'on voit entre Dieu et soi
des oppositions infinies : car voilà la source de ces
désespoirs. Ces désespoirs sont-ils raisonnables ?
non , chrétiens , puisque , bien loih de l'être , ce
sont de nouveaux crimes devant Dieu , n'étant
jamais permis à un pécheur, tandis qu'il est en cette
vie 5 de désespérer de Dieu et de sa bonté qui est
sans mesure. Mais ces désespoirs , tout déraison-
nables qu'ils sont, ne laissent pas d'être les premiers
eflfels de la rechute dans le péché : pourquoi ? parce
que l'espérance, qui est le fondement essentiel de
la péniience , se trouvant ébranlée par là, il faut
que, contre l'intention de Dieu même , tout l'édifice
de la pénitence le soit aussi , et que cette vertu qui
devroit être la ressource de l'homme pécheur, par
un défaut de confiance et de foi , lui devienne une
pierre de scandale contre laquelle son désespoir le
fait heurter : Desperanies semeiipsos iradiderunt
impudlciliœ.
Ajoutez à cela , mes chers auditeurs , que , par
de fréquentes rechutes, nous nous rendons inuîiles
les
DANS LE PÉCHÉ. 20Ci
les remèdes les p!us pnissans el les plus efficaces ,
et que la parole de saint Paul semble parfaitement
s'accomplir en nous , quand il dit que , lorsque nous
péchons volontairement , après avoir reçu la con-
noissance de la vérité , remarquez bien cette cir-
constance , il n'y a plus désormais d'hostie pour
1 expiation de notre péché , et qu'il ne nous reste
plus autre chose qu'une affreuse attente du jugement
et de la vengeance de Dieu : Voluntariè peccan-
tihus jam non relinquiîur pro peccatis hostia ;
terrlhilis autem quœdam expectatio judicii (i). En
effet , chrétiens, que direz- vous à un homme de c^i
caractère , qui , cent fois , s'est lavé dans les eaux
de la pénitence, et cent fois s'est replongé dans ses
premières abominations; que lui direz- vous , et avec
toute l'ardeur du zèle dont vous vous sentirez pressé
pour lui , par où le toucherez-vous ? Il n'y a rien
qu'on ne lui ait représenté , point de vérité quM
n'ait considérée , point d'exemple qu'on ne lui ait
mis devant les yeux ; il a été persuadé de tout, il a
entendu toutes les remontrances qu'on pou voit lui
faire , il a presque épuisé toute la vertu des sacre-
mens , et , par ses continuelles rechutes , il s'est
non-seulement accoutumé, mais endurci à tout
cela , si bien que Dieu lui peut dire ce qu'il disoit
à son peuple : Insanahilis fractura tua , pessima
plûga tua j, curationum uiilitas non est tihi (:i) ;
Ah ! pécheur , qu'as-tu fait , et à quelle exirémiié
l'es-tu réduit ? à force d'ouvrir tes plaies , tu hs
as rendues incurables, et les remèdes de ma grâce,
(i) Hebr. lo. — (2'' Jcrem. 5o-
TO.ME vu, l4
lilO SUR LA RECHUTE
qui font des miracles pour la conversion des autres ,
ii'onl plus de quoi le guérir.
Mais allons à la source , cl disons , clirétiens ,
que celte difïiculfé extnnne do la péuitence , après
la rechute dans le péché , vient de la nature nu^me
de la rechute , qui , d'elle-même , est singulière-
ment opposée à la grâce de notre conversion. Car
la rechute ajoute à la malice du péché, l'ingratitude
el le mépris : l'ingratitude du bienfait ou du pre-
mier pardon déjà obtenu , et le mépris de la ma-
jesté de Dieu offensée : deux obstacles à une seconde
réconciliation. Ingratitude du bienfait, qui consiste
. dit Terlullieu , non-seulement en ce que nous ou-
blions les miséricordes de Dieu passées , mais en ce
que nous les tournons contre lui-même, jusqu'à
nous en servir pour pécher plus hardiment et plus
impunément. Et en effet , si nous étions sûrs que
la rémission de ce péché qui vient de nous être
accordée , est la dernière de toutes les grâces que
nous avons à espérer , et qu'après cela la porte de
la miséricorde nous sera fermée pour jamais; si nous
le savions, quelqu'eraportés qne nous soyons, ce
seroit assez pour nous retenirelpournouspréserverde
la rechute. Nous nous faisons donc du remède même
de la pénitence un attrait à notre liberlinage ; et,
comme parle Tertullien , l'excès de la clémence d'un
Dieu sert à fomenter et à entretenir la témérité de
l'homme : Et alundantia cîementiœ cœlestis libi-
dinem facit humanœ temeritatis ; c'est-à-dire , que
lions sommes méchans parce que Dieu est bon; et
qu'au préjudice de tous ses intérêts , le moyen
DANS LE PÉCHÉ. 211
unique qu'il nous a laissé pour retourner à lui , et
pour rentrer dans la voie du ciel, nuus est comme
une ouverture aux égaremens de nos passions et à
la corruption de nos mœurs : Quasi faieref via ad
delinqucndum , quia patet adpœnitendum. Or Dieu ,
chrétiens, étant ce qu'il est, peut-il, pour l'honneur
même de sa grâce et pour la justification de sa
providence , n'avoir pas une opposition spéciale à
se réconcilier avec nous dans cet état ? Mépris de
la majesté et de la souveraineté de Dieu : car , pour
suivre toujours la pensée de TertuUien , qu'avoir fait
le pécheur , en se convertissant la première foi? et
en embrassant la pénitence ? il avoit détruit l'empire
du démon dans son cœur , pour y faire régner
Dieu ; et que fait-il en retombant dans son désor-
dre ? il bannit Dieu de son cœur , pour rétablir
l'empire du démon. L'homme, dans cette alternative
de pénitence et de rechute , semble vouloir faire
comparaison de l'un et de lautre , et après avoir
essayé de l'un et de l'autre, il conclut contre Dieu,
en s'attachant à son ennemi et le choisissant par pré-
férence à Dieu. De sorte , tout ceci est encore de
TertuUien , de sorte que , comme par la pénitence
son intention avoit été de satisfaire à Dieu , main-
tenant, par une pénitence toute contraire, et qui
est en quelque manière la pénitence de sa pénitence
même , aux dépens de Dieu, il apaise le démon et
lui satisfait. Or, si quelque chose peut nous rendre
irréconciliables , n'est-ce pas un tel outrage ? Toute
rechute peut nous engager dans ce malheur , mais
particulièrement celle qui va jusqu'à quitter absolu-
14.
212 SUR LA RECHUTE
ment Dieu , jusqu'à nous dégager de son service ,
jusqu'à secouer le joug de sa loi : je veux dire
celle par oii nous ne retombons pas seulement
dans le péclié , mais dans l'allachement au péché :
car une semblable rechute est une espèce d'apos-
tasie dont le savant Eslius , après plusieurs Pères ,
a prétendu expliquer le passage de saint Paul : Im-
possihile est renovari ad pœnitentiam ; ne vou-
lant pas que cette impossibilité , même morale ,
de revenir à la pénitence , fût l'effet des simples re-
chutes qui arrivent par surprise , par foiblesse , par
fragilité ; mais soutenant , et avec raison , que , dans
le sentiment de l'Apôtre , c'éloit la suite de ces
rechutes éclatantes , de ces rechutes méditées et
délibérées , de ces rechutes qui portent conséquence
pour rétal de la vie, et qui , après des conversions
édifiantes et publiques , déshonorent le culte de Dieu
et scandalisent la piété. Vous le savez , chrétiens ,
et fasse le ciel que votre expérience ne vous ail jamais
fait sentir combien ces circonstances criminelles
rendent difficile et comme impossible le retour à
Dieu.
Finissons , el de tout ce discours tirons une
double conclusion. L'une regarde ceux qui , depuis
leur pénitence , se sont maintenus heureusement
el constamment dans Tétat de la grâce ; et l'autre
s'adresse à ces pécheurs qui , par de funestes re-
chutes , se sont engagés dans les voies de l'iniquité
d'où la pénitence les avoit retirés. Donnons ani
premiers l'important avis que le Docteur des gentils
domioil aux chrétiens de Corlnlhe : Qui se exis--
DANS LE rÉCHÉ. 2l3
iimat stare ., videat ne cadat (i). Prenez garde,
mes frères , et que le malheur de tant d'ames que
la rechute a perdues et qu'elle perd tous les jours ,
vous serve de leçon et de motif pour exciter votre
vigilance. Mais en quoi cette vigilance doit - elle
consister ? à vous bien connoître , et à bien con-
noître' les dangers qui vous environnent ; à vous
bien connoître vous - mêmes , vos foiblesses , vos
inclinations , vos passions , afin de ne point comp-
ter sur vos forces et de vous en défier : car c'est une
salutaire défiance de vous-mêmes qui doit faire votre
assurance ; à bien connoître les dangers qui vous
environnent , afin de les éviter , de fuir l'occasion ,
de vous éloigner de telle compagnie : car ce qui
peut mieux vous garantir, avec la grâce divine,
c'est la fuite. Relevons l'espérance des seconds , et,
après les avoir justement intimidés , ne les r^eii-
voyons pas dans le découragement. C'est pour cela
que je les exhorte à faire de plus grands efiorts que
jamais; leur conversion est difficile, mais elle n est
pas encore absolument impossible ; ou, si elle est
impossible à l'homme , elle ne l'est pas à Dieu ni
à sa grâce. Parce qu'elle n'est pas impossible et
qu'elle est d'ailleurs nécessaire , il faut l'entre-
prendre; et parce qu'elle est difficile, il faut l'en-
treprendre avec une résolution forte et généreuse.
Ce que je leur conseille surtout aux uns et aux
autres , c'est de chercher un guide fidèle, un direc-
teur éclairé et désintéressé ; de lui exposer leur état
et de prendre ses conseils ; de ne point craindre
(i) 1. Cor. 10.
21^ SUR LA RECHUTÉ DANS LE PÉCHÉ,
qu'il les connoisse , mais de craindre plutôt qu'il
ne les connoisse pas assez : ainsi ils se maintien-
dront dans les voies de la pénitence s'ils y sont
rentre's , ou ils y rentreront s'ils ne s'y sont pas
maintenus ; la pénitence les conduira dans le chemin
du salut et les fera enfin arriver au port de la béa-
titude éternelle , que je vous souhaite , elc.
SERMON
POUR LE
XIX.' DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR L'ETERNITE MALHEUREUSE.
Tune dixit rex mlnistris : Ligatis manibus et pcdibus ejus,
mittite euni iu tenebras exteriores. Ibi erit fletus et stildor
clentium.
Alors le roi dit à ses officiers : Jetez-le dans les ténèbres ,
pieds et mains liées. C'est là qu'il y aura des pleurs et da
grincemens de dents. En suint Matth. , chap. 22.
Vu 'est l'arrêt que prononce un roi de la terre contre
un indigne sujet dont il se lient offensé, et c'est
ainsi qu'il punit la témérité de cet homme , qui ,
sans égard à la majesté du prince et au respect qui
lui est dû , s'est présenté à son festin , et n'y a pas
apporté la tobe de noces. Mais , chrétiens , ce roi
de la terre , tout rigoureux qu'il paroît , n'est qu'une
image bien imparfaite de ce Roi du ciel qui doit un
jour nous appeler à son tribunal pour y être jugés,
et pour y entendre le formidable arrêt de notre
réprobation , si nous avons eu le raaliieur d'encourir
sa disgrâce et de tomber dans les mains de sa jus-
tice. Les plus puissans rois de la terre , dans la plus
grande sévérité de leurs châlimens , n'ont, après
tout , de pouvoir , et n'exercent leur rigueur que
:il6 SUR l'eTEUNITÉ
sur les corps , sur ces corps déjà périssables par eux-
mêmes et mortels : Ligatis manihus et pedibus ;
mais d'étendre ses vengeances jusques à l'ame , de
faire sentir à lame tout le poids de sa colère , de la
réprouver et de la perdre , et , par le même ana-
tliême , de l'envelopper avec le corps dans la même
damnation : c'est l'essentielle et terrible difierence
qui distingue ce juge redoutable , dont le bras ven-
geur s'appesantit si rudement sur ses ennemis , et
les poursuit dans les ombres de la mort et les pro-
fonds abîmes de l'enfer. Le dirai - je néanmoins ,
mes chers auditeurs? ce n'est point précisément par
là , ce n'est point par la peine actuelle et présente
qu'il fait ressentir au pécheur réprouvé , que ce
souverain Maître me semble plus à craindre : c'est
par la durée infinie de cette peine , c'est par son
éternité. Si ce n'étoit pas une peine éternelle , il y
auroit une fin à espérer ; et celte espérance , dans
l'extrémité même de la douleur , seroit un soula-
gement et un soutien. Mais une peine sans fin, sans
espoir, sans remède , voilà ce que je viens vous
proposer comme le comble de la misère et l'état le
plus accablant ; voilà la source de ces larmes inta-
rissables , et la cause de ces grincemens de dents
dont il est parlé dans notre évangile : Ibi erit Jletus
et stridor dentîum. Vous voyez , chrétiens , l'im-
portante matière que j'entreprends aujourd'hui de
traiter : je veux vous entretenir de l'éternité mal-
heureuse ; et parce que c'est une de ces vérités capi-
tales qui se soutiennent par elles-mêmes , je veux ,
sans an et sans étudr . vous en donner les idées
MALHEUIÎEUSE. 217
les plus communes. Il ne me faut que le secours de
voire grâce , ô mon Dieu ! et je vous le demande
par l'iniercession de Marie , en lui disant : Ji^e,
C'est , dans tous les siècles , depuis re'tablissement
de l'Eglise , qu'on a raisonné sur rélernité malheu-
reuse ; et qu'outre les impies et les libertins déclarés ,
qui ont refusé de souscrire à cet article fondamental ,
il s'est trouvé , comme il s'en trouve tous les jours
au milieu même du christianisme , des chrétiens
foibles et chancelans , qui se sont laissé troubler de
certains doutes au sujet de cette éternité , et que
leur trouble , par une conséquence naturelle , a
refroidis dans tous les exercices de la religion : car,
dès que ce point de foi commence à s'ébranler dans
une ame , c'est une suite immanquable , que , per-
dant la crainte des jugemens de Dieu , elle se relâche
à proportion dans la pratique de ses devoirs , et
qu'elle vienne enfin à les abandonner. Il est donc ,
mes chers auditeurs , d'une nécessité absolue de
vous afTermir contre des incertitudes et des doutes
qui peuvent , quoique souvent involontaires , avoir
des effets si pernicieux ; et il me suffua , pour les
détruire ^ de leur opposer les principes mêmes de
la foi que nous professons. Mais afin de donner à
mon sujet plus d'étendue , je prétends aussi , dans
ce discours , attaquer un autre désordre , non moins
ordinaire ni moins condamnable : c'est de croire une
éternité malheureuse , ou de se flatter au moins de
la croire d'une foi ferme, d'une fui parfaite quant
à la soumission de l'espiil, et cependant de non
2l8 SUR l'éterniti?
tirer nulle résolution ; je dis nulle résolution efficace
pour le règlement de sa vie, et pour s'a))p;iqneF
avec plus de fidélité et plus de zèle aux œuvres
cliréiiennes : car, n'est-ce pas là une des contra-
dictions les plus insoutenables? Ainsi, mes frères,
pour vous proposer en deux mots tout mon dessein ,
je vais vous faire voir comment la foi doit nous
contirmer dans la créance de l'éiernilé malheu-
reuse : ce sera la première partie ; et comment la
créance de l'éternité malheureuse , par le plus juste
retour, doit nous exciter à la pratique des œuvres
de la foi : ce sera la seconde partie. L'une et l'autre
méritent une attention particulière.
PREMIÈRE PARTIE.
Oui , chrétiens , l'éternité des peines que souffrent
les réprouvés dans l'enfer , est un mystère dont la
créance semble avoir de grandes difiicultés; mais
j'ajoute que la foi sur la vérité de cet article , doit
corriger nos erreurs et perfectionner nos lumières.
Or , elle fait l'un et l'autre , et je vous prie de bien
comprendre ma pensée. Dieu propose aux hommes
une révélation aussi pleine de terreur que digne de
respect ; savoir , que tout péché mortel de sa na-
ture , mérite d'être puni par un supplice éternel.
Dieu, dis-je , nous propose ce point de créance
avec tout le poids de son autorité et par la bouche
des prophètes ; car leur jeu , dit Isaïe , ne s éteindra
jamais ; et par la bouche des apôtres : Ceux qui
résistent à V évangile en souffriront , selon le témoi-
gnage de saint Paul , éternellement la peine : et par
MALHEUREUSE. 219
les oracles de la Sagesse incarnée : Allez , maudits ,
au feu éternel , qui a été préparé pour le diable et
pour ses anges ; el par le consentement unanime
de toute i'Ej^Iise , laquelle a toujours interprété
l'Ecriture en ce sens ; et par les décisions des con-
ciles qui nous l'ont expressément déclaré ; el par la
tradition des deux lois , l'ancienne et la nouvelle ,
qui , sur ce dogme important , ont toujours tenu le
même langage : enfin ^ par toutes les maximes de la
foi qui nous annonce une peine éternelle dans sa
durée , comme due à un seul péché , et même à un
péché d'un moment , quand il va jusqu a nous sé-
parer de Dieu , et à rompre le sacré nœud qui nous
doit unir à lui. Est-il donc une vérité plus solide-
ment établie ? Mais sur cette vérité néanmoins , sur
cette révélation si aulhentiquement proposée , l'es-
prit de l'homme a souvent formé des difficultés ,
c'est-à-dire , des erreurs ; et lorsqu'il s'y est soumis ,
il a voulu chercher des raisons pour se justifier à
soi-même cette étonnante proportion d'une éternité
de peine avec un moment de péché. Or, à quoi
nous sert la foi , ou à quoi nous doit-elle servir ?
Je l'ai dit , et je le répète ; à corriger ces erreurs ,
comme étant opposées à la vérité primitive et infail-
lible , et à fortifier , à perfectionner les lumières qui
nous donnent quelque idée de ce mystère si éloigné
de nos vues humaines et de nos connoissances. Voilà
le plan de cette première partie , qui renferme sur
les jugemens de Dieu les plus grandes instructions.
Ecoutez-moi.
Ne parions point de l'athéisme, qui, niant un
zno SUR l'éternité
Dieu, nie conséquemment l'auteur d'une peine
éternelle. Ne nous arrêtons point non plus à l'im-
piété d'Epicure , qui, faisant mourir l'ame avec le
corps, détruit le sujet capable de souflTrir une peine
éternelle. Voici trois erreurs moins grossières et
plus raisonnables en apparence, qui ont attaqué
l'éternité des peines dans la proportion qu'elle
a avec le péché ; car les uns ont prétendu que cette
éternité de supplice pour un péché, quelqu'énorme
qu'il puisse être, répugnoit à la bonté de Dieu; les
autres ont cru de plus qu'elle blessoit les lois de
la justice de Dieu; et les derniers enchérissant en-
core, ont pensé qu'elle étoil même au-dessus de la
toute-puissance de Dieu. Dieu est trop bon pour affli-
ger éternellement une ame pécheresse; Dieu est trop
juste pour venger dans des siècles infinis ce qui
s'est passé dans un instant ; Dieu n'est pas assez,
puissant pour faire que la créature subsiste une éter-
nité entière dans les souffrances et dans la douleur:
voilà leurs raisonnemens ; mais moi , mes frères,
je soutiens que notre foi, dans ses principes, a
de quoi nous affermir contre toutes ces erreurs:
et comment est-ce qu'elle y procède ? apprenez-le.
Non , répond - elle aux premiers , une peine
éternelle pour un péché , n'est point incompatible
avec la bonté divine ; et ce qui vous trompe , c'est
la fausse opinion que vous avez conçue de cette
bonté souveraine d'un Dieu. Car , vous voulez
qu'elle consiste dans une molle indulgence à tolérer
le mal et à l'autoriser ; mais c'est cela même qui la
détriiiroit , puisqu'elle ne seroit pins ce qu'elle est ^
MALHEUREUSE. 22t
dès qu'elle cesseroit de haïr le péché autant qu'elle
ïe déleste et qu'elle le hait. Pourquoi disons-nous
que Dieu est souverainement bon ( c'est la belle
remarque de Terlullien ) , sinon parce qu'il a sou-
verainement le mal en horreur ? Et qu'est - ce à
l'égard de Dieu , que d'avoir une souveraine horreur
pour le mal , si ce n'est de le poursuivre sans relâche
et d'en être l'implacable vengeur ? Qui s enîm boni
auctory ni si qui inimicus mali ; et guis inimicus
mali , nisi qui expugnator ; quis autem expugna-
tor , nisi qui et punitor ? Ainsi raisonnoit-il contre
Marcion. Comprenez donc , ô homme ( c'est toujours
le même TertuUien qui parle ) , comprenez ce que
c'est qu'un Dieu bon. C'est un Dieu opposé essen-
tiellement au péché , un Dieu toujours ennemi du
péché , et parune suite nécessaire , un Dieu per-
sécuteur éternel du péché. Tellement qu'il ne sercit
plus Dieu s'il y avoit un instant oii il n'agît pus
contre le péché pour le condamner et pour le punir,
parce que ce ne seroit plus un Dieu bon de la ma-
nière qu'il l'est et qu'il le doit être. Mais que vou-
droit le pécheur? En se faisant des idées de boulé
selon les intérêts de sa passion , il voudroil un Dieu
sous lequel les crimes pussent être quelque jour eu
paix : Deum malles sub quo delicta aliquandd gau-
dcrent ; et il jugeroit ce Dieu bon , qui rendroit
riiomme méchant par l'assurance d'une rémission
future : Kt illum bonum judicares , qui Jwminern
malum faceret securitate dclicti. De là , poursuit
encore Terlullien , vous ne voulez point reconnoîire
cette bonté , dont l'essence est de ne pouvoir jamais
222 SUR l'Éternité
convenir avec le mal , et d'avoir pour lui une haine
sans retour. Mais si vous ne la reconnoisstz pas ,
tous les saints et tout ce quil y a eu de vrais fidèles
versés dans la science de Dieu l'ont reconnue ; ils
l'ont hautement confessée , ils lont publiée et j^lo-
rifiée , parce qu'éclairés d'une sagesse supérieure à
la vôtre , et toute céleste , ils ont vu que Dieu
devoit être bon de la sorte , et que selon les règles
de sa sainteté , il ne le pouvoit être autrement.
Pour remonter à la source de l'erreur que je
combats , Origène fut le premier qui voulut faire
Dieu plus miséricordieux qu'il n'est en lui-même,
ou plutôt , comme dit saint Augustin , qui voulut
paroître lui-même plus miséricordieux que Dieu ,
lorsqu'il avança qu'après un certain temps les peines
des âmes réprouvées finiroiont. Hérésie dont il se fit
le chef, et pour laquelle 1 Eglise le frappa de ses
anathêmes. Aussi , chrétiens , observez , je vous prie,
le prodigieux égarement de l'esprit de l'homme ,
quand il n'est pas conduit par la foi. Cet Origène
qui , par un sentiment présomptueux de la boulé de
de Dieu, ne vouloit pas que la peine des damnés
fût éternelle, par une autre erreur toute contraire,
mettant des bornes à la miséricorde de Dieu , s'em-
porta jusqu'à soutenir que la gloire des bienheureux
auroit elle-même son terme, et que comme les ré-
prouvés passeroient de l'état des souffrances à celui
du repos, ainsi les saints qui régnent avec Dieu,
changeroient de temps en temps , par une triste et
-monstrueuse vicissitude , leur état de repos dans un
étal de souffrance , pour se purifier toujours davan-
MALHEUREUSE. 223
ta«ye , et s'acquitter pleinement des anciennes dettes
qu'ils auront contractées dans la vie. Voilà , reprend
S. Augustin , comment cet homme si déclaré, d'une
p.\n , en faveur de la divine miséricorde , l'outrageoit
de l'autre, elperdoit l'avantage dont il seprévaloit,
d'en être le plus zélé partisan ; puisque s'il donnoit
aux âmes réprouvées une fausse espérance de la béa-
titude , il ôtoit aux âmes prédestinées la solide assu-
rance de l'éterniiéde leur bonheur. Mais après tout,
pouvoit dire Origène , pourquoi donc tant exaller la
bonté de notre Dieu, créateur de l'univers, si de
longs siècles de satisfaction et de peine ne suffisent
pas pour expier à ses yeux un seul crime , et pour
éteiudre le feu de sa colère ? Ah ! s'écrie S. Grégoire ,
l'homme est toujours subtil à tirer des conséquences
de la bonté de Dieu contre Dien même ! Et moi je
réponds : Pourquoi donc l'Ecriture nous fait-elle
entendre tant de menaces et tant d'arrêts foudroyans
qui condamnent le pécheur à cette affreuse éternité
de supplices, s'il y a lieu de penser qu'il ne doive
pas toujours souffrir? Chose étrange , ajoute ce grand
pape ! nous nous mettons en peine de garantir la
bonté de Dieu , et nous ne craignons pas de le faire
auteur du mensonge pour sauver sa miséricorde ,
comme s'il étoii moins véritable dans ses paroles ,
que favorable dans ses jugemens : Deum satagunt
pcrhihere misericordem , et non verentur prœdicare
Jallacem (i).
En effet , la môme Ecriture qui m'apprend que
Dieu a des entrailles de miséricorde pour les hommes ,
(i) Greg.
:i24. SUR l'éternité
me déclare en même temps, et dans les termes les
plus formels, qu'il y a des flammes éierneiles allu-
mées pour le tourment des pécheurs. Il ne m'est pas
plus permis de douter de l'un que de l'autre ; mais
je dois par l'un rectifier les faux préjugés dont je
pourrois me laisser prévenir à l'égard de l'autre. Car
au lieu de dire : Dieu est la source de toute bonté ,
donc il ne punira pas éternellement le péché ; je
dois dire : Dieu punira éternellement le péché , quoi-
qu'il soit la source de toute bonté et la bonté même,
puisque la foi me l'enseigne de la sorte , et que c'est
nne vérité fondamentale dans la religion. Ainsi la
bonté de Dieu n'exclut point l'éternité des peines,
ni l'éternité des peines n'est point contraire à la
bonté de Dieu. Mais comment et par où se conci-
lient dans le même Dieu cette bonté suprême et
celte extrême sévérité? c'est ce qu'il ne m'appartient
pas de pénétrer , mais c'est ce que je suis obligé de
croire. Il me suffit de savoir l'un et l'autre , et de le
savoir comme je le sais , avec une entière certitude,
dès que l'un et l'autre m'est révélé par l'esprit de
Dieu : je me tiens là , et je ne vais pas plus avant.
Ce n'est pas que sans diminuer d'un seul moment
la durée des peines de l'enfer, je ne pusse absolu-
ment concevoir tout ce que je sais et tout ce que je
crois de la bonté de Dieu ; ce n'est pas qu'il me fût si
difficile de comprendre qu'une bonté assez ennemie
du péclié , pour avoir fait descendre un Dieu sur
la terre afin de le détruire ; pour l'avoir porté à se
revêtir de notre chair , à prendre sur soi toutes nos
misères , à mourir sur une croix , l'est encore assez
pou;-
MALHEUREUSE. 225
pour le déterminer, ce même Dieu si saint et si bon,
à ne faire jamais grâce au péché. Mais la voie est
plus courte et plus sûre tout ensemble , de respecter
ce mystère sans l'examiner , et de me contenter du
témoignage de ma foi que je ne puis démentir. Elle
est infaillible dans ses connoissances, et ses connois-
sances sont au-dessus de toutes mes vues. Quand
donc , en me faisant reconnoîlre dans Dieu une su-
prême bonté , elle m'annonce toutefois une éternité
malheureuse, ou quand, en m'annonçant cette mal-
heureuse éternité , elle ne m'en fait pas moins re-
connoître dans Dieu une bonté suprême, en voilà
plus qu'il ne faut pour résoudre tous mes doutes; et
c est ainsi, chrétiens , que la foi corrige la première
erreur touchant la peine éternelle du pécheur impé-
nitent et réprouvé. Passons à la seconde.
C'est qu'une peine éternelle ne peut s'accorder
avec la justice de Dieu : pourquoi ? parce que le
propre de la justice est de conformer le châtiment
à lolfense ; en sorte que ni l'olFense, par sa gravité ,
ne soit point au-dessus de la peine, ni la peine par
sa rigueur, au-dessus de l'otiense. Or, où est cette
égalité et cette proportion entre une éternité de
peine et un péché de quelques jours, de quehpies
heures , et même d'un seul moment? Si j'avois, mes
chers auditeurs, à justifier cet article de notre foi
autrement que par la foi môme , je pourrois vous ré-
pondre que s'il n'y a pas entre celte éternité et ce
péché une proportion de durée, il peut y avoir, et
qu'il y a en eil'et une proportion de malice d une
part , et d'.iuire part , de satisfaction et de punition:
TOME Yil. i5
22G SUR l'Éternité
de malice dans le péché ^ et de satisfaction dans le
châtiment. Je m'explique : car ce qui nous trompe ,
c'est de vouloir mesurer la durée de la saiisfaciiou
que la justice de Dieu ordonne , par la durée de
l'action criminelle dont le pécheur s'est rendu cou-
pable. Faux priucipe, dit saint Augustin : et pour
en voir sensiblement l'illusion , il n'y a qu'à consi-
dérer ce qui se passe tous les jours dans la justice
même des hommes. Qu'est-ce que l'iguominie d'un
supplice infâme , et que la tache qu'il imprime ,
laquelle ne s'effacera jamais? qu'est-ce qu'un état de
servitude et qu'un esclavage perpétuel ? qu'est-ce
que l'ennui d'un bannissement , d'un exil, d'une cap
tivité aussi longue que la vie ? Tout cela n'est-ce pas ,
autant qu'il le peut être, une espèce d'éternité? Or
nous voyons néanmoins que la justice humaine em-
ploie tout cela contre un attentat presque aussitôt
commis et achevé , qu'entrepris et commencé. Et
quand pour venger cet attentat si peu médité quel-
quefois , et si promptement exécuté , elle fait servir
tout cela, nous ne trouvons rien dans la peine qui
excède le crime. Elle va plus loin; et qu'est-ce que
la mort, demande encore saint Augustin? cette mort,
de toutes les choses terribles , selon la nature , la plus
terrible ; cette mort qui, de tous les biens temporels ,
enlève à l'homme , en le détruisant , le plus précieux
qui est la vie; cette mort dont le coup est irrémé-
diable, et dont les suites par là même, sont comme
éternelles. Toutefois , que ce soit le châtiment de
certîiins crimes, quelque subits d'ailleurs et quelque
passagers qu ils aient été, c'est ce que nous approu-
MALHEUREUSE. 227
vons; c'est en quoi nous admirons et la sagesse, et
l'équiié des lois du monde. Il est vrai 5 continue le
même Père , et cette observation convient parfaite-
ment à mon sujet, il est vrai que le sentiment de
celte mort passe, mais l'effet ne passe point, et c'est
surtout ce que se propose la loi.
Car prenez garde , s'il vous plaît , que la première
et la plus directe intention de la loi n'est pas de
tourmenter pour quelque temps le criminel sur qui
elle lance son arrêt; mais que par cet arrêt irrévo-
cable elle pe'nèlre jusque dans l'avenir , et que sa
vue principale est de le retrancher pour jamais à\i
commerce et de la sociëié des vivans , dont elle l'a
jugé indigne : Qui i^erà morte mulctatur , nvmquid
moram quâ occiditur , quœ hrevis est , ejus suppli-
cium leges œstimant ; an non potiîis qubd in sem~
piternum eiim auferant de societaie viçentium ? Ce
sont les paroles du saint docteur ; d'où il s'ensuit
que pour mesurer la proportion de la peine et de
l'offense , ce n'est donc pas une règle toujours à
prendre que la durée de l'un ou de l'autre , et que
dans un supplice qui ne finit jamais , pour un péché
qui finit si vite et dont le plaisir est si court , la
justice divine peut être à couvert de tout reproche.
Voilà , encore une fois , chrétiens , la réponse que
j'aurois à vous faire , et qui seroit pour vous , sinon
une preuve convaincante, du moins une des plus
fortes et des plus sensibles conjectures. Mais ce n'est
point là ce que je me suis prescrit; et sans quitter
mon dessein , j'en reviens à la foi.
Que me dit-elle? deux choses : que Dieu est juste,
i5.
228 SUR l'Éternité
et que ses vengeances sont éternelles. Elle ne me
peut tromper sur aucune de ces deux vérités, puisque
ce sont autant d'oracles émanés de la première vérité.
Par conséquent , ce sont pour moi deux vérités in-
contestables ; par conséquent , ces deux vérités ne se
combattent point l'une et l'autre, et concourent par-
faitement ensemble ; par conséquent , la peine des
damnés subsistant dans toute sou éternité, la justice
de Dieu subsiste dans toute son intégrité : que dis-je?
c'est dans celle éternité même qu'éclate la justice
divine, puisque la peine des damnés n'est éternelle
que parce que Dieu est juste, et qu'autant qu'il est
juste ; par conséquent , lorsqu'on me représente cette
peine éternelle , je ne dois pas conclure que Dieu
est injusle : car rien d'injuste, dit saint Augustin,
quand c'est le Juste par excellence qui l'a résolu :
^iliil injustum esse pot est , quod pi a cet Justo,
Mais la conclusion que je dois tirer , est celle de
saint Ambroise : qu'il faut donc que le péché soit le
plus grand de tous les maux , puisqu'un Dieu si
juste le punit par la plus grande de toutes les peines;
qu'il faut donc que le péché renferme un fonds de
malice inépuisable , puisqu'au jugement mémo de la
souveraine justice, il demande pour réparation une
éternité toute entière; qu il faut donc que le monde
soit bien aveugle , lorsqu'il regarde avec tant d'in-
différence le péché , et qu'il en témoigne si peu de
crainte , puisqu'un seul péché le conduit dans le plus
profond abîme de la misère pour n'en sortu' jamais.
Tout cela fondé sur les principes indubitables et
inébranlables de la religion.
MALHEUREUSE. 229
Que lui reste-l-il à celle foi si droite et si éclairée?
de corriger la troisième erreur, qui refuse à Dieu le
pouvoir d'exercer sur le raême sujet une vengeance
éternelle , et de lui faire toujours égalemi iit sentir
les cruelles atteintes et les vives impressions du feu
qui le brûle. Erreur entre toutes les autres la plus
frivole et la plus vaine, pour quiconque a quelque
notion d'un Dieu tout-puissant. Gomme si Dieu ne
pouvoit pas donner au feu qu'il a choisi pour être
l'instrument de sa colère , des qualités propres , et
au-dessus de l'ordre naturel. Comme si Dieu , qui de
rien a tout créé, et qui d'un seul acte de sa volonté
soutient tout , ainsi que la foi nous le fait connoîlre,
manquoit de force et de vertu pour soutetenir toute
1 activité de ce feu, sans aliment et sans matière.
Comme s'il étoit difficile à Dieu , après avoir formé
et le corps et l'ame, de rendre l'un incorruplible
aussi bien que l'autre , sans le rendre , non plus que
l'autre, impassible; et de les conserver dans les
flammes , pour en éprouver les plus violentes ardeurs,
sans en recevoir la plus légère altération. Comme si
c'étoientlà de plus grands miracles pour Dieu ,qi!e
tant de prodiges éclatans que la foi nous met devant
les yeux , et où elle nous donne à entendre qu'il n'a
même fallu que le doigt du Seigneur : Digitus Dei
est Me (1). Qu'est-ce donc quand il déploie tout son
bras, et qu'il l'appesantit sur de rebelles créatures
frappées de sa haine? Qui le peut savoir, et quelle
horreur de l'apprendre par soi-même ? Brachium
Domini cul rcvelaluni est? (2) Ah ! mes thers au-
(i) Exod. 8. — (2) Isaï. 53.
23o sua l'éternité
diteurs , ne cherchons point , par d'inutiles question?
et des recherches dangereuses , à diminuer les salu-
taires frayeurs qu'excite en nous l'esprit chrétien.
Croyons , et dans un saint tremblement, rendons à
la bonté de notre Dieu , à la justice de notre Dieu ,
à la puissance de notre Dieu , tous les hommages
qui leur sont dus. N'écoutons point noire cœur ,
qui se trompe et qui voudroit nous tromper. Parce
que la vue d'un tourment éternel le trouble , et que
ce trouble intérieur l'importune et le gêne dans ses
passions déréglées ,il lâche par toute sorte de moyens
à rompre ce frein , et devient ingénieux à inventer
mille subtilités contre les vérités les plus essentielles.
Ne discourons point tant , mais agissons. Ce ne sera
ni noire philosophie , ni tous nos discours qui nous
garantiront de ce jugement de Dieu si formidable :
mais ce qui nous en préservera , c'est la docilité de
notre foi avec la sainteté de nos œuvres ; et voilà
sans contredit, de tous les partis, le plus sage,
puisque c'est évidemment le plus sûr.
Je ne prétends pas néanmoins que la raison ne
puisse être ici consultée , selon qu'elle est soumise
à la foi et qu'elle compatit avec la foi. Je ne crain-
drai point même de la faire ici parler , et de recueillir
lout ce qu'elle a découvert , pour justifier la con-
duite de Dieu et cet arrêt irrévocable , qui réprou-
vant le pécheur, le condamne à une peine éternelle.
Car c'est là , chrétiens , le terrible mystère , qui
de tout temps a exercé les premiers hommes de
l'Eglise et les plus versés dans les choses divines.
Et quoique les jugemens du Seigneur n'aient pas
MALHEUREUSE. 23l
besoin de la justification des hommes , puisqu'ils se
justifient assez par eux-mêmes , comme dit le Pro-
phète ; Judîcia Domini vera , justijicata in semei-
ipsa (i) ; toutefois ces saints docteurs ont pensé que
sur l'élernilé malheureuse des réprouvés , il étoit bon
de voir toutes les convenances qui s'y rencontrent,
et pour cela même , d'user de toutes les lumières et
de toutes les raisons que l'esprit humain , tout borné
qu'il est, nous fournit. Peut-être les avez-vous déjà
plus d'une fois entendues , ces raisons que j'ai à
produire : mais peut-être aussi vais-je vous les pro-
poser tout autrement qu'on ne vous les a fait con-
cevoir. Car mon dessein , en les produisant , n'est
pas tant de vous en faire sentir toute la force , que
de vou% faire ensuite comprendre comment la foi
les perfectionne. C'est à quoi je me suis engagé , et
ce qui demande une nouvelle attention.
Or , la première raison est de saint Jérôme et de
saint Augustin. Oui , mes frères , dit saint Jérôme ,
Ihomme pécheur doit éternellement satisfaire à
Dieu , parce que sa volonté éloit de résister éter-
nellement à Dieu. Cette pensée est solide et vraie ;
mais pour y bien entrer , écoutons saint Augustin ,
lequel a pris soin de l'éclaircir et de la mettre dans
tout son jour. Car , selon la belle remarque de ce
saint docteur , dans une volonté perverse et crimi-
nelle , ce n'est point précisément l'effet qn il faut
regarder, mais encore plus la volonté, l afleclion
du cœur ; et quoique l'elïet manque , parce qu'il
ne dépend pas de l'homme , il est juste que la
(i) Ps. 18.
232 SUR l'Éternité
volonté soit punie, el qu'elle le soit d'une peine pro-
portionnée à sa mauvaise disposition : Mérita malus
punitiir aff^'ctus , etiam ciim non succedit ejfectus.
Or , j'en appelle an témoignage de la Conscience ;
et n'est-il pas certain que ces amateurs d'eux-mêmes
et du monde, que ces esclaves du plaisir et de leurs
sensuelles cupidités , que tant de pécheurs vendus
au péché , se trouvent devant Dieu , scrutateur des
âmes et de leurs plus secrètes intentions , tellement
disposés , qu'ils voudroient ne quitter jamais cette
vie présente dont ils goûtent les faux biens , qu ils
voudroient éternellement y jouir des mêmes objets
de leurs passions , et que volontiers ils renonce-
roient à toute autre félicité ? Si donc l'acte du péché
ne dure pas , l'amour du péché et l'attachement au
péché est en quelque manière éternel : de sorte que
dans la disposition du pécheur est renfermée une
volonté secrète , ou , pour parler avec l'école , une
volonté interprétative d'être à jamais pécheur , puis-
qu'il voudroit toujours posséder ce qui entretient
son péché. Aussi , c'est la réflexion de saint Grégoire
pape , à bien considérer les impies , el tout ce que
nous comprenons sous le nom de pécheurs , ils ne
cessent de pécher que parce qu'ils cessent de vivre ;
et ils souhaiteroient de ne cesser jamais de vivre ,
pour ne cesser jamais de pécher ; et s'ils désirent de
vivre , ce n'est point proprement pour la vie , mais
pour le péché : car sans le péché , cette vie , qui
leur est si chère et si précieuse , leur deviendroit
insipide et ennuyeuse. 11 y a donc toute la propor-
tion nécessaire entre l'éternilé de leur peine et la
MALHEUREUSE. 233
malignité de leur cœur , et l'on ne doit point tant
s'étonner que le châtiment n'ait point de fin , après
que la volonté de pécher n'a point eu de terme.
Ce n'est pas assez: mais à celte raison , S. Thomas
en ajoute une seconde. C'est , dit ce docteur angé-
lique , qu'en quelque disposition de volonté que
puisse être l'homme quand il pèche , il m'est évident
que le péché qu'il commet est irréparable de sa
nature ; qu'étant irréparable , il est en ce sens éter-
nel , et que par là même il mérite un supplice éternel.
Appliquez- vous à ceci , chrétiens. Tout péché mortel
une fois commis , ne peut être aboli qu'en l'une de
ces deux manières : ou de la part du pécheur , par
une satisfaction digne d'être acceptée ; ou de la
part de Dieu , par une cession gratuite et absolue
de ses intérêts. Que le pécheur , je dis le pécheur
réprouvé , satisfasse dignement à Dieu , c'est de quoi
il est incapable , dès qu'il est privé de la grâce. Que
Dieu cède ses droits , c'est à quoi rien ne l'oblige ,
et ce qu'on ne peut exiger de lui. Donc , à s'en
tenir aux termes de la justice , ce péché dans toute
l'éternité ne se réparera jamais , et paroîtra toujours
aux yeux de Dieu comme péché. Or , tandis que le
péché demeure sans être effacé par nulle réparation ,
il doit avoir sa peine , conclut l'Ange de 1 école ,
et la durée de la peine doit répondre à la durée du
péché.
Il y a plus , et c'est la troisième raison que les
théologiens , après saint Augustin, tirent encore de
la nature du péché. Car, qu'est- ce que le péché ?
c'est un éloigntment volonlaire de Dieu , c'est un
234 SUR l'Éternité
mépris formel de Dieu , c'est un amour de la créa-
ture préféiablement à Dieu, c'est une injure, et
l'injure la plus atroce faite à la majesté de Dieu,
Cela posé comme une vérité universellement recon-
nue , mesurons , dit saint Augustin , la grièveté de
cette injure par la grandeur du Maître qu'elle ou-
trage , et nous trouverons qu'elle est infinie dans
son objet , puisqu'elle blesse une grandeur infinie.
Or , un péché dont la malice est infinie , demande
une peine infinie : et comment le sera-t-elle? sera-ce
en elle-même et dans son essence ? c'est ce qui ne
se peut , et ce que nul être créé n'est en état de
porter. Reste donc que ce soit une peine infinie
autant qu'elle le peut être , je veux dire dans sou
éternité , et qu'elle s'étende jusque dans l'immensité
des siècles à venir. Voilà l'unique voie que Dieu ait
de se satisfaire soi-même. Sans cette éternité , il y
auroit toujours une distance infinie entre l'offense
et la peine : mais par celle éternité , quoique Dieu
ne soit jamais pleinement satisfait , parce que la
peine étant éternelle , n'est jamais entièrement rem-
plie, il y a néanmoins entre le châtiment et le crime
toute l'égalité possible.
Telles ont été , dis-je , mes chers auditeurs , sur
le grand sujet de l'éternité malheureuse , les pro-
ductions de l'esprit de l'homme. Voilà où sont par-
venus ces esprits sublimes que Dieu avoit remplis
de sa sagesse et du don d'intelligence. Voilà les
découvertes qu'ils ont faites , et les lumières qu'ils
ont suivies. Respectons leurs sentimens : ils sont
solidement établis. Prenons bien leurs vues , et elles
MALHEUREUSE. 235
nousparoîiront justes et toutes saintes. Mais avouons-
le , après tout : il faut que la foi vienne au secours
pour les perfectionner et les confirmer. Vous voulez
savoir par oii elle les confirme et les perfectionne :
ah ! chrétiens , c'est un de ces secrets qui ne sont
connus qu'aux âmes humbles et aux vrais fidèles.
Car , si la foi donne à toutes ces connoissances une
perfection et une force particulière , ce n'est point
en élevant nos esprits , mais plutôt en les abaissant ;
ce n'est point en leur laissant une liberté présomp-
tueuse d'examiner et de raisonner , mais en les
soumeUant à l'autorité et à la mystérieuse obscurité
de la parole de Dieu ; ce n'est point en tirant le
voile qu'elle nous met sur les yeux et en nous
présentant la vérité dans un plein jour , mais eu
nous réduisant , contre toutes les difficultés et tous
les embarras, à cette réponse de saint Paul, qui
dans un mol résout tous les doutes et fixe toutes
nos incertitudes : 0 altitudo (i) / O jugement de
mon Dieu ! ô trésors inépuisables et cachés , non-
seulement de sa sagesse et de sa miséricorde , mais
de sa justice ! Je puis bien en entrevoir quelques
apparences , mais m'apparlient-il d'en pénétrer le
fond? Quàmincomprehensihilia sunt judlcia ejus ,
et investigahilcs viœ cjiis (2) / El qui de nous , en
effet , peut Hre dans le sein de Dieu tout ce qu'il
veut, et pourquoi il le veut ? Qui de nous a-t- il
appelé à ses conseils? Quis notait sensu m Domini ^
aut quis consiliarins cjus juit (3) ? Quand donc
j'aurai fait mille efforts pour sonder cet abîme , si
(1) Rom. 1 1. — (2) Ihïà, — (3) Ihid.
236 SUR l'éternité
je ne veux pas m'égarer el me perdre , je dois ton-
jours en revenir au principe fondamenlal , et m'écrier
en m'humiliant : 0 altitudo !
Chose admirable ! chrë liens : dès que la fol nous
a mis en celte préparallon de cœur et dans cette
soumission intérieure , c'est alors que , dispose's à
faire le sacrifice de tous nos raisonnemens et à y
renoncer , nous pouvons mieux raisonner que ja-
mais ; et en voici lévidente démonstration : parce
que n'ayant plus ni préjugés, ni vues propres à
quoi nous demeurions opiniâtrement attachés , nous
voyons d'un œil plus épuré , et nous jugeons d un
sens beaucoup plus rassis. Ces hautes idées que la
foi nous donne de la majesté de Dieu , de la bonlé
de Dieu , de sa justice et de sa sainteté ; par con-
séquent, de l'audace de l'homme qui s élève par
le péché contre cette majesté infinie , de l'ingrati-
tude de l'homme qui se tourne par le péché contre
cette bonlé souveraine , de la malignité el de la
corruption du cœur de l'homme qui oiFense par le
péché cette justice inflexible et cette sainteté éter-
nellement et nécessairement ennemie de tout dé-
sordre : ces grands objets n'étant plus affoiblls , ou
par les fausses préventions d'un esprit indocile , ou
par les aveugles cupidités d'un cœur passionné , se
présentent dans toute leur force, et font sans obstacle
toute leur impression. On les comprend avec moins
de peine ; et même à certains momens , il semble
qu'on en ait une connoissance distincte , et je ne sais
quel sentiment actuel qui remplit lame etquila saisit.
Il semble qu'on ail devant les yeux l'élernité toute
MALHEUREUSE. 20^
«niière , et qu'on en parcoure l'Immense étendue.
On la voit , autant qu'il est possible à la foiblesse
de nos esprits , dans toute son horreur ; et au lieu
de s arrêter à de vaines discussions , on ne pense
qu'à s'iuuiiilier sous la main toute - puissante de
Dieu 5 el à prévenir ses redoutables arrêts. On dit
comme le saint homme Job : Ferè scio qiibd iia
sit (i) ; Oui , il en est ainsi : car c'est ainsi que la
parole même de mon Dieu me l'assure ; et le plus
sage parti pour moi n'est pas d'entrer en de sèches
disputes el d'opiniâtres contestations sur la vérité de
celte divine parole , mais de prendre de solides me-
sures pour éviter l'affreux malheur qu'elle m'an-
nonce. Tout ce que j'ai donc à faire , est do me
prosterner aux pieds de mon juge , est de me tenir
devant lui dans un saint tremblement , el de le
fléchir par l'humilité et par la ferveur de ma prière.
Serois-je le plus juste des hommes , voilà la dispo-
sition où je dois être et où je dois demeurer jusqu'au
dernier soupir de ma vie : Etiam si Jiabuero quip-
piam justum , noîi respondeho , sed judiccm meum
dcprecahor (2). C'est là, encore une fois, ce qu'on
dit , et c'est là qu'on porte toutes ses réflexions.
Effet salutaire de la fui : d'une foi prudente , mais
du resle docile , et dans sa pieuse docilité , mille
fois plus éclairée que toute la science et toute la
sagesse du monde ; dune foi soumise que Dieu
soutient par certaines touches secrètes , qu'il élève
par certaines lumières de sa grâce , et à qui il dé-
couvre ses plus impénélrables mystères. Telle a élé
(1) Job. 9. — (a) Ihid.
^38 SUR l'éternité
la foi des saints. Etoii-ce dans eux petitesse d'esprit?
«'toit -ce superstition? muis ne savons - nous pas
d'ailleurs qi.eis étoient ces lares génies , et ce que
toute l'antiquité a pensé de ces grands hommes
qu'elle a révérés comme ses maîtres , et que nous
îîoiis proposons encore comme nos guides et nos
modèles ? Ce qu'ils ont cru , ne pouvons-nous pas
bien le croire? et serons -nous bien justifiés au tri-
bunal de Dieu , quand nous lui dirons : Seigneur ,
je n'ai tenu nul compte de cette éternité , je l'ai
négligée parce que je ne la croyois pas ? Non , vous
ne la croyiez pas : mais pourquoi ? parce que vous
ne vouliez pas la croire , parce que vous affectiez de
ne la pas croire , afin de n'en être point troublé dans
vos désordres. Car , voilà le principe ordinaire de
l'incrédulité. Cependant , mon cher auditeur , que
vous l'ayez crue , ou que vous ne l'ayez pas crue ,
elle n'en est pas moins réelle ; les preuves qui pou-
voieat vous en convaincre , n'en sont pas moins
solides , et ce sera votre condamnation. N'en demeu-
rons pas là. Nous avons vu comment la foi doit nous
confirmer dans la créance de l'éternité malheureuse;
et nous allons voir comment la créance de l'éternité
malheureuse doit nous engager à la pratique des
œuvres de la foi et à toute la sainteté de vie qu'elle
exige de nous. C'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
De toutes les conséquences , il n'en est point de
plus juste que celle qui va servir de fond à celte
seconde partie, oii j'ai à vous montrer comment la
MALHEUREUSE. 23^
créance d'une éternité malheureuse doit exciter toute
noire ferveur dans la pratique des œuvres chré-
tiennes, et nous engager à une réformation entière
de nos moeurs. Car ce feu éternel , ce feu de l'enfer,
ou , si vous voulez , ce feu de l'autre vie , doit
éteindre en celle-ci un feu qui nous dévore et qui
nous perd , c'est le feu de nos passions déréglées ;
et en allumer un autre , qui est celui d'une charité
agissante et d'un saint zèle pour le règlement et le
bon ordre de toute notre conduite. Conséquence
fondée sur deux principes. L'un est l'amour de nous-
mêmes ; je dis cet amour raisonnable , cet amour
chrétien , que Dieu même nous commande et qui
nous oblige à nous préserver , autant qu'il nous est
possible , et par les moyens que nous en avons , du
plus grand de tous les malheurs. L'autre est, selon
les maximes de notre foi , l'indispensable nécessité
d'une vie sainte, c'est-à-dire, dune vie innocente
ou pénitente , pour se garantir de ce souverain mal
et pour ne pas tomber dans l'état de celte affreuse
damnation.
En effet , pour peu que nous nous aimions nous-
mêmes , comme il nous est ordonné de nous aimer ,
que devons-nous craindre davantage et que devons-
nous éviter avec plus de soin que la perte entière
de nous-mêmes, et une perte irréparable? Voyons
ce que nous faisons tous les jours pour la vie natu-
relle de nos corps. Parce que nous y sommes atta-
chés , à cette vie mortelle et fragile , est-il rien qui
nous coûte pour la conserver ? Y a-t-il danger qui
ne nous alarme , y a-l-il remède auquel nous n'ayons
n4o SUR l'Éternité
recours , est - il précaution que nous ne prenions ^
est-il dépense que nous ménagions, est -il état où
nous ne nous réduisions, est -il plaisir à quoi nous
ne renoncions? Quelle altenlion , quelle vigilance,
quelle détermination à tout entreprendre et à tout
soufiVir ! pourquoi ? pour ne pas perdre une vie
d'ailleurs passagère , et pour retarder une mort du
reste inévitable , et dont la peine ne se fait sentir
que quelques momens. D'où il est aisé de juger
quelle impression doit faire , avec plus de sujet , sur
nos cœurs , la crainte d'une mort éternelle et d'une
réprobation où l'homme rejeté de Dieu sans res-
source et abandonné à tous les fléaux de la plus
rigoureuse justice , ne subsistera durant des siècles
infinis et ne vivra que pour son tourment. Si l'aveu-
glement de notre esprit n'est pas encore allé jusqu'à
nous oublier absolument nous-mêmes , à quoi de-
vons-nous nous employer avec plus d ardeur, qu'à
mettre notre ame à couvert d'une si fatale destinée
et à la sauver de cette ruine totale ? Or , il n'y a,
vous le savez, point d'autre voie pour cela que la
fuite du péché , que le renoncement au monde,
que le service de Dieu , que l'observation de la loi
de Dieu , que tous ces exercices du christianisme
qui nous sanctifient devant Dieu et qui nous entre-
tiennent dans la grâce de Dieu. Voilà donc ma pro-
position vérifiée , que de croire une éternité de peine ,
c'est le motif le plus puissant pour nous remettre
dans la règle ou nous y maintenir , et pr)ur nous
porter à vivre en chrétiens. Donnez-moi le pécheur
le plus obstiné : je le délie , si la foi n'est pas tout
£1
MALHEUREUSE. zl^l
à fait morte dans son coeur , de rien répliquer à ce
raisonnement.
Mais pour mieux développer ce point qu'il nous
est si uiile de méditer , et dont Texlrême impor-
tance demande toutes nos réflexions, je prétends
que dans la foi de l'éternité malheureuse , nous avons,
pour corriger tous les désordres de notre vie et pour
ne rien omettre de tout ce qui peut, selon l'évangile,
nous affermir et nous avancer dans les voies de
Dieu, le motif tout ensemble et le plus universel, et
le plus sensible. Appliquez-vous à ces deux pensées.
Je ne dis pas le motif le plus parfait , mais je dis
seulement d'abord le motif le plus universel. Car
entre les motifs dont une ame chrélienne peut être
mue , et qui peuvent la conduire et la faire agir ,
je conviens que celui-ci , quoique saint et surna-
turel , suivant l'expresse définition du concile de
Trente , est après tout le moins relevé. Mais sans
être dans le même degré d excellence que les autres ,
je soutiens aussi qu'il a sur les autres cet avantage ,
d'être plus propre de tous les étals , et d'étendre
plus loin sa vertu. Je m'explique.
Il est vrai, se retirer du vice , et après de longs
égaremens revenir à Dieu par un pur amour de
Dieu ; s'adonner à la pratique de ses devoirs et les
observer en vue de la récompense qui y est promise,
et qui n'est autre que Dieu même : ce sont des mo-
tifs supérieurs et beaucoup plus dignes de l'esprit
chrétien. Il est à souhaiter que toutes les âmes se
portent là, et l'on doit, autant quon le peut, les y
élever. Mais il n'est pas moins vrai que tous ne sont
TOME \iu iti
243 SUR l'éternité
pas ëgalemenl disposés à prendre ces senlimens , ni
à se laisser toucher de ces vues toutes pures et toutes
divines. Il y a des justes, des fervens , des parfaits ,
qui , comme des enfans dans la maison du Père cé-
leste , cherchent à lui plaire , à le posséder pour le
posséder et pour l'aimer ; et qui par là même , sans
cesse excités et animés , s'attachent inviolablement
à ses divins préceptes, et se font une loi étroite de ses
moindres volontés : ils le servent par une affection
toute filiale. Mais aussi il y a des lâches , des mon-
dains , des pécheurs , de ces hommes terrestres et
tout matériels dont a parlé saint Paul , qui ne sont
guère susceptibles d'autre impression que la crainte
des jugemens et des vengeances de Dieu. Parlez-leur
des grandeurs de Dieu , des perfections de Dieu ,
des bienfaits de Dieu , des récompenses même de
Dieu , à peine vous écouleront-ils ; et s'ils vous
donnent quelque attention , tout ce que vous leur
ferez entendre leur frappera l'oreille sans descendre
jusque dans leur cœur : pourquoi ? parce que leur
cœur obscurci des épaisses ténèbres que les passions
y ont répandues, et rempli des idées les plus gros-
sières , est devenu tout animal , selon l'expression
de l'Apôtre. Or l'homme animal , ajoute ce même
docteur des gentils , ne comprend point les mys-
tères de Dieu , ou ne les comprend qu'autant qu'ils
ont de rapport à ses sens. Animalis homo non per-
cîpit ea (juœ sunt Spiritùs Dei (i). Voulez- vous
donc les remuer, les exciter , les réveiller de ce
sommeil léthargique où ils demeurent profondément
(l) 1. Cor. ■>..
MALHEUREUSE. 243
assoupis ? faites retentir autour d'eux les tonnerres
de la colère divine , et ce foudroyant arrêt qui les
doit condamner à des flammes éternelles : Disccdite
à me , maledicti ^ in ignem œtermim ( i ). Faites-
leur considérer attentivement , et représentez-leur
avec toute la force de la grâce , les suites et l'horreur
de cette parole : Sternum, Demandez-leur avec le
Prophète comment ils pourront dans l'éternité toute
entière souffrir toujours, brûler toujours, être toujours
tourmentéssans jamais, non-seiilementparvenirà lafin
de leur supplice, mais y recevoir quelque soulagement
et y avoir quelque relâche : Quis poterit hahitarecum
igné dévorante , cuni ardorihus scmpiternis (2) ?
Peignez-leur la douleur , le regret , la désolation ,
que dis-je? la fureur, le désespoir de tant de malheu-
reux sur qui Dieu a lancé ce redoutable analhême
dont vous les menacez et dont ils ressentiront éter-
nellement toute la rigueur. Engagez-les à faire
quelque retour sur eux-mêmes , et montrez-leur que
ces réprouvés, dont h condition leur paroît si dé-
plorable , et pour qui il n'y a plus désormais d es-
pérance , n'ont point été dans la vie plus criminels
qu'eux , et que plusieurs même ne l'ont pas été
autant qu'eux : qu'ils suivent la même roule , et
qu'ils marchent dans le même chemin , et par con-
séquent, qu'ils vont à la même perdition , et qu'ils
doivent s'attendre à tomber dans le même abîme ,
d'oi^i rien ne les pourra retirer. Donnez-leur à juger
ce que feroient ces damnés pour se racheter , s'il
leur restoit encore là-dessus quelque ressource ; ce
(1) MaUh. 25. — (2) Isai. 33.
16.
^ SUR L ÉTERNITÉ
qu'ils enlreprendroieiil pour cela , ce qu'ils endure"
loient pour cela , ce quiis sacrifîeroient pour cela ,
à quelles habitudes ils renonceroient , à quelles
pénitences ils se condamneroient , à quelles extré-
mités ils en vieudroient; et annoncez-leur que tout
l'avantage qu'ils ont présentement , est de pouvoir
re que ces réprouvés ne peuvent pins ; mais que
bientôt , s"ils n'y prennent bien garde, ce qu'ils
peuvent maintenant , ils ne le pourront plus eux-
mêmes. Enfin, conjurez-les d'avoir pitié de leur
ame : Miserere anirnœ iuœ (i). Quand vous leur
tiendrez ce langage, vous vous en ferez plus aisé-
ment écouter. Comme un malade plongé dans une
mortelle léthargie , commence à donner quelque
marque de sentiment et à ouvrir les yeux lorsqu'on
lui applique le fer et le feu , ce pécheur , à moins
qu'il ne soit tombé dans le dernier endurcissement ,
aura peine à tenir contre ces réflexions effrayantes.
Elles le frapperont, elles le consterneront, la cons-
cience les lui retracera mille fois dans l'esprit , et
surtout en certaines rencontres plus favorables ; la
grâce peu à peu , et peut-être tout à coup , fera
germer ces semences de conversion ; cet homme
enfin reviendra à lui , se reconnoltra , et la parole
du Saint-Esprit s' accomplira dans sa personne , que
la crainte du Seigneur est le commencement de la
sagesse : Initiiim sapientiœ timor Domini (2).
G' est ainsi que tant de mondains et de libertins
ont été retirés de leurs voies corrompues , et qu ds
sont rentrés dans la voie du salut. 11 n'y a qu'à
(i) Eccli. 3o. — (2) Ps. 110.
MALHEUREUSE. 245
consulter l'histoire de tous les siècles, et l'on verra
combien celle pensée de l' éternité malheureuse a
eu d'efficace dans tous les temps, et quels fruits de
pénitence et de sanciificalion elle a produits; que
c'est elle qui a conduit sur le sommet des mon-
tagnes et dans les plus ténébreuses cavernes, tant
de voluptueux , amateurs du monde et encore
plus amateurs d'eux-mêmes et de leur chair ; que
cest elle qui leur a fait rompre les nœuds les
plus étroits et les plus forts engagemens ; qui de
la plus molle sensualité , les a fait passer à tous
les exercices de la plus dure mortification ; qui les a
réduits aux jeûnes , aux veilles , aux larmes con-
tinuelles et aux plus sanglantes macérations; que
c'est elle qui a rempli les cloîtres et les monastères
de religieux, dhommes , de filles, de femmes pé-
nitentes; qui les a tous assujettis au joug de la plus
anstèi'-e et de la plus pesante régularité ; qui les a
portés à s'immoler comme des victimes , sans épar-
gner ni biens , ni fortune, ni plaisirs, ni liberté,
ni santé , ni vie.
Et il ne faut pas penser que cette vue d'un
malheur éternel ne convienne qu'aux amcs enga-
gées dans le crime, ou à ces amcs foibles et encore
toutes couvertes , si j'ose ainsi m'exprimer , de la
poussière du monde et des impuretés de leurs in-
clinations vicieuses. Je l'ai dit , et je le répète ,
c'est une vue convenable à tous les degrés de per-
fection ; et quand je pourrois , avec quelqu'appa-
rence , me flatter d être au premier rang des élus do
Dieu, alors même ne cesserois-je point, pour me
2^6 SUR l'étkrnité
soutenir, pour me fortifier, pour m élever, de me
remettre dans l'esprit et de méditer les vengeances
infinies de Dieu : car je regarderois comme une
présomption de croire , ainsi que se le persuadent
quelques âmes chrétiennes , que ce seroit en quelque
manière dégénérer de l'état parfait , en m'arrêtant
à de pareilles considérations. Ah ! mes chers audi-
teurs, nous ne sommes pas plus parfaits que l'étoit
David , qui , selon qu'il le témoigne lui-même ,
s'entretenoit de l'éterniié dans ses plus profondes
réflexions, et en mesuroit , autant qu'il lui éloit
permis , l'immense étendue : Cogitavi dies antiquos ,
et annos œternos in mente hahui\ nous ne sommes
pas plus saints que l'étoit saint Jérôme, qui, dans
le souvenir de l'éternité , se frappoit sans cesse la
poitrine , pour attirer sur lui les miséricordes du
Seigneur , et pour détourner les coups redoutables
de sa colère ; nous ne sommes pas dans un degré plus
élevé que tant de solitaires et d'anachorètes , qui ,
des plus sublimes contemplations où Dieu sembloit
les transporter jusqu'au troisième ciel , descendoient
si souvent en esprit dans le fond des enfers , et se
perdoient dans ce vaste abîme de l'éternité. Bien-
heureux Arsène ! voilà ce qui vous occupoit et la
nuit et le jour , ce qui vous faisoit verser tant de
pleurs , ce qui vous faisoit adresser au ciel tant de
vœux , ce qui vous faisoit pratiquer tant de jeûnes
et tant d'austérités. Bienheureux nous-mêmes si nous
y pensions comme vous ! on en verroit bientôt le«
mêmes fruits.
Car, si ce motif est le plus universel, je puis
MALHEUREUSE. 247
ajouter que c'est encore le plus sensible. Ce qui se tait
sentir à nous sur la terre plus vivement , et ce qui nous
touche davantage , c'est la peine , et l'idée que nous
nous en formons. Le plaisir perd de sa pointe à propor-
tion de sa durée, jusque-là même que , tout plaisir
qu'il est, il nous devient insipide , il nous devient
incommode et fatigant par une trop longue conti-
nuité. Mais la peine , au contraire , fût-ce la plus
légère en elle même , bien loin de diminuer par le
temps , croît toujours et se rend enfin insupportable.
De là viennent ces frayeurs que nous cause la seule
vue d un mal dont nous pouvons-être atteints comme
les autres, et dont nous avons à nous préserver;
il suffit que l'esprit en soit frappé , pour en imprimer
presque par avance dans les sens toute la douleur.
Or, si cela est vrai, à l'égard d'un mal passager ,
combien plus l'est-il à l'égard d'un mal éternel? Si
donc je veux arrêter les mortelles atteintes d'une pas-
sion impure qui naît dans mon cœur et qui commence
à le corrompre ; si je veux réprimer le penchant
malheureux qui m'entraîne vers le monde et vers
certains objets du monde , que je ne puis éviter
avec trop de soin , et dont je ne connois que trop
la contagion ; s'il s'agit de renoncer à un attachement
criminel, à une habitude qui me tyrannise, et que
je veuille résister aux violentes attaques cii je me
trouve sans cesse exposé ; s'il faut me relever d'une
langueur paresseuse et lâche qui me fait négliger
mes devoirs , et qui pourroit peu à peu m'emporter
et me conduire aux plus grands désordres; s'il est
question de régler ma vie et de la rendre plus exacte.
248 SUll LÉTKRNITÉ
plus fervente , plus laborieuse et plus mortifiée ,
malgré les révoltes de la nature qui s'y oppose , et
tous Il'S combats qu'elle me livre , que fais-je ? je
recueille toute mon attention ])our contempler
l'éiernilé;, cette éternité de peine et de malheur. Dans
l'horreur d'une si triste destinée , j'applique toutes
les puissances de mon esprit à cette éternité , je l'en-
visage par tous les endroits , et j'en preiids , pour
ainsi dire , toutes les dimensions. Pour me tracer
encore une plus vive image de celte éierniié , et me
la représenter d'une manière plus conforme aux sens
et à l'intelligence humaine , je me sers des mêmes
comparaisons que les Pères , et je fais , si j'ose ainsi
m'exprimer , les mêmes supputations. Je me figure
toutes les étoiles qui brillent dans le firmament ; à celle
multitude innombrable , j'ajoute toutes les gouttes
d'eau rassemblées dans le sein de la mer; et si ce n'est
pas assez , je compte , ou je tâche à compter tous les
grains de sable qu'elle étale sur ses rivages. De là , je
m'interroge moi-même , je raisonne avec moi-même,
et je me demande : Quand sur ces brasiers ardens que le
souille du Soigneur et sa colère ont allumés pour ses
vengeances éternelles , j'aurois souffert autant de
siècles et mille fois au-delà, l'éternité seroil-elle finie
pour moi ? non : et pourquoi ? parce que c'est 1 éter-
nité , et que l'éierniié n'a point de lin. On peut
absolument savoir le nombre des éloiles du ckl, des
goulles d'eau dont la mer est composée, des grains
de sable qu elle jette sur ses bords; mais de mesurer
dans l'éternité le nombre dès jours, des années, des
siècles, c'est à quoi l'on ne peut atteindre, parce
MALHEUREUSE. 2^9
que ce sont des jours , des années , des siècles sans
nombre , disons mieux ; parce que , dans réterniié ,
il n'y a proprement ni jours, ni années , ni siècles,
et que c'est seulement une durée infmie.
Voilà , encore une fois, à quoi je m'attache , et sur
quoi je fixe mes regards : car je m'imagine que je
vois celte éternité, que je marche dans cette éter-
nité, et que je n'en découvre jamais le bout. Je
m'imagine que j'en suis enveloppé el investi de toutes
parts ; que si je m'élève , si je descends , de quelque
côté que je me tourne , je trouve toujours celte éter-
nité ; qu'après mille elTorls pour m'y avancer , je n'y
ai pas fait le moindre progrès , et que c'est toujours
réterniié. Je m'imagine qu'après les plus longues ré-
volulions des temps, je vois toujours au milieu de
cette éternité une ame réprouvée dans le même état,
dans la même désolation, dans les mêmes transports;
et , me substituant moi-même en esprit à la place
de cette ame , je m'imagine que, dans ce supplice
éternel , je me sens toujours dévoré de ce feu que
rien n'éleint, que je répands toujours ces pleurs que
rien ne tarit , que je suis toujours rongé de ce ver
qui ne meurt point , que j'exprime toujours mon
désespoir par ces grincemens de dents et ces cris
lamentables qui ne peuvent fléchir le cœur de Dieu.
Cette idée de moi-même, celte- peinture me saisit
et m'épouvante ; mon corps même en frémit , et
j'éprouve tout ce qu'éprouvoit le Prophète royal ,
lorsqu'il disoit à Dieu : Seigneur, pénétrez ma chair
de votre crainte, et de la crainte de vos jugemens:
Conjîge timoré iuo carnes meas ; à judiciis enim
25o suu l'éternité
tuis tîmui{y) .-Heureuse disposition contre tous les
assauts des plus dangereuses tentations et tous les
charmes des plaisirs les plus engageans. Dans le sai-
sissement où je suis, quoi que le christianisme puisse
exiger de moi , il n'y a rien à quoi je ne sois déter-
miné et que je n'entreprenne de pratiquer : car j'en
conçois la nécessité , et je la conçois par la vue de
l'éternité. De sorte que la foi , par cette vue de l'éter-
nité et par la grâce qui l'accompagne , exerce sur
moi comme un empire absolu ; elle me réduit aux
devoirs les plus rigoureux de la justice chrétienne ;
elle m'encourage à vaincre toutes les difficultés qui
s'y rencontrent , et à me faire pour cela de salutaires
violences; elle tient en bride toutes mes passions;
elle m'instruit , elle me gouverne j elle m'assujettit
pleinement à Dieu.
Mais l'éternité est incompréhensible , et le moyen
de craindre ce que Ion ne comprend pas? Et moi,
mon cher auditeur , je vous réponds : Le moyen de
ne le pas craindre ? Elle est incompréhensible, cette
éternité malheureuse : il est vrai; mais c'est par là
qu'elle est plus terrible; si je la comprenois, je la
craindrois moins , parce qu'elle seroit bornée , puisque
je ne puis rien comprendre que de borné ; si je la
comprenois , elle auroit un terme dans sa durée aussi
bien que dans mon esprit, et dès-là j'en devrois être
moins etfrayé, parce que je pourrois espérer de par-
venir à ce terme, et que, dans l élat de damnation ,
il me resteroit encore une ressource ; mais un mal
si grand qu'il en est inconcevable , c'est ce qui jette
(i)Ps. 118.
MALHEUREUSE. sSl
dans toutes les facultés de mon ame une terreur
dont je ne puis revenir. En effet, dès que c'est un
mal que je ne conçois pas , il est donc au-dessus de
tous les maux que je conçois; et quand je les verrois
tous réunis dans un même sujet pour le tourmenter ,
les comprenant tous, je conclurois qu'ils sont donc
tous, quoique rassemblés, infiniment au-dessous de
ce mal que je ne puis comprendre. D'où je tirerois
encore cette conclusion , qui en est la suite néces-
saire , que , quand il faudroit souffrir tous les autres
maux , je devrois , sans hésiter et même avec joie , y
consentir, pour me délivrer d'un mal que tous les
maux ensemble ne peuvent égaler. Or, à combien
plus forte raison dois-je donc me soumettre à une
légère pénitence , dois-je donc me résoudre à quel-
ques efforts et à quelques sacrifices qu'on me de-
mande , dois-je donc me captiver à quelques exer-
cices très-soutenables et très-praticables , pour rendre
ma conduite plus régulière selon Dieu , et pour vivre
en chrétien.
Voilà comment doit raisonner tout homme sage et
qui conserve encore dans son cœur quelque semence
de religion ; voilà comment il raisonnera et ce qu'il
conclura immanquablement lorsqu'il fera sur l'ave-
nir une sérieuse réflexion , et qu'il suivra de bonne
foi les premiers sentimens qu'inspire la vue d'une
éternité de malheur. Mais on ne conclut rien et l'on
ne se porte à rien , parce qu'on n'y pense point , ou
qu'on n'en a de temps en temps qu'une réminiscence
vague et superficielle. On pense assez, et l'on ne
pense même que trop , à tout ce qui pourra arriver
2^^ SUR l'éternité
dans le cours des années que l'on se promet de passer
sur la lerre ; on n'est que trop attentif aux revers -,
aux contre-lomps, aux disgrâces, aux perles qui
peuvent déranger les aflaires et renverser la forlune;
on n'examine que trop ce que l'on deviendra dans
la suite de l âge ; l'on ne prend sur cela que trop de
précautions et trop de mesures; à force même de
s'en occuper et de s'en remplir l'esprit , on se forme
mille chimères dont on se laisse vainement agiter, et
l'on se charge de mille soins réels et pénibles , pour
pre' venir des maux imaginaires qu'une timide pré-
voyance fait envisager. Cependant , on vit dans le
plus profond oubli de son sort éternel ; on y de-
meure tranquille et sans inquiétude ; la vie coule ,
l'éternité s'approche ; et comme ces victimes qui
alloienl les yeux bandés à l'autel où elles dévoient
être immolées , on va se jeter en aveugle dans le pré-
cipice. Hé! mes frères, sommes-nous chrétiens?
sommes-nous hommes? Sommes-nous chrétiens et
où est notre foi ? sommes-nous hommes et où est
notre raison ? Quand donc penserez-vous à celte
éternité , si vous n'y pensez maintenant ? sera-ce
dans l'élernité même ? oui , vous y penserez alors ,
vous y penserez durant toute l'élernilé ; mais sera-t-iî
temps d'y penser? mais comment y penserez-vous?
mais quel tourment sera pour vous celte pensée , et
de quels regrets serez-vous déchirés , quels reproches
vous ferez'vous à vous-mêmes de n'y avoir pas plus
tôt pensé ? C'est pour cela que nous vous en rappe-
lons si souvent le souvenir ; et que ne puis-je , pour
la réformalioiî du monde et pour son salul , faire à
MALHEUREUSE, 2r>3
eliaquebenre du jour retentir dans tontes les contrées
de l'univers cette seule et courte parole : Eternité !
Ce seroit assez pour y opérer les plus grands miracles
de conversion.
Non-seulement on ne pense point à réternilé
malheureuse ; mais je sais où en est venu , par un
excès d'aveuglement, et où en vient encore tous les
jours le libertinage du siècle : jusqu'à se jouer d'une
si utile pensée , jusqu'à regarder avec mépris un
homme qui en paroît touché et qui en veut profiter,
jusqu'à dire de lui , par la plus scandaleuse dérision :
Il craint l'enfer: car tel est le langage des mondains.
Ah ! mes chers auditeurs , vous raillerez tant qu'il
vous plaira , je ne l'en craindrai pas moins , cet enfer.
Je le crains , et que ne suis-je assez heureux pour
vous faire part de ma crainte ! je le crains souverai-
nement, je le craindrai constamment, et plaise au
ciel que je le craigne efficacement! je le crains sou-
verainement, parce que ma crainte doit être propor-
tionnée à son sujet ; et puisque cet enfer que je crains
est le souverain malheur, je ne le craindrois pas au-
tant que je dois , si ce n'étoit pas une crainte sou-
veraine. Je le craindrai constamment; et, pour ne
perdre jamais cette crainte, je la renouvellerai sans
cesse par la méditation et par une vue fréquente des
jugemens deDieu. Tant que je vivrai en ce monde,
quelques vertus que j'aie pratiquées, je ne saurai
jamais avec assurance si devant Dieu je suis digne
d'amour ou de haine , si je mérite ses récompenses
éternelles ou ses vengeances ; quand môme j'aurois
lieu d'(}tre en repos , et sur le passé , et sur le
254 SUR l'éternité
présent, au milieu de tant de pièges qui m'envi-
ronnent , et après des chutes si étonnâmes dont
on a été plus d'une fois témoin, je ne pourrai ja-
mais me répondre de l'avenir ; et dans cette double
incertitude , ma plus sure sauve-garde sera la vigi-
lance et la crainte. Enfin , l'une des plus grandes
grâces que je puisse obtenir du ciel , c'est que ma
crainte soit efficace : car il y a une crainte de l'enfer
stérile et infructueuse, comme il y un désir inutile du
salut. On craint et on désire , ou l'on croit désirer
et craindre ; mais on veut en même temps que ce
désir ni cette crainte ne coûtent rien. Crainte réprou-
vée ! En craignant, je dois agir, je dois me corriger,
je dois m'avancer, je dois me perfectionner , je ne
dois rien omettre de tout ce qui peut me garantir
du malheur oii je crains de tomber.
Tels sont mes sentimens , et puissent-ils ne s'effacer
jamais de mon esprit ! Si l'impie les traite de foiblesse
et de timidité superstitieuse , je préférerai ma foi-
blesse à toute sa prétendue force; il rira de ma sim-
plicité , et moi j'aurai pitié de sa folie , lorsqu'il ne
craint point ce qu'ont craint tant d'hommes raille
fois plus sages et mieux instruits que lui; de son in-
sensibilité , lorsqu'il prend si peu de part à une affaire
qui le touche de si près , et qu'il s'intéresse si peu au
plus grand de tous ses intérêts; de sa témérité et
de son audace , lorsqu'il s'expose si légèrement et de
sang froid à une éternelle réprobation , et qu'il n'a
point de peine à en courir tout le risque. S'il s'en-
durcit aux avis charitables que je voudrois sur cela
lui donner, et si , malgré les plus fortes remontrances ,
MALHEUREUSE. 255
1 demeure dans son obslinalion , à l'exemple de ces
anges , qui se retirèrent de Babylone , je l'abandon-
nerai à son sens réprouvé , et je penserai à moi-
même ; je lèverai les mains vers Dieu , et je lui ferai
la même prière que le Prophète : Ne perdas cum
impiis , Deus , animam meam (i) ; Ne perdez pas.
Seigneur ^ ne perdez pas mon ame avec les impies ;
sauvez-la par votre miséricorde ; aidez-moi à la sauver
moi-même par mes œuvres. C'est une ame immor-
telle , c'est mon unique : ah ! mon Dieu , dès qu'elle
seroit une fois perdue , elle le seroit pour jamai?.
Préservons-nous , mes chers auditeurs , d'une telle
perte"; chacun y est pour soi ; et de toutes les affaires ,
il n'en est point qui nous soit plus propre ni plus par-
ticulière que celle-là : le succès en dépend de Dieu
et de nous ; Dieu , de sa part , ne nous manquera pas ;
ne manquons pas à sa grâce , et disposons-nous , par
la parfaite observation de ses commandemens , à re-
cevoir sa gloire dans l'éternité bienheureuse, que je
vous souhaite , etc.
(i) Ps. 25.
SERMON
POUR LE
XX.' DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LE ZÈLE POUPt L'HONNEUR DE LA
RELIGION.
Credidit ipse , et domns ejus tota.
// crttt en Jésus-Christ , et toute sa maison crut comme
lui. En saint Jean , chap. 4-
\.-i'£ST d'un père de famille que l'évangile nous pro-
duit aujourd'hui l'exemple. Touché du miracle que
le Sauveur du monde venoit d'opérer en sa faveur,
et ayant embrassé la loi de cet homme-Dieu , il la
fait encore embrasser à ses domestiques , et ne croit
pas pouvoir mieux employer son pouvoir qu'à lui
soumettre toute sa maison : Credidit ipse , et domiis
ejus tota. Ce n'est pas qu'il use de violence , ni que
d'une autorité absolue il entraîne des esprits rebelles,
et arrache d'eux, pour ainsi parler, une foi contrainte
et forcée. En matière de religion , tout doit être libre
et pleinement volontaire; et Dieu réprouveroit un
culte oi^i le cœur n'auroit point de part. Si donc cette
heureuse famille s'attache désormais à Jésus-Christ
et en suit fidèlement la doctrine , c est qu'elle y
est engagée par l'exemple de son chef, c'est qu'elle
y est animée par ses sages remontrances , c'est que
le témoignage de ce nouveau chrétien est une ins-
truction
SUR LE ZÈLE POUR l'honneur, etc. liSy
tmclion pour elle qui l'éclairé , qui la convainc , et
que de l'honneur qu'il rend à la foi , elle apprend
elle-même à l'honorer. Car ce fut là sans doute , mes
chers auditeurs , la grâce prévenante et extérieure
dont Dieu se servit , tandis qu'il agissoit intérieure-
ment dans les âmes , et qu'il y répandoit les rayons
de sa lumière. Si ce maître n'eût pas cru , ou si , dis-
simulant sa foi , il n'eut pas eu l'assurance de s'en
déclarer , tant de sujets soumis à son obéissance et
témoins de sa conduite , seroient demeurés dans les
ténèbres de l'infidélité ; mais parce qu'il ne se con-
tenta pas de croire , et qu'il parla selon sa créance ,
qu'il s'expliqua hautement, qu'il confessa Jésus-
Christ de bouche et par oeuvres , sa conversion seule
fut le principe de toutes les autres conversions :"
Crcdidit ipse , et àomus ejus tota. Or voilà le zèle
que je voudrois allumer dans vos cœurs. Voilà,
chrétiens , par où je voudrois corriger mille scan-
dales que nous causons à notre religion , et qui la
déshonorent. Je vais vous faire comprendre ma pen-
sée : mais pour vous la bien développer , j'ai besoin
de l'assistance du Saint-Esprit , et je la demande par
l'intercession de Marie : disons-lui : Ave Maria,
Nous avons tous une obligation indispensable et
naturelle d'honorer notre religion , comme nous en
avons une d'honorer notre Dieu» Ces deux obliga-
tions sont fondées sur le même principe, et l'une
est une suite nécessaire de l'autre. Dieu et la reli-
gion , dit saint Thomas, ne se peuvent séparer; car
Dieu est la fin dernière que uous cherchons , et lu
JOME Yii. M
^58 SUR LE ZÈLE rOUR L'HONNEUR
religion esl le moyen qui nous lie à celle fin. Comrntï
il esl donc impossible d'aimer la fin sans aimer le
moyen , aussi est-il impossible d'honorer Dieu , sans
honorer la religion. Voilà le plus noble zèle que
nous puissions jamais concevoir , el celui de tous
auquel nous sommes le plus étroitement engagés.
(Test le plus excellent et le plus noble , parce que
faire honneur à la religion , c'est le faire à Dieu
même. Or ,quel avantage pour une créature ;, qu'elle
soit capable de faire honneur à son Dieu! C'est celui
auquel nous sommes le plus étroitement engagés,
parce que le premier de tous les devoirs, comme
les païens mêmes l'ont reconnu , regarde la divinité
et la religion. L'amour de la patrie, la foi conjugale,
la piété des enfans envers leurs pères , le lien des
amitiés les plus intimes : tout cela est fort, et ce
sont de grandes obligations ; mais tout cela doit
céder à l'obligalion dont je parle, el plutôt que d'y
manquer , il faut être prêt de renoncer à tout le reste.
Qu'est-ce que notre religion ? cest un précieux
héritage que nous avons reçu de nos ancêtres ,
comme ils l'avoient eux-mêmes reçu de Dieu. C'est à
nous de le conserver et de le maintenir avec honneur.
Moïse, Josué et les autres conducteurs du peuple de
Dieu , pouvoient tout sur lui quand ils l'intéressoient
par cette considération. Allons , dlsoient-ils , géné-
reux Israélites , cVst pour le Dieu d'Abraham qu'il
faut combattre; cest le Dieu d Kaac et de Jacob qui
vous commande de marcher; c'est le Dieu de vos
pères qui nous envoie pour vous témoigner combien
il se tient offensé de vos superstitions. A celte parole
DE L \ RELIGION. 2^^
<ài\ Dieu de leurs pères, ils se sentoient émus, ils
obéissoient sans réplique , ils brisoient leurs idoles ,
les armées eniières se meltoient sur pied et se pré-
sentoient à l'ennemi. Quoi donc, demande saint
Chrysosîôme , est-ce que Dieu étoil pour eux quelque
chose de plus parce qu'il avoit été le Dieu d'Abraliom ,
ou que leur religion éloit plus sainte parce qu'elle
avoit été celle de leurs pères ? Non , répond ce saint
docteur; mais cependant cette vue du Dieu de leurs
pères réveilloit en eux les plus purs senlimens de leur
foi. Se regardant comme les successeurs d Abraham ,
d Isaac et de Jacob , ils avoient honte d'avoir dégé-
néré de leur piété; et ce seul motif leur inspiroit le
zèle de ces grands patriarches , je veux dire, le zèle
de la vraie religion.
Je ne suis, chrétiens, ni un Moïse, ni un Josué,
pour prétendre la même autorité sur vous; mais j'en
ai une autre en vertu de mon ministère , qui ne
m'autorise pas moins à vous parler de la part de
Dieu ; et c'est par un mouvement particulier de son
esprit, que je viens vous solliciter pour les intérêts
de votre religion et de la mienne; me promettant au
reste bien plus de vous , que jamais Moïse n'eut droit
d'attendre du peuple juif. Car c'éloit un peuple gros-
sier et incrédule , un peuple insensible aux bienfaits
de Dieu , un peuple léger et inconstant : et moi
j'espère trouver en vous un peuple docile qui sera
touché des scandales dont la religion de Jésus-Christ
est déshotiorée , et qtii conspirera avec moi pour les
retrancher du royaume de Dieu et de son Eglise :
^7-
eSo sur le yJ.LK POUR l'honneur
Et coîligcnt de regno cjus omnia scandala (i). Il
ne s'agil ici que des scandalosqui allaqiienl spéciale-
ment la religion, et voici le dessein de ce discours.
Je suppose deux qualités essentielles dont je vous ai
déjà entretenus , et que nous reconnoissons , comme
chrétiens , dans notre religion ; savoir , la vérité et
la sainteté. La vérité de sa doctrine , et la sainteté
de sa morale. Or, de là je tire deux conséquences
qui vont partager ce discours. Notre religion est
vraie ; donc nous devons tous l'honorer par la pro-
fession de notre foi , c'est la première partie. Notre
religion est sainte ; donc nous devons tous l'honorer
par la pureté de nos moeurs , c'est la seconde partie.
Voilà où se réduit ce zèle dont j'ai entrepris de vous
entretenir , et ce qui me donnera lieu de combattre
bien des désordres que nous ne pouvons assez dé-
plorer dans le christianisme. Donnez -moi votre
attention.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est une décision de l'Apôtre , que pour acquérir
la justice chrétienne et pour parvenir au salut , il
faut deux choses : croire dans le cœur , el faire au-
dehors profession de sa créance. Professer la foi et
ne l'avoir pas dans le coeur , ce seroit hypocrisie ;
mais aussi l'avoir dans le cœur et n'oser pas dans
les rencontres et dans les sujets où son honneur le
demande, la produire au dehors et en faire une dé-
claration publique , ce seroit pour elle un outrage,
(0 Matth. i3.
DE LA RELIGION, 261
puisque ce seroii la désavouer dans la pratique et en
rougir : Corde creditur ad justîtîam ; ore autem
confessio fit ad salutem (i). 11 est d'un devoir es-
sentiel, à l'e'gard de tout chrétien , de joindre, pour
honorer sa religion , à la soumission de l'esprit , la
confession de la bouche; et tel a élé l'hommage que
lui ont rendu si hautement et avec tant d'éclat les
premiers fidèles. Rien n'a plus contribué à sa gloire
que la sainte liberté de ces parfaits chrétiens à la re-
eonnoîlre et à la publier. Voulez-vous savoir com-
ment au milieu des plus violentes persécutions, bien
loin de déchoir en aueime sorte et de rien perdre de
sa splendeur, elle s'est toujours élevée? C'est, répond
saint Cyrille, qu'elle recevoit alors de grands et d'il-
lustres témoignages. Les empereurs pensoienl la dé-
truire en exerçant toute leur sévérité contre ceux
qui la professoient , et c'étoil justement le moyen
de l'établir. Ils iravailloient par là , sans le vouloir ,
à son accroissement, parce qu'ils lui procuroient
autant de témoins, qu'ils condamnoient de prétendus
criminels. Chaque confession lui coûtoil un martyr;
mais chaque martyr lui altiroit ime troupe de nou-
veaux défenseurs.
Ecoulez l'excellente raison qu'en donne Terlulllen:
C'est, dit-il, que l'inébranlable et admirable cons-
tance des fidèles dans la profession de leur foi , étoit
une leçon sensible et convaincante pour les païens 1
Illa ipsa , quam exprohratis , ohsiinatio confitendi
magistra est. Et en elTet, ces idolâtres, tout atta-
chés qu'ils étoient ù leurs superstitions , voyant dans
(1) Rom. 10.
-iD2 SUR LE ZÈLL POUR L HONNEUR
le christianisme qu'ils perséculoient une telle fer-
meté , se senioient portés à examiner le fond de
celte religion prêchée avec tant de zèle , défendue
avec tant de force , avouée avec tant d'assurance et
au péril même des plus cruels tourmens et de la
mort : Quis cniin contemplatione ejus non concutiiur
aâ requirendum quid intùs in re sit ? Par celle re-
< iierche et cet examen qu ib en faisoient, ils appre-
iioient à la connoîlre , et c'étoit assez qu ils la con-
nussent pour la révérer et pour l'embrasser : Qiiis
autcm uhi requisivit , non ac redit /* Voilà , conclut
Tertullien , ce qui augmenloit tous les Jours le nombre
«les disciples de Jésus-Christ, et ce qui donnoit tant
<le lustre et tant de crédit à la loi qu'ils professoient.
Mais au contraire, qu'un d'eux eût fait une fausse
démarche et se fût démenti dans une malheureuse
occasion ; que la crainte des hommes et leurs me-
naces l'eussent ébranlé ; qu'une espérance humaine
Teût tenté et surmonté; qu'il eût honteusement dis-
paru pour ne pas répondre et ne pas rendre raison
de sa foi, ou qu'obligé de paroître il eût, par une
lâche dissimulation , caché ce qu'il étoit , ah ! la honte
en rejaillissoit jusque sur la face de l'Eglise; la peine
qu'elle en ressentoit lui étoit plus douloureuse que
les roues et que les croix ; et comme disoit saint
Cyprien , la foiblesse des membres faisoit languir le
corps et lui causoit les plus tristes défaillances : In
prostratis fratribus et nos prostravit affectus.
Or, il est vrai, mes frères , ces temps d'une per-
sécution ouverte et générale ont cessé , et nous ne
sommes plus appelés devant les tribunaux ni exposés
DE LA RELIGION. 2.(jO
giix arrêts des tyrans. Ou ne nous fait plus un ciime
d être chrétiens , el même on nous en feroil un de
ne l'être pas : mais ne nous flattons point de celle
paix; car à le bien prendre, cela veut dite que nous
ne sommes plus en pouvoir d'honorer autant notre
religion que l'ont honorée ces glorieux athlètes, qui
eurent le courage et le bonheur de signer leur foi de
leur sang. Cependant , sans être en étai de l'honorer
comme eux , il y a un témoignage qu'elle attend de
nous; et parce que souvent nous lui refusons ce té-
moignage si juste et si raisonnable , qu'arrive-t-il ?
C'est qu'au lieu de lui faire tout l'honneur que nous
pourrions au moins lui procurer, nous la déshonorons
par nos scandales et la décreditons. Si je puis bien
vous développer ce mystère d'iniquité , vous en gé-
mirez avec moi , et vous apprendrez à en réparer
les suites funestes. Suivez-moi , je vous prie.
Oui, chrétiens , la profession de notre foi et l'hon-
neur qu'en retire la religion , est pour nous d'un
devoir tellement rigoureux , que nous n'y pouvons
manquer sans en devenir responsables et à Dieu, et
a l'Eglise , et à toute la société des fidèles : trois
preuves exprimées en trois mots , et fondées sur la
doctrine de S. Thomas ; expliquons-les. Car quand
Dieu a voulu instituer une religion sur la terre , il
n'a pas prétendu qu'elle y demeurât obscure et dans
les ténèbres ; parce qu'elle devoit servir àsa gloire,
et qu elle n'étoit même établie que pour sa gloire ,
il ne sullisoit pas quelle fût toute intérieure et ren-
fermée dans le secret des âmes; mais il falloit qu'elle
fut visible; il falloit qu'elle parût au jour, el au plus
n64 SUR LE ZÈLE POUR l'hONNEUR
grand jour, afin que par son éclat elle contribuât à
relever la grandeur du maître à qui elle nom soumet
et qu'elle nous propose comme l'objet de notre culte.
Or elle ne peut ainsi paroîlre , qu'autant que nous
la professons ; et de là ces exercices publics qu'elle
nous fait pratiquer , de là ces sacrés mystères qu'elle
nous fait célébrer , de là ces solennités et ces fêles
qu'elle nous fait observer, de là ces pieuses assem-
blées oii elle nous appelle, et ces augustes cérémonies
où elle nous fait assister; de là ces prières com-
munes, ces louanges divines qu'elle nous fait réciter;
de là tout cet extérieur de religion que nous devons
accompagner de l'esprit , et qui , nous donnant une
haute idée du service de Dieu , nous attache plus
étroitement à Dieu même , et nous excite à le glori-
fier. Si donc nous voulons nous borner à une fausse
obéissance du cœur, et que nous dépouillons notre
religion de ces apparences et de ces dehors; si nous
craignons de la faire voir, nous l'obscurcissons , nous
la retenons captive dans un honteux silence; toute
■vraie qu'elle est , nous en altérons , non pas la vérité,
qui est toujours la même , mais la foi , qui a divers
degrés, et qui peut être plus ou moins vive. La tache
se communique , elle s'étend en quelque sorte jusqu'à
Dieu , et par là nous lui dérobons une partie de la
gloire qu'il avoit en vue, et dont nous lui sommes
redevables.
Il n est donc pas surprenant que Dieu , par un
commandement exprès , nous oblige de nous faire
connoîire sur le point de la religion , de parler ou-
vertement et sans déguisement , d'ajouter aux paroles
DE LA RELIGION. 265
tout ce qui peut dans la pratique découvrir et meure
en évidence noire foi , d'en rehausser par cette con-
fession les avantages et d'en confirmer la vérité. Mais
ce n'est pas tout , poursuit l'Ange de l'école , et cette
même confession de la foi que la lumière céleste a
gravée dans notre sein , l'Eglise , par un autre pré-
cepte , a droit encore de nous la demander , et ea
effet nous la demande , comme une ratification de
la promesse faite pour nous dans notre baptême ,
et de l'engagement contracté en notre nom. Celte
pensée est solide , comprenez-la. Sur les sacrés fonts
de baptême nous avons fait à l'Eglise un serment
d'obéissance , et nous nous sommes présentés pour
êlre admis parmi ses enfansetau nombre des fidèles.
A la face des autels, nous avons solennellement re-
connu la vérité de la loi où nous voulions êlre
agrégés pour y vivre et pour y mourir. Nous avons
renoncé au démon , au monde , à la chair , pour
nous dévouer à Jésus- Christ , pour porter le joug
de Jésus-Christ, pour être revêtus de Jésus-Christ.
Tout cela en présence du ministre qui nous a con-
féré la grâce en présence des spectateurs , les uns
garans ,les autres seulement témoins de notre protes-
tation authentique et irrévocable. Voilà comment
nous avons reçu la foi dès la naissance : mais après
tout , ce n'étoit point nous proprement alors qui
agissions , nous qui parlions , nous qui nous enga-
gions et qui répondions. On répondoit pour nous,
on parloit pour nous , on agissoitpour nous. L'Eglise
a bien voulu se contenter de ce premier engagement ;
elle l'a accepté , mais à une condilioii j c'est que dans
2G6 SUR LE ZÈLE POUR l'iIONNEUR
la suile il seroil rallilé : et par qui? par nous-mêmes j
€t par où? non poinl tant par un aveu de l'esprit,
quoique nécessaire , que par un aveu de la bouche,
par un aveu déclaré , publié , notifié à tout le
monde chrétien. Sans cela , sans une telle profes-
sion , nous révoquons tacitement ce que nous avons
dit par le ministère de ceux qui nous ont prêté leur
voix pour nous faire entendre ; nous les démen-
tons , et nous nous démenions nous - mêmes ; du
moins nous rendons notre foi suspecte , et nous
faisons cette injure à la religion où lEglise nous a
associés et incorporés , de ne plus oser prendre son
parti ni lui marquer notre attachement , dès que
notre raison développée peut en discerner la vérité ,
il que nous nous trouvons en état de l'honorer par
notre propre témoignage.
Le mal va encore plus avant , et nous violons
«ne troisième et dernière obligation ; c'est celle de
l'exemple que doit chaque fidèle à toute la société
chrétienne dont il est le membre. Car , nous ne
sommes tous qu'un même corps en Jésus -Christ ;
et ce qui fortifie ce corps mystique , ce qui lui donne
une sainte vigueur , ce qui soutient la foi qui en
est l'ame , ce qui la fait fleurir , c'est l'édification
commune que l'un reçoit et qu'il rend à l'autre. Ce
sont ces dehors de religion qui frappent les yeux ,
et qui font d'autant plus d'impression sur les cœurs ,
que nous nous sentons naturellement excités à imi-
ter ce que nous voyons. Touché de cet extérieur ,
on conçoit pour la religion même un profond respect.
L'impiété est forcée de se taire , et la vérité triomphe.
DE LA RELIGION. 2^-T
Mais par une règle toute contraire , que ce culte vi-
sible et apparent commence à s'abolir , tout com-
mence à languir. On ne sait presque plus ce que
c'est que la religion. Les libertins s'en prévalent ;
les fidèles en sont troublés : qu'est- ce que la foi,
dit -on, et y en a-t-il encore dans le monde?
Hlius hominis veniens , putas , Jidem im-eniet in
ierrâ (i)i*
Voilà , dis-je , mes chers auditeurs , les principes
évidens et incontestables d'oii le Docteur angélique
a tiré , comme une conséquence infaillible , l'im-
portant devoir que je vous prêche. Devoir général
et qui nous regarde tous ; mais devoir particulier
pour vous , grands de la terre. Un grand par son
élévation est plus en étal de faire honneur à sa reli-
gion ; de même aussi que sa grandeur et la distinc-
tion de son rang , par un malheur inséparable , le
met en pouvoir de nuire davantage à la religion et
de lui porter des coups plus mortels. Devoir parti-
culier pour vous, pères et mères : un père et une
mère , par l'autorité qu'ils ont dans leur famille ,
sont plus capables d'y entretenir l'esprit de religion,
et par conséquent en deviennent beaucoup plus cri-
minels s'ils ne prennent pas soin de l'y conserver ,
et que par un abandon total des œuvres religieuses
ils le laissent peu à peu se détruire , soit dans eux-
mêmes, soit dans ceux que le ciel leur a soumis.
Devoir particulier pour vous , à qui la réputation ,
l'érudition , le génie , donnent sans autre droit ,
un certain crédit dans le monde : il ne faut souvent
(i) Luc. 18.
2BS SUR LE ZÈLE POUR l'hONNEUS
qu'une parole d'un homme de ce caractère pour
maintenir ou pour affoiblir la foi et la religion dans
des esprits prévenus en sa faveur et disposés à
l'écouter. C'est ce qu'avoit si bien compris le Pro-
phète royal , et ce que nous devons nous - mêmes
conclure , en disant comme lui : Credidi , propter
quod locutus sum (i) ; J'ai cru , et je ne m'en suis
pas tenu là; je n'ai point cherché à déguiser mes
sentimens , ni ma créance ; je o'ai point eu peur
qu'on en fût instruit et qu'on les connût ; mais dans
la persuasion où j'ai été et où je suis encore , que
je devois cet hommage à la vérité , et cette recon-
noissance au bienfait du Maître qui me l'a révélée ,
je m'en suis expliqué dans tous mes discours et dans
toute ma conduite : Propter cjuod locutus sum.
Telle étoit la fidélité de ce saint roi : mais par
une prévarication contre laquelle les prédicateurs
de l'évangile ne peuvent trop fortement s'élever ^
et qui doit exciter toute l'ardeur de leur zèle , que
faisons-nous? Ah , mes frères , que ne puis-je vous
le représenter dans toute son étendue et dans toute
son horreur ! Au lieu d'honorer notre foi en la pro-
fessant selon les règles d'une religion pure et sin-
cère , nous la déshonorons par des scandales dont
le christianisme , qui est pour nous en cette vie le
royaume de Dieu , se trouve rempli. Scandales de
toutes les sortes : les uns directs , et ce sont des
scandales de libertinage et d'irréligion ; les autres
indirects , et ce sont des scandales d'indifférence ,
de lâcheté , de respect humain en matière de reli-
(i)Ps. Il 5.
DE LA RELIGION. 269
ligion. J'entre dans un fonds de morale que je n'en-
ireprends pas d épuiser , puisqu'il est presque iné-
puisable ; mais la simple exposition que je vais faire
des désordres du siècle , je dis de ce siècle mal-
heureux où nous vivons , suffira pour vous tou-
cher , et vous convaincre mieux que tous les raison-
nemenst
Scandales de libertinage et d'irréligion. Je ne
prétends point ici parler de ces scandales énormes
qui n'éclatent que trop souvent , lorsque dans l'excès
et dans la licence d'une débauche , sans ménagement
et sans égard , des impies font gloire de traiter avec
profanation les choses de Dieu , de parler insolem-
ment de nos mystères , de se jouer des plus horribles
sacrilèges, et d'employer ce qu'il y a de plus saint
et de plus divin à leurs divertissemens. Gela s'est
vu , chrétiens , et Dieu veuille que ces anathêmes
qui ont été au milieu de nous , pour user du terme
de l'Ecriture , n'aient pas attiré sur nos têtes les
malédictions et les fléaux dont nous sommes conti-
nuellement affligés. Peut-être en portons -nous la
peine sans le savoir. Quoi qu'il en soit , de telles
impiétés et leurs auteurs ont plutôt besoin d'être
réprimés par la sévérité des lois , que par les salu-
taires avis des ministres évangéliques : et malheur
à ceux qui , revêtus d'une puissance légitime pour
arrêter ces scandales , les laissent impunis ; malheur
à ceux par qui Dieu en doit être vengé , et par qui
il ne l'est pas : car il saura bien se venger lui-même
et sur eux-mêmes. G'étoii à eux d'être les protec-
teurs et les défenseurs de la cause de Dieu j mais
270 SUR LE ZÈLE POUR l'hONNEUR
parce qu'une molle connivence , qu'une considéi t-
lion toute humaine les a retenus , c'est à eux que
Dieu demandera raison de sa cause abandonne'e et
de ses intérêts trahis. Cependant le comble du scan-
dale , n'est-ce pas de voir quelquefois des libertins si
scandaleux et si diiïamés , aspirer encore après cela
aux premiers rangs , et peut-être aux premiers rangs
de cette même religion qu'ils ont profanée avec tant
de mépris et tant d'outrages : voulant porter jusque
sur le faîte de la dignité une tache qui ne s'effacera
jamais, une flétrissure qui les exposera toujours aux
reproches que le libertinage même pourra leur faire
et leur fera , et qui par là les rend presque absolu-
ment incapables d'être dignement et utilement ce
qu'ils travaillent néanmoins à devenir ?
Je ne veux point non plus parler de ces abomi-
nations de désolation qui paroissent tous les jours
dans les lieux saints , c'est - à- dire , de ces irrévé-
rences qui se commettent à la face des autels , à la
vue des. prêtres du Dieu vivant , aux yeux de tout
un peuple assemblé et humilié devant le Seigneur ;
comme si 1 on avoit entrepris de venir insulier Dieu
même dans sa propre maison ; connue si son sanc-
tuaire éloit destiné aux plus sales entreliens, aux plus
criminelles libertés , aux plus indignes adorations.
Scandale qui , par une espèce de providence, ne se
voit plus que dans l'Eglise chrétienne et parmi nous :
Dieu, dit excellemment saint Augustin, ayant , ce
semble , voulu de notre impiété même nous faire
une preuve de la vérité de notre religion , puisque
c'est la seule dont le démon tâche de corrompre le
DE LA RELIGION. 27!
culte et s'efforce de pervertir les pieuses pratiques.
Pourquoi la seule ? il n'est pas difficile d'en con-
cevoir la raison. Car de toutes les religions , c'est la
seule où le. vrai Dieu est servi ; et l'intérêt de ce
capital ennemi de Dieu , est que tous les autres
cultes , quoique faux et superstitieux , soient reli-
gieusement observés , parce que ce sont ses ouvrages ,
et qu'il y est lui-même adoré. Encore une fois , ce
n'est point de tout cela que je parle. Ce sont plutôt
des monstres que des scandales; et sans que je m'ar-
rèie à vous en faire d'affreuses images , il ne faut
que le moindre sentiment du christianisme pour les
détester.
Je passe donc à d'autres où nous tombons avec
moins de peine , que nous évitons avec moins de
soin , à quoi peu à peu l'esprit du siècle nous fami-
liarise , que nous nous figurons assez innocens et
dont quelquefois nous nous piquons jusqu'à en faire
vanité , quoiqu'en effet ce soient des scandales d ir-
réligion. Examinons la conduite du monde , et nous
aurons bientôt appris à les connoîlre. Scandales
d'Irréligion , remarquez ceci , s'il vous plaît ; scan-
dales d'Irréligion : ce sont mille railleries des choses
saintes, où l'on s'égaye et dont on s'applaudit. On
raille de tout , on raille des personnes de piété , et
cela détourne les esprits foibles de la voie de Dieu.
On raille des pasteurs des âmes et des vicaires de
Jésus-Christ , et cela les empêche de glorifier Dieu
dans leur ministère. On raille des prédications et
des prédicateurs , et cela fait que la divine parole
est abandonnée et qu'elle n'opère rien. On raille des
^-72 SDR LE ZÈLE POUR l'hONNEUR
dévotions de l'Ej^llse sous ombre de crédidlté , de
simplicilé , d'imagination et de vision dans les peuples
qui les pratiquent , et cela tourne au mépris de
l'Eglise même qui les autorise. On raille de certaines
sociétés , de certaines indulgences sous prétexte des
aLus qu'on y découvre , ou que l'on croit y décou-
vrir : an lieu d'imiter saint Augustin , qui , tout
évêque qu'il étoit , n'osoit souvent s'élever contre
un abus , de peur que la substance môme de la chose
n'en fût altérée : car c'est ainsi qu'il s'en déclare
dans une de ses lettres. On raille de la fréquentation
des sacremens , et de là vient que ces sources de
grâces et ces remèdes salutaires sont négligés.
Scandale d'irréligion : c'est cette malignité dont
tant d'esprits aujourd'hui sont préoccupés contre
l'Eglise. Car , vous en verrez qui là - dessus ont un
fonds de chagrin et d'amertume dont ils ne sauroient
se défendre. A peine peuvent-ils souffrir que l'Eglise
soit dans l'éclat oii elle est maintenant : ses revenus
les choquent , sa juridiction leur déplaît. Us vou-
droient qu'elle fût aussi dépendante des puissances
temporelles , aussi pauvre et aussi abjecte dans le
monde , qu'elle l'étoit du temps des premiers Césars ;
c'est-à-dire, qu'elle fût aussi esclave sous les chré-
tiens qui sont ses enfans , qu'elle l'étoit sous ses
persécuteurs et ses ennemis. Nouveaux Hérodes , dit
saint Bernard , qui laissent Jésus - Christ en paix
dans l'obscurité de son berceau , mais qui sont jaloux
de le voir puissant et exalté dans les progrès et J exal-
tation de son épouse : Aller Herodes , qui Christum
non in cunis hahet suspectum , sed in Ecclesiis
invidet
DE LA RELIGION. 2^3
inviâet eocaltatum. Entendez-les parler de l'Ej^lise,
il n'y a rien qu ils ne défigurent. S'y consacrer pour
vaquer à Dieu , c'est paresse ; s'y établir , c'est am-
bition et intérêt. Qu'un ecclésiastique ou un religieux
s'oublie en quelque rencontre , vous diriez qu'ils en
triomphent. Qu il y ait eu quelque chose à censurer
dans un homme constitué en diguité , dans un sou-
verain pontife , c'est sur quoi ils sont savans et élo-
quens. Toujours disposés à raisonner sur ce que
l'Eglise ordonne , et jamais à le favoriser ; n'ayant
d'esprit que contre lEglise , et jamais pour l'Eglise;
n'étant attentifs qu'à borner son autorité , sans être
dociles à s'y soumettre.
Scandale d'irréligion : c'est cette témérité si dan-
geieuse et si ordinaire avec laquelle des hommes
sans étude , sans lettres , sans nulle teinture des
sciences divines , s'énoncent hardiment sur tout ce
qu'ils ne goûtent pas dans notre créance , ou qui
n'est pas conforme à leur sens dans 1 Ecriture , quoi-
que les seules raisons humaines, dit saint Augustin,
dussent leur rendre cette créance et cette Ecriture
vénérables : et cela , chrétiens , parce qu'ils sont du
nombre de ceux que décrivoil l'apôtre saint Jude ,
qui blasphèment tout ce qu'ils ignorent: (^uœcum-
que ignorant , blasphémant ( i ). Au lieu qu'ils
devroient dire : Du moins je porterai ce respect à
ma foi et à ma religion , de ne condamner jamais
ce que je n'entendrai pas , et d'en accuser plutôt
mon ignorance , que de m'en prendre à celui dont
les ténèbres valent mieux pour moi que toutes les
(i) Jud. V. lo.
TOME VU, l8
274 SUR LE ZÈLE POUR l'HONNEUR
lumières de mon esprit. Scandales d'irréligion : ce
sont ces livres contagieux et ces ouvrages où la foi
est artificieusement corrompue , où. la vertu est tra-
duite en ridicule, oii la crainte de l'enfer et des juge-
mens de Dieu est représentée comme une foiblesse.
Ouvrages reçus avec une estime générale , lus avec
une avidité insatiable , récités dans tous les cercles
et proposés pour des modèles. En vérité , peut-oa
dire alors qu'il y ait de la religion dans le monde ?
ie peut-on penser ? Scandales d'irréligion : ce sont
ces liaisons avec des gens connus pour être des
incrédules et des athées : liaisons dont les plus ver-
tueux , ou ceux qui passent pour tels , ne font point
de scrupule ; liaisons fondées sur cela seul que ce
sont des esprits agréables , qu'ils divertissent et
qu'ils plaisent , qu'ils brillent dans les conversa-
tions et qu'on les écoute volontiers, sans se soucier
du péril où l'on expose sa conscience et sa foi ; sans
se mettre en peine de l'avantage qui en revient à
l'impiété , quand on voit que pour n'avoir point de
religion on n'en est pas moins estimé ni moins re-
cherché. Ah ! chrétiens , où est ce zèle du Roi pro-
phète , lorsqu'il protestoit si hautement à Dieu qu'il
n'auroit jamais de commerce avec les impies , et
que jamais il ne leur donneroil le moindre accès
auprès de sa personne , parce qu'il craignoit de
paroître en quelque sorte les approuver et les auto-
riser : Odii'i ecclesiam malignantium , et cum impiis
non sedeho (i)?
Poursuivons , et ne nous lassons point d'un détail
(i) Ps. 25.
DE LA RELIGION. 275
toujours abrégé, quelque étendu d'ailleurs qu'il puisse
être. Scandales d'irréligion : ce sont ces entreliens
011 se débitent mille maximes formellement opposées
à la morale de l'évangile ; par exemple : que rien
n'est plus cher que l'honneur , et qu'il ne faut jcimais
souffrir une injure ; que chacun par rapport aux biens
temporels, doit pensera soi, et se pourvoir comme
il peut ; qu'on n'est heureux qu'autant qu'on est riche ,
qu'autant qu'on est puissant et accrédité , qu'on jouit
des commodités et des douceurs de la vie ; qu'il y a
un âge pour la retraite, et un autre pour le plaisir;
que certaines fautes ne sont point de si grands péchés ,
qu'il n'est pas à croire que Dieu s'en tienne si griève-
ment offensé , ni qu'il les punisse si sévèrement.
Maximes toutes mondaines , mais dont on se prévient,
auxquelles on se conforme , que Ion répand , que
l'on suit malgré les anathemes du Fils de Dieu qui
les a tant de fois foudroyées et proscrites. Enfin scan-
dales d'irréligion : ce sont ces nouveautés , ces erreurs
qu'on veut introduire aux dépens de la saine doctrine.
Erreurs qui n'éclatent pas tout à coup , mais qui se
glissent secrètement et par degrés. On les couvre d'un
voile de religion et de réforme. On les insinue dans
des discours publics, dans des conférences particu-
lières , dans des libelles et des écrits. On leur donne
un air de régularité, d'austérité, de pur christianisme,
qui impose et qui engage. Elles ont bientôt leurs
fauteurs , surtout parmi le sexe , plus facile à séduire
et plus sujet à s'entêter. Elles ont bientôt leur parti ;
et ce parti croit, s'avance , lève la iete,se souîienl
par ses intrigues, ses artifices, ses discours; désole
18.
276 SUR LE ZÈLE POUR l'iïONNEUR
le champ du père de famille en y semant la zizanie,
et cause dans le troupeau de Jésus-Christ les schismes
et les divisions. Ce ne sont point là des fantômes ;
et plût au ciel que tout ce que j'en pourrois dire ne
fût qu'imaginaire et en idée !
Or, je vous demande, mes chers auditeurs, si
tout cela et tout ce que je passe ne sont pas des scan-
dales, et des scandales directement contraires à cette
profession simple , soumise, droite et ouverte qui
honore la religion ? El combien d'autres aurois-je
encore à vous reprocher ? Scandales indirects , je
veux dire , scandales d'indifférence , scandales de né-
gligence , scandales de complaisance , scandales de
respect humain et d'une servile dépendance. Quelle
matière à de nouvelles réflo&ions ! Elle est infinie , et
je suis obligé de la renfermer en peu de paroles.
J'appelle scandale d'indifférence , une froideur
mortelle et une malheureuse neutralité sur ce qui
louche les intérêts de la religion. Qu'il s'élève quel-
ques différends sur des questions importantes oii la
vraie foi est attaquée, des gens demeurent tranquil-
lement à l'écart , et ils ne prennent point , disent-ils ,
de pajti ; ils ne sont ni pour l'un , ni pour l'autre ;
se flattant de suivre en cela l'avis du grand Apôtre ,
qui reprenoit les chrétiens de Corinthe d'être les uns
pour Paul, et les autres pour Apollo; mais ne faisant
pas attention à ce quajoutoit le même apôtre , qu'ils
dévoient être pour Jésus-Christ : et par conséquent ,
que si Paul soutenoit la doctrine de Jésus-Christ ,
s'il combattoit pour lEglise de Jésus-Christ, ils dé-
voient nécessairement se tourner du côlé de Paul et
DE LA RELIGION. 277
le seconder. Cependant on se lient en paix; on entend
tout , et l'on ne s'attache à rien. Que la religion soit en
danger, que l'Eglise de Jésus-Christ soit humiliée ,
qu'elle soit méprisée , qu'elle soit insultée , on n'en
est nullement ému ; et c'est , à ce qu'il semble , une
sagesse , une discrétion , un esprit de dégagement.
Comme si dans la cause de Dieu , tout homme , selon
le mot de Tertullien, n'étoit pas né soldat. Gomme
si jamais il éioit permis à des enfans de rester neutres
entre leur mère et ses ennemis ; à des sujets, entre
leur prince légitime et des peuples révoltés; à des
chrétiens, à des catholiques, entre l'Eglise et des
rebelles qui lui déchirent le sein. J'appelle scandale
de négligence une omission habituelle et presque
nniverselle de tout ce qui est du culte de Dieu : et
que peut-on, en effet juger de la religion d'un homme
à qui l'on ne voit jamais pratiquer nul exercice de
religion ? Point de prière , ni en commun , ni en par-
ticulier; point d'abstinences ni de jeûnes, quoique
ordonnés par l'Eglise; point de confessions, de com-
munions, pas même souvent au temps de la Pâque,
Or , vous savez combien cet état est fréquent , et
dites- moi quel vestige du christianisme on y peut
reconnoître. J'appelle scandale de complaisance une
damnable facilité à prêter l'oreille aux paroles licen-
cieuses de quelques amis d'une foi très-suspecte et
peut-être tout à fait perdue. Ce n'est pas qu'on se
plaise à ces sortes de conversations ; mais par une
criminelle condescendance, on parolts'y plaire. On
voit assez ce qu'on auroità répondre, mais on crain-
droitde se rendre i'ûciieux et critique. On se persuade
278 SUR LE ZÈLE POUR l'kONNEUR
pouvoir tout accorder à la liberté et à renjouement
de l'entrelien. On consent à tout , ou l'on semble y
consentir , dès qu'on n'y résiste pas ; et tout fidèle
qu'on peut être , on passe pour impie avec les impies.
J'appelle scandales de respect humain ei d'une serv ile
dépendance , celte lâche timidité qui nous ferme la
bouche en la présence d'un maître , d'un grand k
qui l'on a vendu son ame et sa religion ; ces vues de
fortune par où l'on se laisse entraîner dans un parti
que l'on sait être le parti de Terreur ; ces ménagemens
au moins et ces réserves pour ne le pas choquer et
ne s'en attirer pas la disgrâce.
Hé ! Seigneur , si dans la naissance de votre Eglise
et dans ces premiers temps où elle eut à livrer tant
de combats et à essuyer tant de persécutions , elle
n'avoit point eu d'autres défenseurs, que seroil-elle
devenue ? Si les premiers chrétiens eussent été des
indifFérens, des négligens , de faux complaisans , des
sages et des poli tiques mondains , auroienl-ils sacrilié
leurs biens et répandu leur sang pour l'honneur de
îa religion? En combien d'occasions l'auroient-ils
trahie , non pas toujours en se déclarant contre elle ,
mais en ne se déclarant pas pour elle , mais en dissi-
mulant , mais en se taisant ! Car, dit saint Ghrysos-
tôme , il ne faut pas seulement réputer pour traître
à sa religion, celui qui l'abandonne ouvertement en
appuyant le mensonge, mais celui qui ne la confesse
pas hautement en soutenant la \énié: No fi cm' m
solus ille proditor est veritatis qui mendacium lo-
t^uitur y sed qui veritatem ^ cîim oportet , non con-
Jiielur. Soyons de bonne foi , mes frères, et puisque
DE LA RELIGION. 279
nous Sommes chrétiens , soyons-le pleinement , en
faisant gloire de l'être. C est ne l'être qu'à demi,
que de ne le vouloir pas parcîire. Appliquons-nous à
nous-mêmes les justes reproches que falsoit aux Juifs
le prophète Elie : Usquequb claudicatis in duas
partes ? (i) Que ne vous déterminez-vous à l'un ou
à l'autre? et comment, par un monstrueux assem-
blage de religion et d'infidélité, prétendez- vous être
tout ensemble au Seigneur et à Baal ? Si le Seigneur
est votre Dieu , que ne le reconnoissez-vous sans
déguisement ? et s'il ne l'est pas , que ne le désavouez-
vous absolument ? Si Dominus est Deus ^ sequimini
eum ; si autem Baal ^ sequimini illiim (2). Telle est ,
mes chers auditeurs , la disjonclive que l'Eglise vous
propose encore aujourd'hui , ou que je vous propose
en son nom : choisissez ; mais que dis-je? et y a-t-il
là-dessus une autre résolution à prendre que de nous
dévouer plus fortement que jamais à l'excellente et
divine foi où nous avons été élevés , et de lui rendre
tous les hommages qu'elle attend de nous ? Respec-
tons la religion , et tout ce qui a quelque rapport à
la religion: car il n'y a rien pour nous de plus grand
ni de plus sacré. Professons-la avec assurance , et
ne rougissons jamais d'une si glorieuse confession.
Dieu, dit saint Ambroise, ne nous a pas donné la
honte et la pudeur pour nn tel sujet , et ce seroit
bien mal l'employer que de la faire servir contre lui-
même. Notre foi est aveugle ( c'est la pensée de
Zenon de Vérone ) , elle doit être moins sujette à
rougir; et comme elle ne voit pas ce qu'elle croit,
(i)3. Rcg. 18. -.(2)/i.irf.
28o SUR LE ZÈLE POUR L'hONNEUR
elle doit aussi nous fermer les yeux à toules îés con-
sidérations du monde , quand il s'agit de repousser
les scandales qui l'oirens?nl. Ne nous contenions pas
de riioiiorer comme vraie , par une profession libre
et publique: mais puisqu'elle est sainte, honorons-la
par la pureté et la sainteté de nos mœurs. Antre
devoir dont j'ai à vous parler dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Que notre religion soit sainte , et même de toutes
les religions la plus sainte , disons mieux, et même
de toules les religions Tunique vraiment et parfai-
tement sainte , c'est un principe, chrétiens, que j'ai
déjà établi dans un discours exprès sur celle matière ,
et qui , selon mon dessein , ne demande point ici de
nouvelles preuves pour vous en convaincre. Elle est
sainte dans son auteur, sainte dans ses maximes,
sainte dans ses préceptes ei ses conseils, sainte dans
ses mystères , sainte en tout : car c'est ainsi que le
Sainl-Esprit nous l'a représentée toute pure et sans
tache , et voilà l'idée que je vous en ai donnée moi-
inême , et que vous en avez dû concevoir. Ceci donc
posé , j'ajoute nue aulre vérité, non moins certaine
ni moin^ indubitable : que de toutes les qualilés et
de toutes les prérogatives qui relèvent la religion de
Jésus-Christ que nous professons, il n'en est point
de plus cxcelleute , ni par conséquent de plus glo-
rieuse que sa sainteté ; jioiuqnoi? parce que c'est par
sa saioleféqu tlle est ùigne ue Dieu; parce que c est
sa sainteté qui la i eiid agréable à Dieu ; parce qu'entre
tous les lémoiguages , nul autre que la sainteté ne
DE LA RELIGION. agi
montre plus infailliblement , ni même si infaillible-
menî qu'elle est de Dieu. Dans cette religion, Dieu a
renfermé tous les dons: le don des miracles , le don
des langues , le don de propliëlie , le don de science ,
le don de sagesse, et les autres dont saint Paul nous fait
le dénombrement : mais avec ces dons , si ce n'étoit
une religion sainte , dès-là elle seroit réprouvée de
Dieu ; et indépendamment de ces dons , elle seroit
toujours selon le gré de Dieu , dès qu'elle seroit
sainte. D'où il s'ensuit que ce qui honore davantage
la religion , c'est ce qui fait plus éclater sa sainteté ,
parce que c'est ce qui la rend plus vénérable.
Or , il est constant que ce qui fait plus paroître la
sainteté de notre religion , c'est la sainte vie de ceux
qui la professent. Car, pour appliquer ici la figure
de l'évangile, on juge de l'arbre par ses fruits : s'il
produit de bons fruits , on connoît que c'est un bon
arbre: Arhor hona facit fructus honos. La sainteté
des effets marque la sainteté du principe qui les
opère; et il faut qu'une religion soit sainte pour avoir
la vertu de sanctifier. Ce n'est pas, après tout, qu'elle
ne puisse être sainte en elle-même , sans que ceux
qui en portent le nom et qui s'en déclarent les secta-
teurs, acquièrent la même sainteté. Car, bien qu'ils y
soient attachés par un engagement de parole et de
foi, la perversité de leur cœur peut les en détacher
dans la pratique par une criminelle et volontaire cor-
ruption de mœurs. Ils peuvent croire ses vérités, ils
peuvent admirer ses maximes , ils peuvent même dé-
sirer saperfection d'un désir inefiieace et de pure com-
plaisance , tandis qu'entrainés par le poids de la na-
282 SUR LE ZÈLE TOUR l'hONNEUR
lure et emportés par l'ardeur des passions auxquelles
ils se laissent gouverner, ils vivent tout autrement
qu ils ne croient , et suivent des maximes toutes con-
traires. Le désordre de leur vie vient de leur volonté
qui se dérègle, et non point de leur religion, qui
n'en est en soi pas moins parfaite : et voilà la juste
et solide réponse à ceux qui voudroienl s'en prendre
à la religion chrétienne des vices qui régnent parmi
les chrétiens. Tout cela est incontestable : mais enfin,
il faut toujours avouer que ce qui donne plus de lustre
à la sainteté d'une loi , c'est la sainteté de ceux qui
l'ont embrassée. Etre saint et paroître saint , ce sont
deux choses toutes différentes. D'être sainte , c'est ce
que la loi évangélique a de son fonds, ou ce qu'elle
a reçu de Dieu : mais de paroîlre sainte , d'être es-
timée sainte, d'èîre révérée comme sainte , c'est ce
qu'elle peut recevoir de nous et de notre sainteté :
comment ? parce que notre sainteté sera le témoignage
visible et irréprochable de la sienne.
Si donc , mes chers auditeurs , nous voulons l'ho-
norer sous cette précieuse qualité de sainte, qui lui
est si légitimement acquise et qui fait un de ses plus
beaux ornemens , nous ne le pouvons mieux qu'en
travaillant à notre propre sanctification. Et c'est pour
cela que saint Paul recoramandoit tant aux fidèles de
se rendre irrépréhensibles dans toute leur conduite,
et de faire en sorte que les païens et les idolâtres ne
trouvassent rien à censurer en eux ; persuadé qu'il
étoit que rien ne releveroit davantage la gloire du
christianisme , et ne contribueroit plus à le répandre
dans toutes les parties du monde. C'est pour cela
DE LA RELIGION. 283
qu'il exhorloit si expressément ces mêmes fidèles à
pratiquer le bien , non-seulement devant Dieu , mais
devant les hommes , afin que l'honneur en rejaillît
sur la religion qui le leur enseignoit , et qu'elle en
devînt plus respectable. C'est pour cela que tous les
Pères de lEglise se sont tant appliqués à entretenir
dans ceux qu'ils instruisoient , l'innocence et la pu-
reté de la vie , et à n'y rien souffrir contre l'édilica-
tion publique ; ayant en vue , outre le salut de chaque
particulier, l'avantage qu'en tireroit tout le corps de
la religion et le crédit oii elle s'établiroil. C'est pour
cela que toutes les nouvelles sectes , toutes les héré-
sies, ont toujours affecté un air de réforme et un
extérieur de régularité , par oii elles se sont insinuées
dans les esprits , et elles ont fait de si tristes progrès.
Aussi , quand saint Augustin , parlant aux infidèles,
vouloit exalter la religion chrétienne et leur en don-
ner une haute idée , il leur faisoit considérer les
chrétiens; et voilà ce qui tantde fois a touché les plus
grands ennemis de l'évangile et ses plus cruels persé-
cuteurs. Quand ils voyoient parmi le troupeau de
Jésus-Christ tant d'équité et de droiture, tant de
candeur et de bonne foi, tant de piété et de retenue,
tant d'union et de charité , tant de force , de patience ,
de désintéressement, tant de vertus , ils ne pouvoient
refuser à une religion qui forraoit de tels hommes ,
les éloges qui lui étoient dus , et que leur arrachoit
comme malgré eux la vérité dont ils étoient témoins.
Voilà par où tons les saints l'ont honorée, tan! de
saints ecclésiastiques^ tant de saints religieux, tant
de saints solitaires, tant de saints de tous les étals et
284 SUR LE ZÈLE POUR l'HONNEUR
de toutes les conditions. Nous avons la même foi ,
nous en avons reçu les mêmes avantages, nous en
attendons les mêmes ré'compenses : qui peut n«jus dis-
penser d'avoir pour elle le même zèle , et de lui pro-
curer le même honneur ?
Mais qu'est-il arrivé dans le cours des siècles , et
que voyons-nous dans le nôtre plus qu'on ne le vit
jamais ? C'est que nous avons dégénéré , et que nous
dégénérons tous les jours de celle première sainteté,
qui faisoit autrefois fleurir le christianisme, et dont
ses défenseurs se sorvoient pour en inspirer l'estime
et pour l'autoriser. Regardez, disoii Tertullien pour
sa justification et pour celle de ses frères attaqués de
toutes parts , et exposés à toute la violence des tyrans,
regardez comment nous vivons , el vous ne mépri-
serez pas ce que nous croyons. Il n'y a entre nous
ni fraude ni injustice ; il n'y a ni traîtres ni scélérats.
Vous avez dans vos prisons des chrétiens ; mais leur
seul crime , c'est le nom qu'ils portent et la profession
qu'ils en font. Hors de là, que pouvez-vous dire contre
eux , et de quoi les pouvez-vous accuser ? Nous nous
assemblons , mais seulement pour invoquer notre
Dieu; et nos prières presque continuelles sont suivies
des exercices d'une sainte pénitence. Du reste , quel
tort faisons-nous à personne , et quelle charité même
n'exerçons-nous pas envers tous ? A quels devoirs
manquons-nous ? Jugez donc _, concluoit cet ardent
apologiste , jugez par notre vie qui nous sommes ; et
de ce que nous sommes, jugez quelle doit être cette
foi par qiii nous le sommes. Telle étoit la règle qu'il
donnoit pour bien connoîlre la religion chrétienne ,
DE LA RELIGION. :285
Cl pour en faire voir l'excellence. Mais à s'en tenir
maintenant et précisément à cette règle , au lieu que
c'étoit alors la gloiT^e de la religion , n'en seroiî-ce
pas, dans l'éiat présent du christianisme, la honte?
Je l'ai dit, et je ne puis trop le répéter, ni trop
fortement vous l'imprimer dans lesprit : il y a , selon
la belle remarque de Teriullien et celle d'Arnobe
après lui, il y a entre les fausses religions du paga-
nisme et la religion chrétienne , cette ditFérence essen-
tielle , que dans le paganisme ceux qui éloient bons
et vertueux ne l'étoient point par religion , puisqu'aii
contraire les religions païennes ne portoient qu'aux
vices , et en donnoient dans leurs prétendues divi-
nités les exemples. De sorte que tous les désordres
qui se commettoient parmi les païens , on pouvoit
les attribuer à leur religion , ou plutôt à leur supers-
tition , sans lui pouvoir rien attribuer de toutes les
vertus qui se pratiquoient. Mais par un privilège di-
rectement opposé , tout ce qui se fait de bien dans
le christianisme doit retourner à Ihonneur de la re-
ligion chrétienne, puisque c'est elle qui l'ordonne
et qui le persuade : et rien de tout ce qui se fait de
mal , ne doit tourner à sa confusion , puisqu'elle est
la première et la plus rigoureuse à le défendre et à
le condamner. C'est ainsi , mes frères, qu'il en devroit
être ; mais nous savons néanmoins que par la mali-
gnité des esprits , il en va tout autrement. On a tou-
jours voulu, et l'on veut toujours, quoiqu'injuslement,
que notre foi soit responsable de notre mauvaise con-
duite. Et quel avantage en effet pour les libertins ,
lorsqu'ils voient au milieu du peuple chrétien et
:i86 SUR LE ZÈLE POUR l'hONNEUR
parmi nous les trahisons el les perfidies , les inimitiés
et les vengeances , les débauches el les impudicilés ?
Je dis parmi nous; car prenez garde , s'il vous plaît,
qui sont ceux qui scandalisent la foi que nous pro-
fessons et qui la déshonorent par les excès et les dé-
réglemens de leur vie ? Sont-ce les hérétiques? dès
qu'ils se sont séparés de sa communion, elle n'entre
plus en rien de tout ce qui vient de leur part , et n'y
prend plus d'intérêt. Elle ne se glorifie point, dit
Terlullien , de leurs bonnes œuvres et de leurs vertus
apparentes; mais aussi, depuis le grand scandale qu'ils
lui ont causé en l'abandonnant , de quelque manière
qu'ils se comportent , ils ne sont plus capables de lui
en causer d'autres : Nec viiiis inquinatur , nec i'irtu-
tihus coTonatur. Il n'y a qu'^ nous , mes chers audi-
teurs , qui puissions , dans l'opinion des hommes , la
relever ou la rabaisser , la couronner de gloire ou la
charger de confusion. Soyons saints comme elle et
selon elle , la voilà dans le plus haut point de son
crédit. Mais si nous violons toutes ses règles ; mais
si nous traitons son culte avec de scandaleuses irrévé-
rences ; mais si nous allions , ou si nous prétendons
allier la pus-, té de sa morale avec la contagion du
siècle , avec les excès de la passion, avec les cupi-
dités de la chair, avec le goût du plaisir et des vo-
luptés sensuelles , c'est alors qu'elle tombe dans le
mépris , et si j'ose dire , dans l'ignominie.
Or, n'est-ce pas là que nous la réduisons ? n'est-
ce pas à quoi nous l'exposons, el n'esl-il pas à craindre
qu'il en soit de l'Eglise de Jésus-Clirist , comme il
Ki\ fut de Jérusalem , lorsque ses ennemis la irouvaiu
DE LA RELIGION. 287
toute dépeuplée et déserte , kii falsoient les plus
cruelles insultes ? Hœccine est urhs perfecti de-
coris (i) ? Est-ce là cette Eglise jadis si florissante et
si belle ? cette Eglise qui remplissoit le monde de
l'éclat de ses vertus et de l'odeur de sa sainteté; celte
Eglise qui sanclifioit les villes , les provinces , les
empires; cette Eglise qui consacroit les solitudes et
les déserts , qui formoit les apôtres, les martyrs , les
confesseurs , les vierges : Hœccine est ? Est-ce là
elle , et en quel état l'apercevons-nous ? qui l'a ainsi
défigurée, et quels traits y pouvons-nous découvrir
de son ancienne splendeur? Facti suntjiliiperditi (2).
Ses enfans, qu'elle avoit élevés dans son sein, qu'elle
avoit instruits à son école , qu'elle avoit éclairés de
tontes ses lumières et pourvus de ses secours les plus
pnissans , sont devenus des enfans de perdition.
Manum suam misit hosiis ad omnia desiderabilia
ejiis (3). Elle avoit toujours combattu le péché comme
son ennemi capital , elle l'avoit tant de fois vaincu et
banni des cœurs oii il s étoit établi : mais il a repris
sur elle tout l'avantage qu'elle lui avoit enlevé. Il a
répandu son venin sur tout ce qu'elle avoit de plus
clicr , de plus sacré , et qu'elle conservoit avec pins
de soin. Il n'a pas même épargné les ministres de
ses autels , et la dépravation est générale. Faut-il
s'étonner qu'elle en ressente une si vive douleur , 1 1
quelle soit plongée dans l'amertume ? Et ipsa
oppressa amaritudine (4). Elle adresse sur cela ses
plaintes à son Dieu et à son époux ; elle lui repré-
sente sa peine : Voyez , Seigneur , Ini dii*-eUe , coa-
(0 TJueii. 10. —(2) llià.. — (5) IhuU — (/j) IhU.
288 SUR LE ZÈLE POUR l'hONNEUR
sidérez raflliclioM où je suis et le décri oii m'ont mise
ceux-là mêmes que je portois entre mes bras , et à
qui j'avois communiqué vos dons les plus précieux
pour en profiter : Vide, Domine y et considcra quo-
niam fada sum çilis (i). Mais tandis qu'elle gémit
et qu'elle se plaint, elle est toujours en butte aux
railleries et aux sanglans outrages des impies , des
athées, des partisans de l'hérésie qui ne 1 envisagent
qu'avec dédain , et qui se jouent de ses plus pieuses
observances : Viderunt eam et deriserunt sahbata
ejus , quoniam viderunt ignominiam ejus.
Voilà , dis-je , ce que nous attirons à l'Eglise du
Dieu vivant, et voilà à quoi nous ne donnons que
trop d'occasion. Ce n'est pas qu'il n'y ail encore des
âmes fidèles, dont la piété, dont la vie régulière et
sainte peut faire honneur à la religion : et à Dieu ne
plaise que je leur refuse les justes éloges qui leur
sont dus. Il y en a dans le clergé , il y en a dans le
cloître , il y en a même parmi les grands et parmi
les petits. Car il a été de la bonté de Dieu de ne pas
laisser prendre au vice un empire si universel , que
la ruine de son peuple fût entière; et il a été de sa
sagesse et de son adorable providence , pour la con-
viction des uns et pour leur condamnation , de con-
. server toujours dans le christianisme , et dans tous
les ordres , dans tous les rangs du christianisme , cer-
tains exemples. C'est la consolation de l'EgHse , et
là-dessus nous pouvons lui dire comme le Prophète
disoit à Jérusalem: Consolamini , consolomini {2)',
Sainte Mère, soutenez-vous dans votre allliclion , et
(11) Thren. 1. — (a) Isaï. 4-
consolez-vous»
DE LA RELIGION. 289
consolez-vous. Malgré vos pertes , voici encore de
dignes enfans qui vous restent et qui peuvent eft
quelque sorte vous dédommager : Consolaminî,
Mais que dif>-je , chrétiens? et qu'est-ce que celte
consolation , si nous observons bien deux choses :
premièrement , la multitude presque infinie de pé-
cheurs qui déshonorent leur foi , et qui , sans la re-
noncer peut-être d'esprit et de cœur , la renoncent
dans la pratique et par leurs actions criminelles;
secondement, l'injustice des hommes, surtout des
«nnemis de la vraie religion , qui ferment les yeux
à tout ce qu'il y a d'édifiant pour n'en être point
touchés , parce qu'ils ne le veulent pas être; et qui
ne les tiennent ouverts qu'aux scandales dont ils font
îe sujet de leurs discours injurieux et oii ils appli-
quent toute leur réflexion.
Car ne dois-je pas aujourd'hui reconnoîlre dans
le christianisme ce que le Prophète royal avoit déjà
depuis si long-temps reconnu dans le judaïsme ; et
faut-il qu'un prédicateur de l'évangile en soit réduit
à faire publiquement cet aveu ? Omnes declinave-
Tunt (1); Tous se sont égarés; ils ont tous quitté
les voies de la sainteté qu'on leur avoit tracées et où
ils éloient appelés , pour s'engager dans leurs voies
propres , dans la voie de leur ambition , dans la voie
de leur intérêt , dans la voie de la passion qui les
domine. Oui , tous , ils se sont ainsi livrés au péché :
Omnes ; c'est-à-dire , qu'entre eux le plus grand
nombre est celui des pécheurs; c'est-à-dire, que
pour un juste qui se sépare de la multitude , nous
(1) Ps. i3.
TOME VII. 19
290 SUPi LE ZÈLE POUR L'hONNEUR
pouvons compter mille pécheurs ; c'est-à-dire , que
partout et quelque part que nous portions la vue ,
rien presque ne se présente à nous que des pécheurs.
Pécheurs de tout âge , de tout sexe , de tout caractère
et de toute espèce. Pécheurs superbes et orgueilleux ,
pécheurs mercenaires et avares, pécheurs dissimulés
et vindicatifs , pécheurs violens et emportés , pécheurs
malins et médisans : ainsi des autres : Omnes decli-
nai'erunt. Encore s'ils savoient dans leur iniquité se
prescrire de certaines bornes et demeurer dans les
limites d'une certaine pudeur; mais y a-t-il rien dans
les plus sales passions de si infect et de si honteux 011
ils ne se laissent entraîner? N'est-ce pas là même,
de tous les vices, celui qui leur est devenu le plus
commun , celui oii ils se plongent plus prompte-
ment , celui oii ils vivent plus habituellement , celui
dont ils reviennent plus rarement , celui dont ils rou-
gissent moins, dont ils se font moins de scrupule et
moins de peine, dont ils se glorifient quelquefois plus
hautement? Corrupti sunt (i). Je n'oserois m'expli-
quer davantage, et je les renvoie au témoignage de
leur conscience pour penser en eux-mêmes ( si ce-
pendant il n'est pas plus à propos qu'ils efraceiit
absolument de leur esprit ces infâmes idées, à moius
que ce ne soit un sentiment de pénitence qui leur
en retrace un souvenir général ) , pour penser , dis-je,
en eux-mêmes et pour se dire à eux-mêmes en quels
abîmes de corruption et à quelles abominations la sen-
sualité qui les gouverne , les a conduits : Ahomina-
iilesfacti sunt (2). Ah! mes frères, Jésus-Christ,
(1) Ps. 1-3. {9,} IVul.
DE LA RELIGION. 291
notre législateur et noire maître , fut moqué , fui
insulté , fut outragé dans sa passion ; mais comme
nous la renouvelons par le péché , celte passion si
ignominieuse , je puis bien conclure avec l'éloquent
Salvien , que nous en renouvelons tous les opprobres,
et qu'ils retombent sur la sainte loi que ce divin
Sauveur est venu nous enseigner : In nohis oppro-
Irium patitur Christus,
Il est vrai, et il en faut toujours convenir, que
parmi tant d'ivraie semée dans le champ de l'Eglise,
il y a quelque bon grain. Je sais qu'il se trouve en-
core dans la religion chrétienne quelques chrétiens
capables d'en soutenir l'honneur. Mais est-ce sur
eux que le libertinage attache ses regards? est-ce au
bien qu'ils font, est-ce aux exemples qu'ils donnent
et aux vertus qu'ils patiquent , que le monde se rend
attentif? Dans une société, dans une compagnie,
un liomme scandaleux fait plus d'impression sur les
esprils que tous les autres ensemble, quelque réglés
qu'ils puissent être.
Finissons , mes chers auditeurs , et fasse le ciel
que ce discours rallume tout votre zèle pour le sou-
tien de votre foi et pour sa gloire. C'est ainsi que,
sans passsr les mers et sans porter l'évangile à des
peuples éloignés, vous pouvez participer au minis-
tère des apôtres. Ne détruisons pas dans le sein de
l'Eglise ce que d'autres bâtissent au milieu de l'ido-
lâtrie; et tandis que des ouvriers infatigables vont
chercher des nations barbares et leur inspirer le res-
pect de nos saints mystères , ne les avilissons pas
dans l'esprit même des fidèles , et ne leur donnons
^9-
292 SUR LE ZÈLE POU H l' HONNEUR, etC.
pas lieu (À' en èire moins touchés. Nous sommes si
sensibles à l'honneur dune famille où nous avons pris
naissance, si sensibles à l'iionneur d'un corps 011
nous avons été associés comme membres : ne le se-
rons-nous point à l'honneur d'une religion où nous
avons été si heureusement régénérés , à qui nous
nous sommes si étroitement engagés, par qui nous
avons reçu tant de grâces, et dont nous attendons
encore une couronne immortelle? Car si nous som-
mes , selon l'expression de l'Apôtre , par la sainteté
de nos mœurs , la joie et la couronne de notre re-
ligion : Gaudium meum et corona mea , elle sera la
nôtre; et autant que nous l'aurons honorée en cette
vie, autant serons-nous glorifiés dans l'éternité, que
je vous souhaite , etc.
SERMON
POL'R LE
XXI/ DIMANCHE APRES LA PENTECOTE.
SUR LE PARDON DES INJURES.
Tanc vocavit {illam tlomînus suus , et ait llli : Serve ne-
qaam , omne tlebitnm di'iiisi tibi , qnonicim rogasti me j
noane ergô oportuit et te raisererl conservi tai , sicut et;
ego tuî misertus sutn ? Et iratus doiuinus ejus, tradidit
«um torloribus.
Jlors son maître le fit appeler^ et hî dît : Méchant ser-
viteur , je vous ai remis tout ce que vous me deviez , parce
(jue vous m'en avez prié : ne falloit-il donc pas avoir pitié de
votre compagnon , comme j'ai eu pitié de vous / Sur cela le
maître indigné le livra aux exécuteurs de la justice. En saint
Matthieu, cbap. î8.
Jamais reproche ne fut plus convaincant, ni jamais
aussi châtiment ne fut plus juste. Pour peu que nous
ayons de hiraières et de droiture naturelle , il n'y a
personne qui ne sente toute la force de l'un , et qui
n'approuve toute la rigueur de l'autre. Car que poii-
voit répondre ce serviteur impitoyable et si dur à se
faire payer sans délai une somme de cent deniers ,
lors même que son maître , touché pour lui de com-
passion et ayant égard à sa misère , venoit de lui re-
mettre jusques à dix mille talens ? Si donc, irrité
d'une telle eoiiduile , le maître ne diiïère pas à punir
294 SUR LE PARDON
ce misérable , s'il le traite comme ce malheureux û
traité son débiteur, et s'il le fait enfermer dans une
obscure prison , c'est un arrêt dont l'équité se pré-
sente d'abord à l'esprit, et dont la raison est évi-
dente. Voilà, mes cliers auditeurs, la ligure: et dès
que nous en demeurons là, nous n'y voyons rien qui
nous surprenne , ni rien qui ne soit conforme aux
lois d'une étroite justice. Mais laissons la figure , et
faisons-en l'application.. Jésus- Christ l'a faite lui-
même dans noire évangile, et il y a sans doute de
quoi nous étonner. Car c'est ainsi, dit le Fils de
Dieu, que votre Père céleste se comportera envers
vous : Sic et Pater vester cœlesiisfaciet çohis. Quelle
menace ! et à qui parle le Sauveur du monde? à vous,
chrétiens, et à moi, si nous ne pratiquons pas à
l'égard du prochain la même charité que ce Dieu de
miséricorde a tant de fois exercée en notre faveur,
et qu'il exerce encore tous les jours ; si dans les
offenses que nous recevons du prochain , nous nous
livrons à nos ressentimens et à nos vengeances ; si
nous ne pardonnons pas, si nous ne remettons pas
libéralement toute la dette, ou si nous ne la remet-
tons pas sincèrement et de bonne foi : Sic et Pater
vester cœlestis faciet vohis ^ si non remiseritis iinus"
(juisque proximo suo de cordihus vestris. De là , mes
frères, vous jugez de quelle importance il est de vous
exhorter fortement au pardon des injures. Or, c'est
ce que j'entreprends aujourd'hui. Matière d'une con-
séquence infmie ; matière où je n'aurois pas la con-
fiance de m'engager , si je ne comptois , Seigneur ,
sur l'onction divine et l'efficace toute-puissante de
DES INJURES. 295
voire parole. Soiilenez-moi , mon Dîeu , dans un
sujet où votre grâce m'est plus nécessaire que jamais.
Je le demande par la médiation de Marie. Açe^, Maria»
Si je parlois à des païens et en philosophe, je
pourrois trouver, dans les principes mêmes de la
prudence du siècle , de quoi réprimer les saillies de
la vengeance, et de quoi condamner les excès d'une
passion aussi aveugle qu'elle est violente et emportée;
mais , du reste , mes chers auditeurs , convenons
qu'avec toutes les preuves de la philosophie humaine,
je discourrois beaucoup et avancerois peu; et que les
plus spécieux raisonnemens n'aboutiroient tout au
plus qu'à satisfaire votre curiosité , et non point à
convaincre vos esprits, ni à toucher vos coeurs. Il
faut donc prendre la chose de bien plus haut , et
c'est à la religion que je dois avoir recours ; il faut
vous parler, non en sage du monde, mais en prédi-
cateur de Jésus-Christ; il faut, pour vous soumettre,
employer l'autorité de Dieu même, et pour vous en-
gager, vous proposer un intérêt éternel. Appliquez-
vous, s'il vous plaît, à mon dessein , que j'explique
en deux mots. Je viens vous entretenir d'un des plus
grands commanderaens delà loi; et afin de vous en
persuader solidement la pratique , je viens établir
deux propositions qui partageront ce discours. Dieu
a droit de nous ordonner , en faveur du prochain ,
le pardon des injures que nous en avons reçues:
c'est la première proposition et la première partie.
Si nous refusons au prochain ce pardon , nous don-
nons à Dieu un droit particulier de ne nous pardonner
296 SUR LE PARDON
jamais à nous-mêmes : c'est la seconde proposition
et la seconde partie. Prenez garde , mon clier audi-
teur : voulez-vous disputer à Dieu son droit? je vais
le justifier ; prétendez-vous que Dieu vous pardon-
nant, après que vous n'avez pas pardonné, se relâche
ainsi de son droit ? c'est de quoi je vais vous dé-
tromper. Il n'est point ici question de belles paroles ,
ni des agrémens de l'éloquence chrétienne ; mais il
s'agit de vous faire vivement comprendre deux des
plus grandes vérités. Commençons.
PREMIÈRE PARTIE.
Je l'avoue , chrétiens , le pardon des injures est
difficile , et il n'y a rien dans le cœur de l'homme qui
n'y répugne ; c'est ce que le christianisme a de plus
sublime , de plus héroïque , de plus parfait. Pardon-
ner sincèrement et de bonne foi, pardonner pleine-
ment et sans réserve : voilà , dis- je , à en juger par
les sentimens naturels, la plus rude épreuve de la
charité, et l'un des plus grands efforts delà religion;
mais, après tout, je soutiens que Dieu a droit de
l'exiger de nous , et je dis qu'il l'exige en effet :
comment cela ? comme maître , comme père , comme
modèle , comme juge. Gomme maître , par la loi
qu'il nous impose; comme père, par les biens dont
il nous comble ; comme modèle , par les exemples
qu'il nous donne, et comme juge, par le pardon
qu'il nous promet. Tout ceci est d'une extrême im-
portance : n'en perdez rien.
Pardonner les injures et aimer ses ennemis, c'est
un précepte , mes chers auditeurs, fondé sur toutes
DES INJURES, 297
les lois divines , et aussi ancien que la vraie religion.
Dans la loi de nature , dans la loi écrite , dans la loi
de grâce , cet amour des ennemis a été d'une obli-
i^aiion indispensable; et quand on disoii aux Juifs:
Vous aimerez votre piochain et vous haïrez votre
ennemi , ce n'éioit pas Dieu qui le disoit, remarque
saint Augustin, mais ceux qui inlerpréloient mal la
loi de Dieu ; ce n'étoit pas une tradition de Moïse ,
mais une tradition des pharisiens, qui , corrompant
la loi de Moïse , croyoient que le commandement
d'aimer le prochain leur laissoit la liberté de haïr
leurs ennemis. Jésus-Christ n'a donc point établi
une loi nouvelle , lorsqu usant de toute sa puissance
de législateur, il nous a dit : Aimez vos ennemis et
pardonnez-leur ; mais il a seulement renouvelé celle
loi , qui étoit comme effacée du souvenir des hommes ;
il a seulement expliqué cette loi , qui étoit comme
obscurcie par l'ignorance et les grossières erreurs
des hommes ; il a seulement autorisé cette loi , qui
étoit comme abolie par la corruption où vivoient la
plupart des hommes. Car si vous n'aimez que ceux
qui vous aiment, poursuivoit le Sauveur du monde ,
que faites-vous en cela plus que les publicains? et si
vous n'avez de la charité que pour vos frères , qu'y
a-t-il là qui vous relève au-dessus des païens? Toute
votre charité alors ne peut être digne de Dieu , ni
telle que Dieu la demande , puisque ce n est point
une charité surnaturelle, mais une charité purement
humaine. Et voilà pourquoi , concluoit le Fils de
Dieu , il vous est ordonné d'aimer jusques à vos
ennemis, de remettre à vos ennemis les offenses que
298 SUR LE PARDON
VOUS pensez en avoir reçues, de conserver la paix
avec vos ennemis, et même de la rechercher: ainsi
l'a-l-on dû de tout temps , et ainsi le devez-vous
mainlcndnt, en vertn de l'ordre que je vous intime,
ou que je réitère et que je vous fais entendre dans
les termes le plus formels : Ego auteni dico vobis :
Di ligue inimicos vestros (i).
Or, supposé ce précepte , je prétends, chrétiens,
que Dieu a un droit incontestable de nous y assu-
jettir, parce qu'il est le maître, et par conséquent
que nous sommes indispensablement obliges de nous
y soumettre et d'y obéir , pour reconnoîlre là-dessus ,
aussi bien que sur tout le reste , notre dépendance ,
et pour rendre à son souverain pouvoir l'hommage
que nous lui devons : précepte aj)puyé sur les rai-
sons les plus soliaes et les plus sensibles ; mais quand
il s'agit de l'autorité de Dieu , et de l'absolue sou-
mission qu'il attend de nous en qualité de souverain
Etre 5 ce seroil en quelque sorte lui faire outrage que
de vouloir traiter avec lui par raison. 11 commande ,
c'est assez ; il dit : Ego autem dico i>ohis , il n'en
faut pas davantage. Et qui êtes-vous , en effets ô
homme ! pour entrer en discussion avec votre Dieu;
et vous appartient- il de raisonner sur ses adorables
et suprêmes volontés? 0 homo , tu quis es , quires-
pondcas Deo (2) ?
Quelle est donc d'abord la réponse la plus courte
et la plus décisive pour renverser toutes vos ex-
cuses, et pour détruire toutes les prétendues justi-
fications dont votre vengeance lâche à se couvrir ?
(1) Malth. 5. — (2) Rom. g.
DES INJURES. 299
la voici , et comprenez-la. C'est que Dieu veut que
TOUS pardonniez , et que vous pardonniez de cœur ;
c'est-à-dire , que vous ne vous contenliez pas de
garder certains dehors , et de ne vous porter à nul
éclat ; mais que vous bannissiez de votre cœur toute
animosité volontaire et tout ressentiment ; Dieu le
veut, et je vous l'annonce de sa part: Ego autem
dico vohis. A cela vous ne pouvez plus rien rçpli-
quer qui ne tombe de lui-même. Mais ce sacrifice
me coûtera bien cher ; dès qu'il est nécessaire , il
n'y a point à examiner s'il vous coûtera beaucoup,
ou s'il vous coûtera peu , puisqu'il n'y a rien , de
quelque prix qu'il puisse être , que vous ne deviez
sacrifier à Dieu. Mais c'est un effort au-dessus de la
nature : aussi n'est-ce pas selon la nature qu'on l'exige
de vous , mais selon la grâce j, qui ne vous manquera
pas , et qui est assez puissante pour vous soutenir ;
mais j y sens une répugnance que je ne puis vaincre ,
et le moyen que je me fasse une pareille violence ?
Abus, répond saint Jérôme; quand Dieu vous l'or-
donne, la chose dès-là vous est possible, puisque
Dieu n'ordonne rien d impossible. Et qu'y a-t-il ,
ajoute le même saint docteur , de plus possible pour
vous que ce qui dépend de vous et de votre volonté ?
Il n'y a point ici, comme à l'égard de bien d'autres
préceptes, à alléguer, ou la distance des lieux, ou
la fortune , ou l'âge , ou la santé , ni le reste. Mais
que dira le monde ? il dira que vous êtes chrétien ,
et que vous vous comportez en chrétien ; il dira que
vous êtes soumis à Dieu , et votre fidélité rédilicra ;
ou s'il ne pense , ni ne parle de la sorte , quoi qu'il
3oÔ SUR LE PARDON
pense et quoi qu'il dise , vous me'priserez ses juge-
mens et ses discours , et vous vous souviendrez que
c'est à l'ordre de Dieu , et non aux idées du monde ,
que vous devez vous conformer. Mais on me traitera
d'esprit foible , et il y va de mon honneur : votre plus
grand honneur est de renoncer, en vue de Dieu, à
tout honneur mondain , et l'acte le plus héroïque de
la vraie force est de triompher ainsi tout à la fois et
de vous-même, et du siècle profane. Mais cet homme
se prévaudra de mon indulgence, et n'en deviendra
que plus hardi à m attaquer : peut-être sera-t-il tou-
ché de votre religion , ou , s'il ne l'est pas , et qu'il
en devienne plus mauvais pour vous , vous en devien-
drez meilleur devant Dieu , à qui seul il vous importe
de plaire. Ah! chrétiens, que votre amour-propre
est fécond en subtilités pour se justifier, et pour se
soustraire impunément à la loi de Dieu! Si j'entre-
prenois de découvrir tous ses artifices , c'est une ma-
tière que je ne pourrois épuiser; mais fût-il mille
fois plus artificieux et plus subtil, il faudra toujours
qu'il plie sous lempire dominant du maître qui nous
interdit toute haine , et qui s'en est déclaré si expres-
sément par ces paroles : Ego autem dico vobis : Dili-
gite inimicos vestros»
Mais ce n'est point , après tout , par une obéis-
sance pure et par une soumission forcée , qu'il pré-
tend nous engager à l'observation de sa loi; il vent
que la reconnoissance y ait part , et le pardon qu'il
sollicite pour le prochain , c'est encore plus comme
bienfaiteur et comme père, qu'il s'y intéresse, que
comme législateur et comme maîlre. S'il nous com-
DES INJURES. 3oi
maiidoît d'aimer nos ennemis et de leur pardonner
pour eux-mêmes, son précepte pourroit nous pa-
roître dur et rigoureux. Car il est vrai qu'à considé-
rer précisément la personne d'un ennemi qui s'élève
contre nous , nous n'y trouvons rien que de cho-
quant , rien qui ne nous pique et qui ne soit capable
d'exciter le fiel le plus amer. Mais que fait Dieu ? H
se présente à vous ^ mon cher auditeur , et, détour-
nant vos yeux d'un objet qui les blesse , il vous or-
donne de l'envisager lui-même. Il ne vous dit pas :
C'est pour celui-ci , c'est pour celle-là que je vous
enjoins de leur pardonner; mais il vous dit : C'est
pour moi ; il ne vous dit pas : Pardonnez-leur parce
qu'ils le méritent; mais il vous dit: Pardonnez-leur
parce que je l'ai bien mérité moi-même ; il ne vous
dit pas : Ayez égard à ce que vous leur devez ; mais
il vous dit : Ayez égard à ce qui m'est du et à ce que
je leur ai cédé. Ce fut ainsi que les enfans de Jacob
touchèrent le cœur de Joseph , leur frère , qu'ils
«voient si indignement vendu, et qu'ils obtinrent
de lui le pardon de l'attentat même le moins pardon-
nable , oii leur envie les avoit portés contre sa propre
personne. Votre père , lui dirent-ils , et le nôtre ,
nous a chargés de vous faire une demande en son
nom : c'est que vous ne pensiez plus au crime de vos
frères, et que vous oubliiez l'énorme injustice qu'ils
ont commise envers vous : Pater iuus prœcepit nohis
ut hœc tihi verhis illius dicercmus : Ohsecro ut ohli-
piscaris sceleris fratrum tuorum , et peccati atque
maHliœ quam excrcueruuf in te(i). Au souvenir de
302 SUR LE PARDON
Jacob , de ce père que Joseph aimoit , el dont il
avoil élé si lendremcnl aimé , ses entrailles s'émurent,
les larmes lui coulèrent des yeux, et, bien loin
d'éclater en menaces , et de reprocher à ces frères
parricides leur barbare inhumanité , il les rassura :
Nûlùe U'mere(i) ; il prit lui-même leur défense, et
les excusa en quelque manière : Vos cogiiastis de me
malum , sed Deus vertit iUud in honum (2) ; il se
fit leur soutien et leur protecteur : Ego pascam vos
et paTvulos vestros (3).
Or , chrétiens , ce n'est point au nom d'un père
temporel , ni au nom d'un homme comme vous ,
c'est au nom du Père céleste, au nom d'un Dieu
créateur , d'un Dieu rédempteur que je m'adresse à
vous. Combien de fois peut-être , vous retraçant
l'idée de ses bienfaits , vous êtes-vous écriés , comme
David , dans un renouvellement de piété et de zèle :
Qiiid rctrihuam Domino , pro omnibus quœ retri^
luit mihi (4) ? Que vous donnerai-je , ô mon Dieu !
pour tout ce que vous m'avez donné , et que ferai-je
pour vous , Seigneur , après tout ce que vous avez
fait pour moi ? combien de fois avez-vous désiré
l'occasion où vous puissiez , par une marque solide,
lui témoigner votre amour ? N'en cherchez point
d'autre que celle-ci; et dès que vous pardonnerez
pour Dieu , comptez avec assurance que vous aimez
Dieu. Je ne sais si vous concevez bien toute ma
pensée ; elle est vraie , elle est indubitable , et , pour
une ame encore susceptible de quelque sentiment de
religion , je ne vois rien de plus engageant ni de plus
(i) Gènes. 5o. — (2) Ihid, — (5) Ihïd, — (4) Ps- ii5.
DES INJURES. 3o3
consolant. Expliquons-nous. La plus grande conso-
lation que je puisse avoir sur la terre , est de pouvoir
croire avec touie la certitude possible en cette vie ,
que j'aime Dieu , et que je l'aime , non d'un amour
suspect et apparent , mais d'un amour réel et véri-
table : car, autant que je suis certain de mon amour
pour lui, autant SLiis-je certain de son amour pour
moi et de sa grâce. Or , de tous les témoignages que
je puis là-dessus souhaiter , il n'en est point de moins
équivoque et de plus sûr , que de pardonner à un
ennemi: pourquoi? parce qu'il n'}^ a que l'amour de
Dieu , et le plus pur amour , qui me puisse déter-
miner à ce pardon. Ce n'est point la nature qui m'y
porte , puisqu'il la combat directement ; ce n'est
point le monde, puisque le monde a des maximes
toutes contraires ; d'où il s'ensuit que Dieu seul en
est le motif, que le seul amour de Dieu en est le
principe , et qu'en disant à Dieu : Je vous aime , Sei-
gneur, et pour preuve que je vous aime, je remets
de bonne foi telle injure qui m'a été faite , je suis ,
en parlant delà sorte, à couvert de toute illusion.
Et quelle onction , mes chers auditeurs , n'accom-
pagne point ce témoignage secret qu'on se rend à
soi-même : J al sujet de penser que j'aime mon
Dieu , et que je l'aime vraiment : je fais quelque
chose pour mon Dieu , que je ne puis faire que pour
lui , et par conséquent que je fais purement pour lui ?
Quel goût ne trouve-t-on point en celle réflexion ?
Mais le mal est que sans regarder jamais Dieu dans
l'homme, nous ne regardons que l'homme même ,
et de là ces longues et vaines déclamations sur l'indi-
3o4 SUR LE PARDON
gnilé du Iraitemenl qu'on a reçu , sur l'audace de
l'un , sur la perfidie de lauire , sur mille sujets qu'on
défigure souvent , qu'on exagère , qu'on représente
avec les traits les plus noirs. Hé ! chrétiens , qu il en
soit comme vous le dites et comme il vous plaît de
l'imaginer, j'y consens; mais ne comprendrez-vous
jamais que ce n'est point là de quoi il s'agit; que
quand nous vous exhortons à pardonner , nous ne
prétendons pas justilier à vos yeux le prochain ,
puisque s il éloit innocent, il n'y auroif point de
pardon à lui accorder? Que voulons-nous donc?
c'est que vous vous éleviez au-dessus de l'homme ;
c'est que vous donniez à Dieu ce que vous refuseriez
k i homme ; c'est que vous pensiez que Dieu se tien-
dra honoré , glorifié, et , si j'ose dire , obligé de ce
que vous ferez en faveur de l'homme. Du moment
que vous vous serez bien imprimé dans l'esprit cette
vérité fondamentale et essentielle , y aura-t-il effort
qui vous étonne et qui doive vous étonner et vous
arrêter ?
Allons plus avant , et si , pour nous exciter encore
et nous régler , il nous faut un grand exemple , Dieu
lui-même , comme modèle, nous en servira et nous
convaincra par la vue de ses miséricordes envers
nous, et par la douceur de sa conduite. Car nous
avons beau nous plaindre et relever nos droits , il n'y
a jamais eu , ni jamais il n'y aura de réplique à lar-
gument que Dieu nous fait aujourd'hui sous la figure
de ce maître de l'évangile : Omne dehititm dimisi
tihi : noîine ergb oportuit et te misereri conser^i
tiii? J'aime mes ennemis, et je leur pardonne; je
vous
DES INJURES. 3o5
VOUS ai vous-même aimé , et combien de fois vous
ai-je pardonné ? ne devez-vous donc pas m'imiter
en cela et pardonner comme moi ? Raison qui nous
ferme la bouche et qui nous accable du poids de son
autorité. Et pour l'examiner à fond, prenez -la,
mon cher auditeur, dans tous les tours qu'il vous
plaira. Considérez-y les offenses de part et d'autre ,
et comparez la personne qui les reçoit , celle qui les
fait , le pouvoir et la manière de se venger , l'intérêt
qui se trouve à pardonner , la fin que l'on peut ,
dans l'un ou dans l'autre, se proposer ; pesez , dis-je ,
exactement tout cela, et en tout cela vous verrez
comment l'exemple d'un Dieu vous condamne , et
que c'est assez de ce seul exemple , si vous ne le
suivez pas , pour vous rendre criminel. De là vos
vengeances vous paroîiront pleines d'injustice, de
foiblesse , de lâcheté , d'aveuglement , d'ingratitude
envers Dieu , et d'oubli de vous-même. Toutes ces
considérations sont dignes de vous, et demandent
une attention particulière.
Car , pour en venir au détail , nous sommes pi-
qués d'une injure , et quelquefois nous nous en pre-
nons à Dieu même ; mais combien lui-même en
souffre-t-iL tous les jours , et en a-t-il souffert? Nous
ne pouvons supporter qu'un homme se soit attaqué
à nous et qu'il nous ait outragés ; mais Dieu nous fait
voir des millions d hommes, ou plutôt tousleshommes
ensemble , qui se soulèvent contre lui et qui le dé-
shonorent. Nous avons peine à digérer que tel et tel
depuis si long-temps nous rendent de mauvais offices;
mais Dieu nous répond que depuis qu'il a créé le
T03VIE VII. 20
3o6 SUR LE PARDON
monde , le monde n'a pas un moment cessé de l'in-
Milter. Il nous csi fucheux d'avoir un ennemi dans
celle famille, dons celle compagnie; mais Dieu en
a par toule la terre. A quoi sommes-nous si sen-
sibles, et sur quoi faisons-nous paroîlre tant de dé-
licatesse? sur une parole souvent mal entendue, sur
une raillerie mal prise , sur une conleslaiion dans
l'enlrelien , sur une vivacité qui sera échappée , sur
im mépris très-léger, sur un air froid et indifférent ,
sur une vaine préiention qu'on nous dispute , sur un
point d'honneur. Car voilà, vous le savez, voilà ce
qui fait naître parmi le^ hommes les plus grandes
inimitiés, et même parmi ces hommes si jaloux de
passer dans le monde pour sages et pour esprits
forts. Mais , dit saint Chrysoslôme , à regarder les
inimitiés des hommes dans leur principe , qu'elles
sont frivoles! et qu'y a-t-il de comparable à tout ce
qui s'est fait et à tout ce qui se fait contre notre
Dieu ; aux impiétés , aux sacrilèges , aux impréca-
tions et aux blasphèmes ; aux profanations de ses
autels, de son nom, de ses plus sacrés mystères;
aux révoltes perpétuelles et les plus formelles contre
sa loi? Mais encore qu'est-ce que ce souverain Maître,
créateur de l'univers , et qu'est-ce que de foibles
créatures qu'il a formées de sa main et tirées du
néant? Si donc , vils esclaves , nous nous récrions si
hautement en toutes rencontres et sur les moindres
blessures, n'a-t-il pas droit de nous confondre par
son exemple , et de nous dire : Omne dehitum dlmisi:
nonne crgb oportuit et te misereri ? Moi , la gran-
deur même , jnoi digne de tous les hommages , mais
r)ËS ÎNJURF.S» 3ô7
ifxposé à toule linsolence des pécheurs et à tous les
excès de leurs passions les plus brutales , j'oublie
en quelque sorte pour eux, et la supériorité de mon
être, et l'innombrable multitude , lagrièveté, Ténor-
mité de leurs offenses» Moi-même je leur tends les
bras pour les rappeler ; moi-même je leur ouvre le
sein de ma miséricorde pour les y recueillir ; moi-*
même je les préviens de ma grâce et leur commu-
nique mes plus riches dons. C'est ainsi que j'en use >
tout Dieu que je suis; mais vous, ennemis irrécon-
ciliables , vous n'écoutez que la vengeance qui voua
anime et la colère qui vous transporte. Mais vous»
hommes , vous voulez traiter dans toute la rigueur «
des hommes comme vous : Nonne oportuit et te mi-
sereri conservi tui ? Mais vous , sans vous souvenir
de votre commune origine , qui vous égale tous de-*
vant mes yeux , vous prétendez vous prévaloir de je
ne sais quelle distinction humaine , pour exagérer
tout ce qui se commet à votre égard , et pour le
mettre au rang des fautes irrémissibles. Mais vousj
mesurant tous vos pas , et craignant de rien relâchef
de vos droits plus imaginaires que réels ^ vous pas»
sez des années , et quelquefois toute la vie , danâ
des divisions scandaleuses, plutôt que défaire une
démarche ; et pour une occasion , pour un moment
où votre frère a manqué, vous demandez des répa*
rations qui ne finissent point. Mais vous , comptant
pour beaucoup de ne pas porter les choses à l'extré-^
mité, vous demeurez dans une inditlerence qui n^
témoigne que trop l'éloignement et l'aliénation de
yoire cœur. Sonl*ce là les règles de la charité que j0
AO»
3o8 SUH LE PAKDON
VOUS ai recommandée , et dont j'ai voulu être le
modèle ?
Malheur à nous , mes frères , si nous ne nous
conformons pas à ce divin exemplaire. Le péché
originel de l'homme a élé de vouloir être semblable
à Dieu ; mais ici Dieu non-seulement nous permet ,
mais nous conseille , mais nous exhorte , mais nous
ordonne d'être parfaits comme lui. Gomment accor-
der ensemble l'un et l'autre ? Rien de plus aisé ,
répond saint Augustin , expliquant celle apparente
contradiction. Le premier péché de Ihomme a été
de vouloir être semblable à Dieu en ce qui regarde
la prééminence de cet Etre suprême , c'est-à-dire ,
qu'il a souhaité d'être grand comme Dieu , éclairé
comme Dieu , indépendant comme Dieu. Or , c'éloit
là un orgueil insupportable et une criminelle pré-
somption. Mais la perfection est de ressembler à
Dieu par l'imitation de sa sainteté et de ses vertus ;
je veux dire , d être charitable comme Dieu , misé-
ricordieux comme Dieu , patient comme Dieu :
Estote perfecti siciit Pater vester cœleslis perfeclus
est (i).
Je dis plus , et je soutiens , mon cher auditeur ,
que cet exemple doit avoir sur vous d'autant plus
d'efficace qu'il vous est personnel. Concevez bien
ceci. Je ne vous ai parlé qu'en général de tout ce
que Dieu reçoit d'outrages de la part des hommes ,
et de tout ce qu'il leur remet si libéralement et si
aisément ; mais que seroil-ce , si de toutes les per-
sonnes qui composent cet auditoire . prenant chacun
(i) Matth. 5.
DES INJURES. 309
en particulier , je lui remellois devant les yeux tout
ce qu'il a fallu que Dieu , dans le cours de sa vie,
lui pardonnât, et tout ce qu'il se flatte en effet que
Dieu lui a pardonné ? Que seroit-ce , si je présenlois
à ce mondain toutes les abominations d'une habitude
vicieuse , oii il s'est livré à ses désirs les plus déré-
glés ; oii, sans retenue et sans frein , il s'est aban-
donné aux plus honteux débordemens ; oii , mille
fois révolté contre sa propre conscience, il a étouffé
la voix de Dieu qui se faisoit entendre à lui , il a
rejeté la grâce de Dieu qui l'éclairoit et qui le pres-
soit , il a foulé aux pieds la loi de Dieu qui l'impor-
lunoit et qui le gênoit , il a raillé des plus saints
mystères de Dieu , dont la créance le condamnoit
et dont ridée le faliguoit et le troubloit , il a sacrifié
Dieu et tous les intérêts de Dieu , à 1 objet périssable
qui l'enchantoit et le possédoit ? Que seroit-ce' si ,
parcourant tous les autres états , j'appliquois cette
morale à l'impie , à l'ambitieux , à lavare ( car il
n'y a que trop lieu de croire que dans celte assem-
blée il se trouve de toutes ces sortes de pécheurs);
que seroit-ce, dis -je, mon cher frère, si je vous
retraçois le souvenir de toutes vos iniquités, et que
je raisonnasse ainsi avec vous : Voilà ce que Dieu a
toléré, voilà sur quoi il a usé à votre égard de toute
son indulgence , voilà ce qu'il a cent fois oublié pour
vous rapprocher de lui et pour se rapprocher de
vous. Par où jamais pourrez-vous vous défendre de
suivre un exemple si puissant et si présent ? Or, ce
que je vous dirois , Dieu vous le dit actuelKment
dans le fond de l'ame : Ser^c ncquam , omnc dehî-
ÔIO SUR LE PARDON
tum dlmîsi iîhi ; Mâchant serviteur , c'est spécia-
lement à vous que j'ai tout remis : Tibi. Je pou vois
vous perdre , et je me suis employé à vous sauver ;
je pouvois vous bannir éternellement de ma pré-
sence , et je vous ai recherché ; vous étiez pour moi
dans une indocilité , dans une insensibilité , dans
une dureté de cœur capable de tarir toutes les sources
de ma miséricorde , et rien ne les a pu épuiser. De
quel front et par quelle monstrueuse opposition un
débiteur à qui l'on a fait grâce , et grâce sur des
dettes accumulées et dont il seroit accablé , peut-il
poursuivre avec une sévérité inexorable l'acquit d'une
dette aussi légère que celle qui vous intéresse? Omne
éehitum dimisi tibi : nonne egb oporiuit ci te miscrerî
çonscrvi lui ?
Mais peut- être , chrétiens , doutez - vous de ce
pardon de la part de Dieu par rapport à vous : car
qui sait s'il est digne d'amour ou de haine , et qui
peut être certain de la rémission de ses péchés ? Hé
bien , si vous craignez de ne l'avoir pas encore ob-
tenu , je viens vous enseigner le moyen infaillible
de l'obtenir , en vous faisant considérer Dieu comme
juge : et s'il y a une vérité qui doive faire impres^
sion sur vos cœurs, n'est-ce pas celle-ci , par où je
conclus cette première partie : Il est vrai , tel est en
celte vie notre triste sort, et l'affreuse incertitude
oii nous nous trouvons ; nous savons que nous avons
péché , et nous ne savons si Dieu nous a pardonné.
Les plus grands saints ne le savoient pas eux-mêmes;
çt des pénitens par état, après avoir passé de longues
anpe'çs dans les plus rigoureuî^ exercices d'une mor^
DES INJURES. ■ 3n
tifîcalion accablante , saisis néanmoins de frayeur ,
se demandolent les uns aux autres , comme nous
l'apprend saint Jean Climaque : Ah ! mon frère,
pensez-vous et puis-je penser que mes péchés devant
Dieu soient efiacés ? Si des saints étoient pénétrés
de ce sentiment , quel doit être celui de tant de
pécheurs ? Or , dans le sujet que je traite , j'ai de
quoi les tirer de cette incertitude qui les trouble ; j'ai
de quoi leur donner l'assurance la plus solide et la
plus ferme , puisque elle est fondée sur la parole
même de Dieu , sur loracle de la vérité éternelle;
car c'est Dieu qui nous l'a dit , et s'il nous ordonne
de pardonner , c'est en ajoutant à sou précepte celte
promesse irrévocable et si engageante : je vous par-
donnerai moi-même : Dimittitc et dimitlcmini (i).
En deux mots , quel fonds d'espérance , et quel motif
pour animer notre charité ! Il n'y a là ni ambiguïté ,
ni équivoque; il n'y a point de restriction , ni d'ex-
ception ; tout y est intelligible , tout y est précis et
formel. Remarquez-le bien. Dieu , par la bouche de'
son Fils , ne nous dit pas ; Pardonnez, et je vous
pardonnerai certains péchés ; mais de quelque nature
qu'ils puissent être, vos péchés vous seront remis :
Kt dimittemini. Il ne nous dit pas : Pardonnez , et
je vous pardonnerai plusieurs péchés ; mais leur
nombre, selon l'expression du Prophète , fùt-il plus
grand que celui des cheveux de votre tête , tous vos
péchés en général vous seront remis : Et dimitte-
mini. Il ne nous dit pas : Pardonnez , et après ub
(i) Luc. 6.
3l2 SUR LE PARDON
temps marqué pour satisfaire à ma justice , Je vous
pardonnerai ; mais, du moment que vous aurez par-
donné, vos péchés dès - là vous seront remis : Et
dimitlemini. Tellement , chrétiens , que dès que je
pardonne , et que je pardonne en vue de Dieu et
par amour pour Dieu , je puis autant compter sur
le pardon de mes péchés , que sur l'infaillibilité de
Dieu et sur son inviolable iidélilé. Rempli de cette
confiance , je vais à l'autel du Seigneur , et sans
oublier le respect dû à cette infinie majesté , j'ose
lui parler de la sorte : Je suis pécheur , et je le
reconnois en votre présence , ô mon Dieu ; mais
tout pécheur que je suis , vous me recevez en grâce,
parce que selon vos ordres j'ai moi-même fait grâce.
Dans le sacrifice que je viens vous présenter , je n'ai
point d'autre victime à vous offrir que mon cœur et
que son ressentiment. Je vous l'immole , Seigneur,
et c'est une hostie digne de vous , puisqu'elle est
purifiée du feu de la charité. El si vous rejetiez celte
■ hostie , j'en appellerois à votre parole. Et si vous
m imputiez encore quelque chose après l'avoir ra-
cheté par celle hostie , je dirois, Seigneur , et vous
me permettriez de le dire , ou que vous m'avefe
trompé , ou que vous avez changé. Or , ni l'un ni
l'autre ne vous peut convenir.
N'en doutez point , mon cher auditeur , quand
vous aurez fait un pareil effort , et que vous adres-
serez à Dieu une telle prière , il vous écoutera ; il
vous répondra dans le secret du cœur , ce qu'il fit
entendre à Magdeleine en la renvoyant : Allez en
DES INJURES. 3l3
paix , vos péchés vous sont pardonnes : Remitluntur
tibï peccata , vade in pace (i). Le ministre de la
pénitence , témoin d'une disposition si sainte , et
comptant sur toutes les autres qui s'y trouvent ren-
fermées 5 prononcera sans hésiter , la sentence de
votre absolution , et répandra sur vous toutes les
bénédictions du ciel. Vous vous retirerez content de
Dieu et content de vous-même. Or, à toutes ces
conditions et par tous ces titres , dites-moi si Dieu
n'a pas droit d'exiger de vous le pardon qu'il vous
ordonne, et dont il vous a fait une loi. Mais vous,
dès que vous ne le voulez pas accorder ce pardon
si légitimement dû et si expressément enjoint , ne
donnez-vous pas à Dieu un droit particulier de ne
vous pardonner jamais à vous-même ? C'est ce que
vous allez voir dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Ce que nous craignons communément le plus , et
ce qui nous seroit dans la vie plus fâcheux et moins
soutenable , c'est , chrétiens , qu'on nous traitât
comme nous traitons les autres , qu'on nous jugeât
comme nous jugeons les autres , qu'on nous pour-
suivît et nous condamnât comme nous poursuivons
et condamnons les autres. Notre injustice va jusqu'à
ce point , de ne vouloir rien supporter de ceux avec
qui nous sommes liés par le nœud de la société
humaine , et de prétendre qu'ils nous passent tout ,
qu'ils nous cèdent tout , qu'en notre faveur ils se
démettent de tout. Si , par un retour bien naturel ,
(i) Luc. 7.
3i4 SUR LE PARDON
ils se comporleal envers nous selon que nous nous
^ comportons envers eux ; sils s'élèvent contre nous
de même que nous nous élevons contre eux , et s'ils
nous font ressentir toute la rigueur qu'ils ressentent
<le notre part, nous en paroissons outrés et désolés.
Mais à combien plus forte raison devons-nous donc
craindre encore davantage que Dieu ne se serve
pour nous de la même mesure dont nous nous ser- I
vous pour le prochain; c'est-à-dire, qu'il ne devienne
aussi implacable pour nous que nous le sommes
pour nos frères , et que le pardon que nous ne
, voulons pas leur accorder , il ne nous laccorde
jamais à nous-méines ? Or , c'est justement à quoi
nous nous exposons par notre inflexible dureté et
par nos inimitiés. En ne voulant pas nous confor-
mer à sa conduite , nous l'obligeons de se conformer
à la nôtre ; et nous obstinant à ne rien pardonner ,
nous lui donnons un droit particulier de ne nous
pardonner jamais. Comment cela ? le voici : parce
qu'alors nous nous rendons singulièrement cou-
pables , et coupables en quatre manières. Observez-
les. Coupables envers Dieu , coupables envers Jésus-
Christ, Fils de Dieu , coupables envers le prochain
substitué en la place de Dieu , et coupables envers
nous - mêmes. Coupables envers Dieu , dont nous
violons un des préceptes les plus essentiels ; cou-
pables envers Jésus-Christ , Fils de Dieu , que nous
renonçons en quelque sorte dès que nous renonçons
au caractère le plus dislinctif et le plus marqué du
christianisme ; coupables envers le prochain subs-
titué en la place de Dieu , et à qui nous refusons ce
DES INJURES. 3l5
(qui lui est dû, en conséquence du transport que
Dieu lui a fait de ses justes prétentions ; enfin , cou-
pables envers nous-mêmes, soii en nous démentant
nous- mêmes et la prière que nous faisons tous les
jours à Dieu , soit en prononçant contre nous-
mêmes , par cette prière , notre propre condam-
nation. Quelle ample matière et quel nouveau fonds
de morale ! Ecoulez - moi , tandis que je le vais
développer.
Car il ne faut point se persuader , chrétiens , qu'il
vous soit indifférent de pardonner ou de ne par-
donner pas , et que devant Dieu vous en soyez quilles
pour lui représenter la justice de vos resseniimens
et de vos vengeances , par la grièveté des injures
qui vous offensent. Tout offensés que vous pouvez
être , Dieu vous délend de suivre les mouvemens
de votre cœur aigri et envenimé; et quelque violente
que soit la passion qui vous anime , il veut que vous
l'étouiTiez : pourquoi ? parce qu'il s'est réservé à lui
seul le droit de vous venger et de vous faire justice
quand il lui plaira , et selon qu'il lui plaira : Mihi
findicta, et ego retribuam (i). Il ne prétend pas que
sans sujet et sans égard on s'attaque à vous, ni que
le tort que vous recevez demeure Impuni ; mais parce
que s'il vous permettoit d'êlre vous-mêmes les juges
et les exécuteurs de la juste salisfaclion que vous
pouvez attendre , lout le lien de la société seroit
bientôt rompu et toute la charité éteinte dans le
monde ; pour la maintenir celte société qu'il a éta-
blie , et pour conserver entre les hommes celle
(i) Rom. 13.
3l6 SUH LE PARDON
charité si nécfssaire , il vous ordonne de lui aban-
donner votre cause , de vous en reposer sur lui , et
de réprimer jusqu'au moindre sentiment qui vous
porleroit aux dissensions et à une fatale désunion.
Précepte si exprès et d'une obligation si étroite ,
qu'il entend même que sur le point de lui présenter
tout autre sacrifice , vous quitterez l'autel , vous y
laisserez la victime , et vous irez avant toute chose
vous réconcilier avec votre ennemi. Sans cela ,
quelque présent que vous apportiez à son sanctuaire ,
et que vous ayez à lui mettre dans les mains , il le
rejette et le réprouve. Que faites-vous donc , mon
cher auditeur, quand , par une division scandaleuse
ou par une secrète aliénation , vous séparez ce que
Dieu avoit uni , et vous troublez la paix dont il étoit
le garant et le sacré nœud ? Outre lennemi visible
que vous avez sur la terre et que vous aigrissez en-
core davantage , vous en suscitez contre vous un
autre dans le ciel, mais plus puissant mille fois et
plus redoutable , tout invisible qu'il est : c'est Dieu
même. Or , se rendre ainsi coupable et condamnable
aux yeux de Dieu , n'est-ce pas l'autoriser spécia-
lement à vous punir et à vous punir sans rémission ?
Non , chrétiens , tant que vous serez inflexibles
pour vos frères , n'espérez pas que Dieu jamais se
laisse fléchir en votre faveur. Vous vous proster-
nerez à ses pieds , vous gémirez devant lui, vous
vous frapperez la poitrine et vous éclaterez en soupirs
pour le toucher ; mais la même dureté que vous
avez à l'égard d'un homme comme vous , il l'aura
envers vous j et malgré vos gémissemens et vos
DES INJURES. 3l7
soupirs , n'allendez de lui d'autre réponse que ce
foudroyant analliême : Point de miséricorde à celui
qui n'a pas fait miséricorde : Judicium sine mise"
ricûvdiâ illi qui non fecit miser icordiam. Il est vrai
que dans son Eglise il y a un tribunal de miséri-
corde pour les pécheurs et pour le pardon de leurs
péchés , et qu'il a revêtu ses ministres de son pouvoir
pour vous absoudre : mais ce pouvoir , par rapport
à vous , est suspendu dès que vous voulez fomenter
dans votre ame le mauvais levain qui l'envenime ,
et le ministre alors doit vous dire en vous renvoyant:
Judicium sine misericordiâ illi qui non fecit miss
ricordiam. Il est vrai qu'à la mort Dieu commande
aux prêtres de redoubler leurs soins pour votre
secours , et de vous communiquer abondamment et
libéralement toutes les grâces qu'ils ont à dispenser.
Mais s'ils ne peuvent vous engager à une réunion
sincère et de cœur, et s'ils n'en ont de solides té-
moignages , il leur défend à ce moment même , à ce
formidable moment , de vous faire part des remèdes
spirituels dont une telle disposition vous rend in-
dignes, et plutôt que -de vous les appliquer en cet
état, il veut qu'ils vous laissent mourir sans sacremens
et en réprouvés , afin que sa parole s'accomplisse :
Judicium sine misericordiâ illi qui non fecit mise-
ricordiam. Ah ! combien de pécheurs sont ainsi
passés au jugement de Dieu ; et si plusieurs ont
consenti dans celte extrémité à de prétendues récon-
ciliations , combien , sous de trompeuses apparences,
sont morts aussi ennemis qu'ils l'éloient depuis de
longues années ? Car , il e^t certain que de toutes
3i8 SUR LE PARDON
les passions , il n'en esl point qui s'imprime pliig
profondément que la haine , ni qu'il soit plus
difficile de déraciner. On a vu des chrétiens ,
après avoir enduré pour l'évangile de cruels sup-
plices et triomphé de tous les eflbrls des tyrans ,
s'oublier eux-mêmes à la vue d'un ennemi ; et sur
le point de consommer leur victoire , céder à un
ressentiment , et perdre avec la foi la couronne du
martyre.
Je ne m'en élonne point , puisque rien n'est plus
directement opposé à l'esprit de Jésus -Christ que
l'esprit de vengeance et les aversions qui l'entre-
tiennent dans un cœur. Autre sujet de la colère et de
l'indignation de Dieu. Car, entre les caractères de
la loi évangélique , un des plus propres, et je puis
dire le premier , c'est cette charité qui , sans distinc-
tion d'amis et d'ennemis , nous lie tous ensemble ,
et ne fait de tous les cœurs qu'un même cœur , et
de toutes les âmes qu'une même ame. Cette charité
qui va jusqu'à bénir ceux qui nous chargent de ma-
lédictions , jusqu'à prier pour ceux qui nous persé-
cutent et qui forment contre nous les plus injustes
entreprises , jusqu'à les embrasser , jusqu à les se-
courir dans leurs besoins , jusqu'à les aider de tout
notre pouvoir. Cette charité que pratiqua sur la croix
le Fils de Dieu , notre Sauveur et notre divin exem-
plaire , lorsque s'adressant à son Père , il prit la dé-
fense des Juifs qui poursuivoient sa mort , des juges
qui l'avoient condamné, et de ses bourreaux mêmes
qui l'outrageoient encore après l'avoir crucifié :
Paier , âimittc illis : non enim sciunt qui d fa--
.DES INJURES. 3l^
€Îuni{i). Voilà, dis-je, la perfection de la loi de
la grâce ; voilà le précepte que Jésus-Christ semble
avoir eu plus à cœur , le précepte qu'il a spécialement
adopté comme son précepte, auquel il s'est particu-
lièrement attaché , sur lequel il a plus fortement
insisté ; voilà à quoi il veut qu'on nous connoisse en
qualité de chrétiens : In hoc cognoscent omnes quia
discipuli mei estis (2). Quand donc, contre toutes
les règles de cette charité si hautement et si expressé-
ment recommandée , nous nous éloignons les uns
des autres, et que nous vivons dans une guerre, ou
déclarée, ou d'autant plus dangereuse et plus mor-
telle qu'elle est plus couverte ; quand , à la première
atteinte qui nous blesse , nous nous récrions , nous
nous emportons , nous ne pensons qu'à rendre re-
proche pour reproche , médisance pour médisance,
mal pour mal , quel qu il puisse être ; quand , re-
tenus par un respect tout humain et par une modéra-
tion feinte , nous conservons cependant au fond de
notre ame un venin qui l'empoisonne et qui ne man-
que pas de se répandre dans l'occasion , quoique
subtilement et sans bruit ; quand nous nous consu-
mons de réflexions, de désirs, d'envies que nous
inspire une secrète malignité , et qui ne tendent qu'à
la satisfaire ; quand nous nous laissons préoccuper
des idées communes , que nous nous faisons une gloire
d'avoir vengé une injure , que nous regarderions
comme un opprobre de n'en avoir pas elîacé la tache,
que nous aurions honte de n'en avoir pas eu raison
par quelque voie que ce soit : n'est-ce pas alors
(i) Luc. 23. — (2) Joan. i3.
320 SUR LE PARDON
renoncer Jésus-Christ, sinon de bouche, au moins
d'efiet , puisque c'est renoncer une des maximes
fondamentales de la sainte religion qu'il nous a pre-
eliée ? n'est-ce pas rougir de Jésus-Christ, puisque
c'est rougir de la morale et de l'observation de sa
loi ? Or , ne nous y trompons pas , et comprenons
bien deux choses : premièrement , qu'il n'y a point
d'autre médiateur par qui nous puissions obtenir la
rémission de nos péchés , que Jésus-Christ ; secon-
dement, que quiconque aura renoncé Jésus-Christ ,
Jésus-Christ le renoncera ; et que quiconque aura
rougi de Jésus-Christ devant les hommes , Jésus-
Christ devant son Père rougira de lui. Par consé-
quent , que si nous ne pardonnons comme Jésus-
Christ et selon la loi de Jésus-Christ, nous ne pou-
vons compter sur sa médiation , ni espérer par ses
mérites l'abolition de nos oiTenses : mais si ce n'est
pas par lui que nous l'avons, par qui l'aurons-nous ?
Chose étrange , mes chers auditeurs ! nous som-
mes chrétiens , ou nous prétendons l'être. En vertu
de la profession que nous en faisons , nous n'avons
pas une fois recours à Dieu pour implorer sa griice ,
que ce ne soit au nom de Jésus-Christ , comme frères
de Jésus-Christ , comme membres de Jésus-Christ.
Et cependant nous prenons des senlimens tout op-
posés à ceux de Jésus-Christ, nous tenons une con-
duite toute contraire à la sienne, nous le désavouons
et nous le déshonorons , en désavouant son évan-
gile et déshonorant le christianisme où, par une vo-
cation particulière, il nous a spécialement appelés.
Autrefois le signe des chrétiens et la gloire du chris-
tianisme.
Î3ES INJURES* 32t.
lïanisme, c'étoil l'esprit de paix qui régnoil enire
eux : cétoit, comme je l'ai dit, ce concours unanime
de tant de volontés dans une même volonté , et de
tant d'intérêts dans un même intérêt : telîemeiu que
de toute une multitude il ne se faisoit , pour ainsi
dire , qu'un même homme. Les païens le remar-
quoient, et c'est ce qui les étonnoit , ce qui les édi-
fioit , ce qui les charmoit. Qu'y a-t~il en eiT^'t de
plus admirable et de plus grand? Ils voyoient parmi
des gens de tous les pays et de tous les caractères
une concorde que rien ne troubloit ; ils voyoient des
martyrs endurer sans se plaindre , et même avec joie ,
les fausses accusations, les calomnies atroces, les
ignominies publiques , tout ce qu'il y a de plus outra-
geant et déplus diffamant; ils voyoient ces généreux
soldats de Jésus-Christ et ces fidèles imitateurs de
sa charité, pardonner à leurs tyrans toute la fureur
qui les animoit contre eux , et embrasser ceux qui
les tourmentoient , qui les déchiroient , qui les brû-
loient. Cétoit là le triomphe de la religion ; mais eu
voici le scandale. C'est que parmi les successeurs de
ces chrétiens si patiens et si charitables , il ne ;e
trouve presque plus de patience dans les injures, ni
de charité. On voit des disciples de Jésus-Christ en
de perpétuelles contestations et en des discordes étei-
nelles. On emploie toutes les considérations divines
et humaines pour les adoucir et pour les accom-
moder ; mais souvent on y perd ses soins, et l'on
n'y peut réussir. Ce qu'il y a de pins déplorable,
c'est que, par la plus funeste de toutes les illusions ,
•e sont qoeiqucf'jis les plus cljréliens en ajîparence,
TOME YIJ. 21
022 SUR LE PARDON
€1 les plus déclarés pour la piéfé ,qnj gardent dans le
cœur plus d'amertume et plus de fiel. Ils viennent
M'aultl de Jésus-Christ, ils participent au sacrement
de Jésus-Chiist , ils prêchent la plus sévère morale de
Jésus-Clirisl; et cependant ils roulent dans leur esprit
mille projets de la vengeance la plus vive et la plus
pure; et cependant ils forment mille intrigues , mille
cabales , non point seulement contre quelques parti-
culiers, mais contre des sociétés, contre des corps
entiers, pour les noter, pour les décrier, pour les
ruiner ; et cependant ils n'épargnent ni le sacré , ni
Je profane , ni l'artifice , ni le mensonge, pourvu
qu'ils puissent parvenir à la fin qu'ils se proposent
d humilier , de confondre , de perdre quiconque ose
les contredire et ne donne pas aveuglément dans
leurs idées , ou plutôt dans leurs erreurs. Encore
prétendent-ils agir en cela pour Jésus-Christ, et
défendre la cause de Jésus-Christ : comme si cet
homme-Dieu , ce Dieu de charité qui , pour la dé-
fense de sa propre personne , ne proféra pas une
parole , autorisoit dans eux , sous le vain prétexte de
sa gloire, les plus aigres sentimens, les plus iniques
préjugés , les plus noires médisances et les plus in-
justes pratiques.
Mais revenons. De ne vouloir paspardonner, c'est
se rendre coupable envers Dieu , coupable envers
Jésus-Christ , Fils de Dieu, et je dis encore coupable
envers le prochain substitué en la place de Dieu :
troisième raison qui engage Dieu à nous juger nous-
mêmes selon toute la sévérité de sa justice et sans in-
dulgence. Car quel que puisse être cet homme contre
DES INJURES, 323
qui vous vous tournez, et pour qui vous vous montrez
si intraitable 5 il est revêtu de tous les droits de Dieu ;
et c'est de lui que Dieu vous a dit ce que l'apôtre
saint Paul disoil à son disciple Philéaion au sujet
d'Onésime: Recevez-le comme moi-même , et usez^
en avec lui comme vous en devez user avec moi-
même : Suscipe illum si eut me (i). Il vous a déplu
dans une occasion , il s'est échappé à voire égard ^
et c'est une dette dont vous pourriez lui demander
compte. Mais cette dette , je la prends sur moi : et
pour une juste compensation , je lui transporte celles
que je pourrois à meilleur titre exiger de vous. Gat
souvenez-vous que vous vous devez vous-même à
moi , et que j'ai sur vous un droit absolu et sans
réserve ; Si autcm aliquid nocuit tihi , aut débet ,
hoc mihi imputa : ego reddam ;, ut non dicam tihi
fjuhd et le ipsum mihi dehes (2). C'est ainsi , dis-je,
que Dieu s'en est expliqué, et c'est ainsi que votre
frère , tout redevable qu'il vous est , a droit d'attendre
de votre part un traitement favorable et une remise
entière. Mais vous , violant tous ses droits, vous
n'êtes occupé que des vôtres. Vous les relevez , vous
les exagérez, vous les redemandez avec une hauteur
et une exactitude que vous appelez droiture , justice ,
équité ; mais que j appelle , moi , inhumanité , que
j'appelle cruauté, que quelquefois même je puis
appeler férocité. Car qui ne sait pas quels sont les
emportemens d'une passion de vengeance? On se
croit tout permis, et l'on ne garde nulles mesures.
Dans la fausse idée que l'on se forme d'une offense
(0 Philem. V. 17. — (3) ll'uL \. 18.
21.
32^ SUR LE PARDON
que rimaginalion grossit , et que noire délicatesse
fait croître à l'infini , quoi qu'on entreprenne, quoi
qu'on exécute , ce n'est jamais trop. Pour un trait ,
on en renvoie mille autres; pour un mot, on en vient
à mille discours remplis d'invectives les plus inju-
rieuses , et qui n'ont point de fin ; pour une fois et
pour un moment , on passe les années , et souvent
toute la vie , à butter sans cesse un homme , à le cha-
griner, à le traverser, et, s'il est possible, à le désoler,
et à l'accabler : pourquoi ? parce qu'aveuglés d'un
amour-propre qui ne prescrit point de bornes , nous
nous infatuons de nos prétendus droits , et nous per-
dons tout souvenir du droit réel et solide que Dieu
a transmis au prochain.
Après cela, mes chers auditeurs , allez à l'autel faire
la prière que le Sauveur vous a lui-même tracée,
Allezauxpiedsde Dieu prononcer contre vous-mêmes
l'arrêt le plus foudroyant. Allez à la face de ce Dieu
de majesté vous démentir vous-mêmes, vous con-
damner vous-mêmes , et vous rendre enfin cou-
pables envers vous-mêmes. C'est la dernière preuve
par où je finis , et dont vous devez être touchés. Nous
disons tous les jours à Dieu : Seigneur, pardonnez-
nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux
qui nous ont offensés : Dlmitte nobis , si eut et nos
dimitlimus (i). ISous le di:>ons : mais si nous com-
prenons le sens de cetle prière , et que nous ayons
l'ame ulcérée d'un ressentiment qui la pique, etqu'elle
n'ait pas encore guéri, cette prière de sanciilicaiion
devient pour nous une prière d'abomination ; et je
(i) Matth. 6.
DES INJURES. 3:25
iSoiilîens que nous ne la devons proférer qu'en trem-
blant, que nous la devons regarder comme une
sentence de mort , et comme l'anatliême le plus ter-
rible qui puisse tomber sur nos têtes. Et en effet ,
n'est-ce pas ou nous démentir nous-mêmes, ou nous
condamner nous-mêmes ? Nous démentir nous-
mêmes , si nous pensons d'une façon , el que nous
parlions de l'autre ; si ne voulant pas sincèrement ,
et de bonne foi , que Dieu mette cette égalité par-
faite entre son jugement et le nôtre , nous osons
néanmoins lui tenir un langage tout opposé. Nous
condamner nous-mêmes , si , consentant à ce que
Dieu ne nous pardonne qu'autant que nous pardon-
nerons , nous ne pardonnons pas ; et si , pour rentrer
en grâce auprès de lui , nous ne remplissons pas
une condition sans laquelle nous semblons consé-
qucmment lui demander qu'il nous réprouve.
Car, qu'est-ce à dire : Pardonnez -nous, mon
Dieu , de même que nous pardonnons , lorsque réelle-
ment et dans la pratique , nous ne pouvons nous ré-
soudre à pardonner ? Blmitte nohis , sicut et nos
dimittimus. Faites-y , mon cher fi ère , toute l'atten-
tion nécessaire, el je m'assure que vous en serez
saisi de frayeur. C'est dire à Dieu : Seigneur , comme
je porte dans mon sein une aversion que rien n'en
peut arracher, ayez pour moi la même haine ; comme
je ne veux jamais voir cet ennemi, ni qu'il me voie,
ne souffrez pas que moi-même je vous voie jamais
dans votre royaume. Travaillez à ma perte comme je
travaille à la sienne ; el couvrez-moi dans l'enfer
d'une confusion éleriK lie , comme je voudrois sur
26 SUR LE PARDON
la terre le combler d'opprobre : Siciit et nos. C'est
dire à Dieu : Ne me pardonnez pas mieux , Seigneur,
que je ne pardonne ; et comme celte rccoucilialion
où l'on m'engage n'estqu'apparente , ne vous récon-
ciliez point autrement avec moi. Je suis toujours son
ennemi; soyez toujours le mien. Malgré la parole
que j'ai donnée , je n'attends , pour me venger,
que l'occasion qui me manque : servez-vous pour
vous venger de moi de toutes celles qui se présente-
ront et qui ne vous manqueront pas : Sicut et nos.
C'est dire à Dieu : De même , Seigneur , qu'il me
sulFit , ou que je veux qu'il me suffise , en pardonnant ,
de ne point agir contre la personne , et que du reste ,
je ne prétends la gratifier en rien , l'aider en rien,
abandonnez tous mes intérêts , et ne prenez part à
aucune chose qui me concerne. Privez-moi de tous
vos dons , et refusez-moi toute faveur , tout secours,
tout bien : Sicut et nos. Est-ce ainsi , mon cher au-
diteur , que vous l'entendez? Du moins , c'est ainsi
que vous le dites, et c'est ainsi que Dieu dans son
jugement l'accomplira. Quelle horreur ! ah ! pensez-
y, chrétiens, quelle conviction et quelle horreur,
quand Dieu , en vous rejetant de sa présence , vous
dira ; De ore tiio tejudico (i) ; il ne faut point d'autre
juge que vous-même. Larrêt de ma justice qui vous
éloigne de moi vous paroît rigoureux : il vous cons-
terne, il vous désespère. Mais c'est vous-même qui
l'a'^ez dicté , et vous l'avez eu cent fois vous-même
dans la bouche. Do quoi pouvez-vous vous plaindre ?
Je suis la règle que vous m'avez marquée : je vous
DES INJURES. 327
pardonne comme vous avez pardonné , ou plutôt ,
parce que vous n'avez jamais pardonné, ne comptez
jamais que je vous pardonne. Ketiicz-vous : De ore
tuo te judico.
C'est à vous , mes frères, à le bien méditer , ce
funeste arrêt , et c'est à vous à prendre sur cela voire
parti. Car il n'y a point de tempérament , point de
milieu : ou pardon de votre part , ou de la pari de
Dieu alFreuse réprobation. Choisissez de luu ou de
l'autre. Mais quoi ! voudrois-je dune à ce p::x me
donner une satisfaction si vaine ? M'esl-il donc si
important de réparer une injure, que je veuille qu'il
m'en coûte mon éternité, mon'salut, mon ame?Eii
poursuivant un ennemi et en le haïssant , ne seroit-
ce pas être mille fois encore plus ennemi de moi-
même ? et en repoussant un mal , ne seroit-ce pas
m'attirer le plus grand de tous les maux , le souverain
mal? Comment en jugerai-je à la mort, et comment
en jugent tant d'autres? Oserois-je mourir alors dans
l'état d'inimitié où je vis, et ne seroil-ce pas un scan-
dale pour le monde même , qui , malgré ses faux
principes pour les injures, par la contradiction la plus
sensible , et par le témoignage qu'il se trouve forcé
de rendre à la vérité , condamneroit lui-même un
mourant assez endurci pour emporter avec lui son
ressentiment dans le tombeau? Or, pourquoi ne pas
faire maintenant et utilement ce qu'il faudra faire
nécessairement im jour , et peut-être sans fruit? Car
qu'est-ce que ces réconciliations de la mort , et que
peut-on se promettre de ce qui n'est souvent qu'une
cérémonie et qu'un us?ge ? S'il y a quelques difll*
328 SUR LE l'ARBON DES INJURES.
cullés à suimonier , cl quelques victoires à remporter
sur liioi , j'en serai bien dédommagé par l'onclion
divine qu'on y goûte. Jamais Joseph ne ressentit
plus de consolation que lorsqu'il embrassa ses frères
qui l'avoient vendu. Il en pleura, non pas de douleur,
mais de la joie la plus douce et la plus solide. Quoi
qu'il en soil, chrétiens , nous sommes pécheurs ( car
■voilà toujours où il en faut revenir ) , et pécheurs
en toutes manières. Comme pécheurs , nous avons
un besoin infini que Dieu nous pardonne. Pardon-
nons , et espérons tout de sa miséricorde dans le
temps et dans l'éternité bienheureuse , ou nous
conduise , elc.
SERMON
POUR LE
XXÏI." DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LA RESTITUTION.
Retldite quae sunt Csesaris, Gaesarii et quae sant Dei ,
Deo.
Rendez à César ce qui appartient à César , et à Dieu ce
qui appartient à Dieu. En saint Matthieu , chap. 22.
1^'est l'oracle que Jésus-Christ , la sagesse incréée ,
prononce en notre évangile pour confondre la pru-
dence humaine dans la personne de ses ennemis.
Les pharisiens , ces prétendus réformateurs , lui
iirent , de concert avec quelques gens de la cour
d'îïérode , une question à laquelle il sembloit ne
pouvoir répondre , sans se rendre criminel. Ils lui
demandèrent s'il étoit juste et même permis de payer
le tribut établi dans la Judée par l'empereur romain :
Lîcet censum dare Cœsarl , an non /* Si , par sa
réponse , il eût approuvé cette nouvelle imposition ,
c'éioit choquer directement les intérêts des Juifs , à
qui les pharisiens prêchoient sans cesse qu'étant le
peuple de Dieu , ils ne pouvoient s'assujettir aux lois
des hommes comme les autres nations de la terre.
Mais d ailleurs, s'il eût répondu favorablement pour
l'exemption du peuple , c'ëloil s'exposser u êire traité
33o SUR LA RESTITUTION.
de séditieux par les hérodiens , qui , suivant les
inouveuiens de la cour el du sénat de Rome , à
l'exemple d'iiérode , leur souverain , s'efforçoient
partout de publier que, puisque les Romains par
leurs armes maintenoient le repos de la Judée et en
étoient les prolecteurs , on ne pouvoit sans injustice
leur refuser une telle reconnoissance el un tribut si
raisoutiuble. Vous savez , chrétiens , quelle fut la
décision du Sauveur du monde , lorsque, prenant
la pièce de moiuioie qu'on lui avoit présentée, et
y voyant l'image de Tibère: Allez, hypocrites, dit-
il : rendez à César ce que vous confessez vous-
mêmes être à César , et rendez à Dieu ce qui est
à Dieu. Réponse qui confondit la malice des hommes,
sans engager l'innocence du Fils de Dieu ; qui donna
tout à César , sans rien ôter au peuple , et dont les
ennemis mêmes de Jésus-Christ conçurent de 1 ad-
miration : Et audienies mlrati sunt ; mais en sorte
remarque saint Jérôme , qu'avec ce sentiment d'ad-
miration qui devoil les attacher à cet homaie-Dieu ,
ils remportèrent néanmoins tout leur endurcissement
et toute leur infidélité : Injidelitatem cum admira-
tlone reportantes.
Mon dessein est de vous expliquer , mes chers
auditeurs , cette divine réponse et cette importante
maxime de noire adorable Maître , parce qu'elle
contient un des devoirs les plus essentiels de la jus-
tice chrétienne. Je ne m'arrêterai point aux mystiques
interprétations de quelques Pères et de quelques
prédicateurs après eux. Je m'en tiens à la lettre ; et
dans le sens le plus naturel , je viens vous dire avec
SUR LA RESTITUTION. 33ï
Jésus-Christ \Reddite; Rendez- vous mutuellement,
mes frères , ce que vous vous devez les uns aux autres.
Soyez pour le prochain aussi fidèles que vous voulez
qu'il le soit pour vous ; et si par usurpation vous
aviez attenté sur ses droits , que votre premier soin
soit de les réparer par une prompte et légitime resti-
tution : Réédite ergà cjuœ sunt Cœsaris , Cœsari :
après cela , vous pourrez rendre à Dieu ce qui lui
appartient : El quœ sunt Dei , Deo,
Mais que dis-je , et quel ordre ? n'est-ce pas à Dieu
que nous devons d'abord penser , et dans la concur-
rence , ne doit-il pas être satisfait préférablement
à tout autre ? Les intérêts du prochain peuvent-ils
entrer en parallèle avec les siens , et toute répara-
tion due à sa justice , ne tient-elle pas le premier
rang entre nos obligations ? Doù vient donc que
Jésus-Christ paroît établir un ordre tout contraire ?
Ce n'est pas , répond le docteur angélique saint
Thomas , que l'intérêt du prochain doive l'emporter
sur l'intérêt de Dieu ; mais c'est que l'intérêt de Dieu
est nécessairement renfermé dans l'intérêt du pro-
chain , et qu il n*est pas possible que nous nous ac-
quittions auprès du prochain , sans nous acquitter
par là même auprès de Dieu , qui en est le protec-
teur et comme le tuteur. Ainsi, chrétiens, soulFrez
que je me borne précisément à ces paroles : Reddite
quœ sunt Cœsaris ^ Cœsari ; Rendez à César ce qui
appartient à César ; et que je vous parle aujourd'hui
de la restitution par rapporl aux biens de la fortune.
Je me promets beaucoup de cette matière. Elle est
morale , elle est instriiclive, elle est capable de
332 SUR LA RESTITUTION.
remuer les plus secrets rcssoris de vos consciences.
Demandons les lumières du Sainl-Espriipar l'inler-
cession de Marie. Ai'e , Maria.
Saint Clirysostôrae , parlant des injustices qui se
commeltenl contre le prochain , et en particulier des
usurpations soit violentes, soii frauduleuses dont la
société humaine est continiitllement troublée , a fait
une réflexion bien solide, quand il a dit que Tinjus-
lice étoil de tous les désordres du monde celui que
l'on condamnoit , que l'on détestoit, que l'on crai-
guoit le plus dans les autres; mais en même temps
que l'on né<^ligeoil , que l'on toléroit , que 1 on fo-
mentoit davantage en soi-même. Il est étrange , disoit
ce saint docteur , de voir le soin avec lequel nous
lîous précautionnons contre la mauvaise foi des
hommes à notre égard , et cependant le peu de dé-
iîaiice que nous avons de noire mauvaise foi envers
tux. Nous sommes vigilans et attentifs pour empê-
cher que ceux qui traitent avec nous ne nous fassent
ie moindre tort , et à peine pensons-nous jamais au
tort que nous leur faisons. Quoique la charité nous
oblige à croire que notre prochain est équitable , la
prudence nous fait prendre des mesures avec lui ,
comme s'il n'avoit nulle équité; et parce qu il peut
eue injuste, nous nous gardons de lui comme s'il
i'étoit en effet. Au contraire, quoique laconnoissance
que nous avons de nous-mêmes nous convainque
qu'il y a en nous un fonds iuépitisable d'iniquité ,
l'araour-propre qui nous aveugle , fait que nous ne
nous en défions presque jamais ; et néanmoins , ajoute
SUR LA RESTITUTION. 333i
Saint Chrysoslome , il est évident que l'iniquilé dont
on use envers nous , nous est bien moins préjudiciable
que celle dont nous usons envers autrui: puisque dans
les maximes du salut , c'est un mal sans comparai-
son plus grand de tromper q:ie d'être trompé , de
faire l'injustice que de la souffrir , de dépouiller le
prochain que d être dépouillé soi-même. Le monde
n'en juge pas de la sorte ; mais la foi, qui est notre
règle, établit ce point de morale comme une vérité
infaillible, dont il ne nous est pas permis de douter.
Il s'ensuit donc qu'un homme chrétien , qui veut
vivre selon les principes de la loi de Dieu, doit avoir
plus de délicatesse pour ne pas blesser les intérêts
de son frère > que pour conserver les siens propres;
et que sa principale étude ne devroit pas être de se
préserver de la mauvaise foi de ceux qui l'approchent,
mais de préserver ceux qui l'approchent et de se
préserver soi-même de la sieufie. Celte conséquence
passeroit même dans le paganisme pour indubitable :
jugez si elle peut être contestée dans la religion de
Jésus-Christ. Or, voilà, mes chers auditeurs, l'im-
portant secret que je dois aujourd'hui vous décou-
vrir , pour vous faire prendre selon Dieu une con-
duite sûre , et pour vous mettre à couvert de la
rigueur de ses jugemons : c'est cette exactitude de
conscience, cette fidélité inviolable, celle horreur
de tout ce qui ressent l'injustice. El si vous m'en
demandez la raison , la voici , avec le précis et
l'abrégé de tout ce discours.
C'est que je remarque quatre choses qui doivent
334 SUR LA RESTnUTION.
nécessairement produire en nous ces saintes dispo-
sitions. La facilité de s'approprier injustement le bien
d autrui, c'est la première ; et la difficulté infinie de
restituer ce bien quand on en est une fois saisi, c'est
la seconde. L'impuissance fausse et prétextée dont
on se pare communément , lorsqu'il s'agit de cette
restitution , c'est la troiiiième; et la véritable impos-
sibilité de se sauver sans cette restitution , c'est la
dernière. Prenez garde, chrétiens, si de ces quatre
choses ainsi proposées, vous en ôtiez une seule, c'est-
à-dire , s'il étoit rare et extraordinaire dans le monde
de s'emparer, contre les lois de la conscience, du
bien du prochain , ou qu'après s'en être emparé , la
restitution en fût aisée; si la difficulté de la faire
alloit jusqu'à l'impossible , ou du moins que l'obli-
gation n'en fût pas absolument indispensable, j'avoue
que le péché dont je parle n'auroit pas des suites si
pernicieuses ni si funestes pour le salut. Mais quand
j'avance tout à la fois ces quatre propositions égale-
ment constantes : rien de plus aisé que de se trouver
devant Dieu coupable d'une injustice , et rien de plus
difficile que de la réparer ; rien de plus faux que
l'impossibilité prétendue par la plupart des hommes
de faire cette réparation , et rien de plus vrai que
l'impossibilité du salut sans cette réparation : ah l
chrétiens , il n'y a point d'homme , pour peu quH
soit engagé dans le commerce du monde, qui ne
doive trembler , et qui ne doive tous les jours se citer
soi-même devant le tribunal de Dieu, pour y rendre
sur ce sujet un compte exact. Développons ces
SUR LA RESTITUTION. 335
grandes vérités. Je traiterai les deux premières dans
la première partie , et les deux autres dans la se-
conde. C'est tout le partage de cet entrelien.
PREMIÈRE PARTIE.
De quelque apparence d'équité que le monde se
pique, et quelque raffinée d'ailleurs que puisse être
la prudence du siècle pour se garantir de l'injustice
et de l'usurpation , je le répète , chrétiens , rien
11 "est plus aisé ni plus commun parmi les hommes,
que de se trouver , sans y penser môme , chargé du
bien d'autrui. Et saint Chrysostôme, examinant d'où
peut naître cette facilité malheureuse, a fort bien dit
qu'elle vient originairement de deux chefs : de la
cupidité qui est en nous , et des occasions continuelles
qui sont hors de nous. Car la cupidité qui est en nous ,
nous fait regarder avec jalousie le bien du prochain ,
et les occasions oii nous sommes nous mettent sou-
vent en pouvoir de le lui enlever. Or , ce pouvoir
joint à cette jalousie , c'est ce qui entretient dans
le monde ce péché d injustice , et' ce qui nous le
rend si facile. Ainsi raisonne ce saint docteur ; et
en effet , si dans la recherche et dans l'usage des
biens de la terre nous n'agissions, ou que par le mou-
vement delà grâce, ou que par la lumière de la raison,
ou même que par la simple inclination de la nature,
ce péché dont le désordre est si général , ne seroit
pas à craindre pour nous. Car la nature, qui ne de-
mande que le nécessaire , se contenteroit aisément
du peu qu'elle a; la raison , qui fait justice à un cha-
cun , n'auroit garde de prétendre à ce qui ne lui
o?)G SUR LA RESTITUTlONa
appartient pas ; et la grâce qui porte même jusqu'à
se dépouiller du sien , seroit bien éloignée de nous
autoriser ù prendre ce qui est aux autres. Mais au-
jourd'hui ce n'est ni la grâce, ni la raison , ni la
nature même qui nous gouverne : c'est la passion*
C'est cette concupiscence dont parle l'Ecriture, qui
infecte tout le corps de nos actions , et , pour user
du terme du Saint-Esprit , qui enflamme tout le
cercle et tout le cours de notre vie : hylammat roiam
nativitatis nostrœ (s). Or, la concupiscence ne dit
jamais : C'est assez ; au contraire , plus elle a , plui
elle veut avoir; se persuadant toujours que tout lui
manque , et par un prodige d'aveuglement que saint
Ambroise a remarqué , se faisant une infinité de
besoins auxquels elle tâche, à quelque prix que ce
soit , de satisfaire. Et parce qu'elle ne trouve pas de
auoi remplir îous ces besoins imaginaires dans le peu
de bien qui lui est échu selon les ordres de la Pro-
vidence (Dieu même, tout Dieu qu'il est , dit saint
Augustin 5 ne pouvant conienter un avare ) , que fait-
elle? ce qu'ellelîe trouve pas dans son fonds , elle le
cherche dans le fonds d'autrui , et elle considère le
bien du prochain comme le supplément de son indi-
gence. \ oilà le caractère de cette passion.
Or pour cela, il n'y a point d'artifice qu'elle n'em-
ploie , point de ruse quelle n'invente , point de crime
qu'elle ne commette , et à qui elle ne donne même
une couleur de vertu. De là, c'est elle qui a enseigné
aux hommes l'art de pallier les usures; c'est elle qui
leur a révélé le mystère des confidences et de.-s
(i) Jacol). 3.
simonies ;
SUR LÀ RESTITUTION. SSy
srrnonîes; c*est elle qui leur a siii^géré l'usage commode
des antidates el des faux contrats; c'est elle qui leur
a fait une science des chicanes les plus honteuses et
de toutes les supercheries. Oui, chrétiens, c'est la
passion du bien qui a mis en crédit tant d'espèces
d'usures diiFérentes , dont les noms mêmes étoient
incoimus , el que quelques-uns font présentement
valoir comme des productions de leur esprit et de
leur subtilité, selon le mot de l'Ecriture : Mulîi
<juasi irn^entimiem œstimant fœnus (i). Ce péchc»
d'usure qui étoit condamné dans le paganisme , a
trouvé de l'appui chez les chrétiens. La cupidité l'y
a introduit; el pour le justifier, elle l'a fait passer
pour un secours de la charité, et pour un soutien
nécessaire au commerce public. De peur qu'il n'ef-
^frajâl les âmes timorées et fidèles, elle a eu soin de
îe déguiser en mille façons. G'étoit , si nous l'en
voulons croire, une simplicité à nos pères, d'estimer
l'argent , stérile de sa nature : elle a su le rendre
fertile par un miracle bien surprenant ; il a paru
entre ses mains la chose du monde la plus fructueuse :
Hœc pecuniam tanquàm humum proponït , dit Zenon
de Vérone; et voici, chrétiens, comment les premiers
Pères de l'Eglise se sont expliqués sur cette matière ,
et en quoi ils ont fait consister la malice du péché
que je combats. L'avarice regarde son argent comme
une terre féconde, le présentant à qui le veut, pour
attirer celui d'autrui. Mais les paroles qui suivent ,
sont encore bien plus expresses et plus remarquables,
Eamque peregrinantem ferali supputa tione nuirire
(i) Eccli. ag.
TOME VII. 2.2,
338 SUR LA RESTITUTION.
non desînit y ut sumrnarn quœrat ^ non nuam com^
Tnodatio dedil , scd {fuarn prpercrint armati nu-
méro dies et anni ; Pendant qu'elle promène cet
argent de main en main , elk' ne cesse point de l'aug-
menter par une funesle supputation d'intérêts, exi-
geant ceci pour cela, jusqu'à ce qu'elle ait recueilli
une somme , non pas égale au prêt qu'elle a fait , mais
enflée du surcroît déieslable que lui ont produit les
années, les mois, les jours, armés, pour ainsi dire,
de leur nombre , et devenus terribles par leur mul-
titude : Armati numéro dies et anni. Pouvoit-on
dépeindre l'usure sous des traits plus forts et plus
marqués ?
Il en est de même île tous les autres désordres du
siècle. Car n'est-ce pas cet amour déréglé des biens
temporels qui nous a appris ce secret maintenant si
connu , de trafiquer et de vendre jusque dans le
sanctuaire , défaire négoce du patrimoine des pauvres
et des bénéfices de l'Eglise , de les exposer comme à
l'enchère sous ombre de permutations , d'en tirer
des tributs et des pensions sans aucun titre même
apparent, d'en compter les revenus parmi les choses
dont on se croit maître, d'en chercher la pluralité
et de les multiplier autant qu'il est possible? Abus
qui crient au ciel vengeance de tant de profanations
et de sacrilèges ; et ce qui est encore plus capable
~ de nous toucher , abus sujets aux atïVeuses consé-
quences de la restitution. N'est-ce pas, dis-je , la
cupidité qui leur a donné naissance? Sauroit-on tant
de stratagèmes , et useroit-on de tant de détours , de
tant de surprises et de tant de fourberies en matière
SUR LA RESTITUTION. SSg
Je procès , si l'on n'étoil possédé de ce démon? Et
tant de contrats simulés qui se font tous les jours au
mépris des lois divines et humaines , les uns pour
frustrer de ses droits un seigneur , les autres pour
exclure un créancier, ceux-ci au préjudice d'un pu-
pille , ceux-là contre l'intérêt du prince et du peuple ,
ne sont-ce pas autant d'inventions de cette concu-
piscence, dont le charme commence par les yeux et
empoisonne bientôt le cœur? Voilà, mes chers au-
diteurs , la première cause de l'extrême facilité qu'on
trouve à commettre des injustices; disons mieux,
voilà d'oii vient la difficulté et souvent l'impossibilité
morale de n'en commettre pas. Car il n'y a qu'à vivre
comme l'on vit, et qu'à suivre le cours ordinaire du
monde , pour être infailliblement emporté par ce
torrent. Ah! chrétiens, qu'il est donc aisé d'y faire
un triste naufrage!
Ajoutez à cela les occasions presque continuelles
qui s'offrent à nous , et qui sont autant de pièges
presqu'inévitables tendus de toutes parts à la con-
voitise des hommes. Car de croire qu'il n'y ait de
violences et de vols que ceux qui se font dans les
forêts et dans des lieux écartés , c'est une erreur trop
grossière pour vous l'attribuer, et vous êtes trop
! éclairés pour ne savoir pas que , comme il y a des
ij larcins qui n'osent se produire et qui donnent de la
l confusion , aussi y en a-t-il dont les hommes ne rou-
j gissent point, et qui se commettent dans les condi-
I tions les plus éclatantes , suivant cette parole du
Philosophe : Multi furto non eruhescunt (i). En
(i) Senec.
22.
34o SUR LA RESTITUTION.
effet, ponrsiill-il, on voit tous les jours les plus
petits brigandages punis selon la sévérité des lois,
pendant que les plus grands, que les plus scandaleux,
que les plus énormes , se soutiennent , non-seulement
avec impunité , mais avec honneur , pendant qu'ils
marchent en triomphe, et qu'ils insultent en quelque
façon aux larmes des misérables : ISam et minora
latrocinia puniuntur , dum magiia feruntur în
triumphis (i). Mais ne parlons point de ceux-là,
chrétiens , arrêtons-nous à nous-mêmes , et recon-
noissons ce qu il seroit important que nous eussions
sans cesse devant les jtux , que les occasions d usur-
per le bien d'autrui nous sont très-présentes et
qu'elles nous assiègent de tous côtés ; telle est la na-
ture et telles sont les suites de la société qui est entre
les hommes. Un domestique a le bien de son maître
entre les mains : s'il manque de religion et de cons-
cience , c'est une tentation pour lui journalière et à
laquelle il lui est difficile de résister. Un marchand
négocie, il donne et il reçoit: s'il n'est homme de
probité et s'il ne craint Dieu , c'est une matière qu'il a
toujours prête pour allumer et pour satisfaire son ava-
rice. Qu'est-ce que la plupart des charges et des em-
plois, sinon autant de spécieux moyens pour prendre
commodément et honorablement? qu'est-ce que la \
profession d'un juge,sinon un perpétuel danger de pré-
judicier aux intérêts des parties dont il a les différends
à terminer? qu'est-ce que la condition d'un officier de
guerre, sinon une espèce de nécessité de ruiner ceux:
mêmes dont on a entrepris la défense ? ainsi de tous
(i) Senec.
SUR LA RESTITUTION. 34l
les états. Il y a plus, dil le chancelier Gerson : tout
homme qui doit, quelque légitime que soit rengage-
ment de la dette qu'il a contractée , est actuellement
saisi du bien de son prochain; et s il n'acquitte pas
cette dette dans le temps prescrit , il commence à
retenir injustement ce bien ; et tandis qu'il le retient
de la sorte , c'est comme s'il l'enlevoil à chaque mo-
ment ; et quoiqu'il le relâche dans la suite par un
paiement ou volontaire , ou forcé , le péché de l'avoir
retenu n'en est pas moindre devant Dieu. Or, qu'y
a-t-il dans le monde de plus commun que tout cela?
D'où il faut conclure que les grands, les riches, les
hommes constitués en dignité , qui semblent être les
plus éloignés de l'usurpation et du larcin , sont néan-
moins ceux qui s'y trouvent les plus exposés : car ce
riche mondain , au milieu de sa grandeur et de sa
magnificence , est chargé du bien d'une infinité de
pauvres, du bien d un domestique qui le sert, du
bien d'un artisan qui travaille pour lui , du bien d'un
marchand qui le fournit ; et ce bien , sans qu'il y
prenne garde, est autant le sujet de ses iniquités que
de sa honte. Les pauvres peuvent lui nuire d'une
façon, et il peut nuire aux pauvres de l'autre; com-
ment? je l'ai dit , par les occasions où l'engage même
^a Providence.
Devez-vous donc , chrétiens , vous étonner qu'il
y a*, une facilité si grande à tomber dans le désordre
de r«justice? et faut-il demander après cela pour-
quoi IfcSage , qui éloit éclairé des lumières de l'esprit
de Dieu, cherchoit partout un homme qui eût les
mains netes du bien d'autrui ; l'appelant un homme
34-2 SUR LA RESTITUTION.
de miracles , disant qu'il voiiloit faire son éloge , j
l'élevant jusqu'au ciel et le canonisant dès cette vie : j
Quis est hic , et laudahimus eum ? (i) Oui , mes j
frères , reprend saint Chysostôme , c'est un miracle i
de la grâce , d'elre tous les jours dans l'occasion et
dans le pouvoir de s'emparer du bien d'autrui , et de
ne se trouver jamais saisi que du sien propre. Ce qui
me surprend et ce que j'ai cent fois de'ploré , c'est
de voir des gens livrés, comme dit saint Paul, à la
corruption de leurs désirs , outre ces occasions gé-
nérales d attenter sur le bien du prochain , en re-
chercher de particulières, s'y ingérer deux-mêmes,
îes poursuivre avec ardeur et former mille intrigues
pour y parvenir. Vous savez , chrétiens , quelle est
leur ambition : c'est d'avoir des deniers à manier ,
c'est d'entrer dans un traité , c'est d'obtenir une
commission : voilà le plus haut point de leur fortune;
et vous savez quelle commission est la plus considé-
rable et la plus importante dans leur estime : celle
où il y a plus d'affaires , c'est-à-dire , celle où il y a
plus de périls, celle où il est plus à craindre de se
damner , celle où un homme , s'il veut oublier les
lois de la religion et les violer , le peut plus sûrement
et plus avantageusement : car voilà l'idée vérilabb
de ce genre d'emplois , et voilà ce qui les dislingi^ :
le pouvoir de faire plus ou moins de mal.
Ah ! mon cher auditeur, que ces sentiment sont
opposés au vrai christianisme , et qu'ils s'ac-ordent
peu avec la conscience ! Car je vous dis , <ioi , que
du moment que vous ambitionnez ces epplois , ces
(i) Eccli. 3i.
SUR LA RESTITUTION. 3^3
emplois sont pernicieux pour vous ; et ne les con-
noissez-vous pas assez, pour savoir qu'en les exerçant
vous pouvez vous procurer mille profils injustes, et
n'avez-vous pas assez d'expérience de vous-même ,.
pour voir qu'en même temps que vous le pourrez,
vous serez dans le danger prochain de le vouloir?
Or, cela étant, s'il arrivoit même que vous y fussiez
destiné et appelé , ne feriez-vous pas de bonne foi ,
ou du moins ne devriez-vous pas faire les derniers
efforts pour les éviter, bien loin de vous y pousser?
Ce sont des emplois , me direz-vous , où il faut
quelqu'un , et pourquoi ne seroit-ce pas moi aussi
bien qu'un autre ? mais ie vous réponds ce que j'ai
déjà répondu plus d'une fois sur une matière à peu
près semblable: que , s'il y faut quelqu'un , c'est quel-
qu'un qui craigne d'y être , quelqu'un qui tremble
en y entrant , quelqu'un qui gémisse et qui s'afflige
sincèrement d'en porter la charge. Voilà celui qu'il
y faut ; celui-là s'y pourra sauver , et s*y comportera
avec honneur. Mais c'est un emploi avantageux , et
où l'on peut s'enrichir en peu de temps. Hé n'est-ce
pas pour cela même que vous devez l'appréhender,
puisque c'est un oracle de votre foi que quiconque
veut devenir riche en peu de temps , ne peut guère
être juste selon Dieu : Quifcstinatditari, non erit
'-nnocens (i). Permettez-moi , mes frères, de faire
ic une réflexion : vous en faites souvent de politiques
sur^es affaires du monde; en voici une chrétienne,
que 'a politique la plus intéressée ne détruira pas.
Toutei-les règles de la conscience vous apprenoient
(i) Prov. 8.
344 SUR LA RESTITUTION.
qu'il n'esl rien de plus contraire au salut , qu'un
emploi oii il est aisé de s'enrichir ; mais toutes les
règles de la conscience n'avoient pas assez de force
pour vous le faire fuir dans cette vue. Qu'a fait Dieu?
il a permis que les considérations humaines vinssent
au secours de voire devoir , et que l'intérêt , même
temporel j vous obligeai à ne plus tant désirer ce qui
se trouvoil sujet à tant de recherches et à de si tristes
décadences. Je ne sais si vous profilerez de cette
leçon, mais malheur à ceux pour qui ce dernier re-
mède de la miséricorde et de la sagesse divine n'aura
d'autre efî'el que d exciter leurs murmures et de les
jeter dans le désespoir. Vous m'entendez, et il n'est
pas nécessaire que je m'explique davantage.
Mais revenons. C'est donc une chose très-ordinaire
cl très- facile parmi les hommes, que de commettre
l'injustice sur ce qui concerne le bien d'autrui. Est-
il aussi facile et aussi commun de la réparer après
l'avoir commise ? Je vous le demande, chrétiens,
cesl à vous-mêmes que j'en appelle , et à ce long
usage du monde que vous avez encore plus que moi.
En voyons-nous aujourd'hui beaucoup qui, pour
satisfaire au christianisme et à la loi de Dieu , prennent
le parti de restituer un bien mal acquis ? je ne veux
que celte preuve de ma seconde proposition. Où voit-
on aujourd'hui des exemples pareils à ceux que rap-
poruiit saint Augustin pour l'édification du peupe
de Dieu? Je veux, mes frères, disoil ce grand hom^ie,
dans le livre des cinquante homélies , je veux vous
faire part de ce que j'ai vu et de ce qui m'a-^onné
Vidée sensible d'une solide religion ; je yexy^ > pour
SUR LA RESTITUTION. 345
exciter votre piété , lui proposer ce que fit un pauvre
de Milan, réduit dans une extrême indigence des
biens de la terre, mais parfaitement riche des trésors
du ciel. Il avoit trouvé deux cents pièces d'or, et
cette somme, en se l'appropriant , pouvoit lui tenir
lieu d'une ample fortune ; mais aussi lui eût-elle été
la matière d'un crime. Le voilà donc dans le trouble ;
plus affligé d'avoir, quoiqu'innoccmment, ce qui n'est
pas à lui , que celui même à qui la somme appar-
tient , de l'avoir perdue; il s'informe , il cherche, il
use de toutes les diligences pour savoir qui a fait celte
perte ; il le trouve , et , transporté de joie , il lui remet
tout entre les mains. Celui-ci , par une juste recon-
noissance, lui offre vingt pièces de celte monnoie ;
mais le pauvre refuse de les accepter : l'autre le presse
au moins d'en recevoir dix ; mais le pauvre persiste
dans son refus : enfin , piqué d une sainte générosité,
le maître lui abandonne la somme entière , protes-
tant qu'il n'y prétend rien : El moi , reprend le pauvre,
j'y prétends encore beaucoup moins, puisque je n'ai
en effet nul droit d'y prétendre. Exemple mémo-
rable ! et quel combat, mes frères, s'écrie saint
Augustin , quelle contestation ! Mais où sont main-
tenant les imitateurs d'une telle fidélité , c'est-à-dire ,
où sont lésâmes délicates jusqnes à ce point sur 1 in-
térêt d'autrui, qu'une chose trouvée leur soit nn far-
deau dont elles ont impatience de se décharger? je
dis un fardeau, parce qu'il leur impose devant Dieu
l'obligation d'une enquête exacte et d'une fidèle res-
titution. Quoi qu'il en soit, où sont-elles, ces nmcs
pleinement désintéressées? où yoit-on , demande le
3^6 SUR LA RESTITUTION",
même Père, dans l'txccllei)ie lettre qu'il ëcrivoît h
Macédonius, où voit-on un homme du barreau, après
avoir défendu et gagné une cause injuste , se mettre
en devoir de réparer le dommage dont il est l'auteur?
oii voil-on des juges, touchés d'un remords salu-
taire, rendre à des parties lésées ce qu'ils leur ont
enlevé par un jugement inique et de mauvaise foi ?
oi^i voit-on des ecclésiastiques restituer les fruits des
bénéfices qu'ils possèdent sans en accomplir les char-
ges ? Avec celte seule figure, j'aurois de quoi con-
vaincre et de quoi confondre tous les étals qui com-
posent le monde chrétien.
Mais je laisse ces sortes d'abus ; et voyez seule-
ment, mes cliers auditeurs, la peine que témoignent
certains riches et certains grands du inonde, quand
il s'agit d'acquiti'^r des dettes légitimement contrac-
tées, et la violence qu'ils se font, ou plutôt qu'il leur
faut faire , pour arracher d'eux un paiement dont
ils conviennent les premiers qu'ils ne peuvent se
défendre. Par combien de paroles et de vaines pro-
messes n'élddenl-ils pas les poursuites d'un créan-
cier ? combien de rebuts ne Tobligent-ils pas à
essuyer ? de combien de retardemens et de remises
îie faiiguent-ils pas sa patience; et cela, sans
prendre garde aux effets terribles et aux engage-
mens de conscience dont une semblable dureté est
nécessairement suivie ? Car s'il n'étoil question que
des bienséances et des raisons humaines, quoiqu'il
n'y ait rien , même selon le monde , de plus in-
digne que ce procédé, je n'insisterois pas là-dessus;
mais quand il y va du salut éternel , si je ne m'ea
SUR LA RESTITUTION. 3^7
expliquois avec tout le zèie et loule la force que re-
quiert le sacré ministère que j'exerce , ce seroil être
prévaricateur: or, il y va du salut, chrétiens ; et de
quelque prétexte que vous cherchiez à vous autoriser,
la théologie la plus indulgente et la plus commode
ne peut rien rabattre de cette décision. Cependant,
vous savez ce qui arrive, surtout parmi les grands du
siècle : on traite un homme dimportun et de misé-
ralîle parce qu'il demande son bien , et ce misérable
est contraint de poursuivre une dette comme s'il
poursuivoit une grâce , parce que c'est à un grand
qu'il a affaire ; n'en obtenant jamais d'autre réponse,
sinon qu'il n'y a rien encore à lui donner , quoiqu'en
même temps il y ail tout ce qu'il faut ponr cent
dépenses superflues , quoiqu'il y ait tout ce qu'il faut
pour le luxe , quoiqu'il y ait tout ce qu'il faut pour
le jeu , quoiqu'il y ait tout ce qu'il faut pour le crime ;
et avec cela peut-être ne laisse-t-on pas d'affecter
tout l'extérieur de la dévotion , et de se déclarer pour
la mxorale la plus étroite.
Ah ! mes chers auditeurs , souffrez que je vous le
dise ici avec douleur , voilà l'un des obstacles à la
conversion les plus invincibles que les gens du monde
aient à surmonter : cette difficulté de rendre au pro-
chain ce qui lui est dû. Voilà ce qui les endurcit ,
voilà ce qui étouffe dans eux les mouvemens de la
grâce, voilà ce qui les rend esclaves du démon , et
ce qui les lient si opiniâtrement éloignés de Dieu.
Ils viennent, disoil saint Augustin faisant le portrait
et le caractère de ce genre de pécheurs, c'est-à-dire ,
^e ces usurpateurs et possesseurs du bien d' autrui :
348 SUR LA RESTITUTION.
lis viennent se prosterner devant les autels, les yeux
baignes de larmes, le cœur plein d'amertume et de
repentir. Ils s'accusent , ils se condamnent, et ils
veulent, à ce qui paroît, se réconcilier parfaitement
avec Dieu. Mais quand on leur parle de restituer,
c est là qu'ils commencent à se démentir et à changer
de langage. Jusque-là ils écoulent le prêtre comme
!e lieutenant de Dieu, ils se soumettent à lui comme
a leur juge , ils lui obéissent comme au pasteur et au
médecin de leur ame : quoi qu'il exige d'eux et qu'il
leur ordonne, tout leur semble aisé. Mais vienl-il à
leur prescrire une restitution , dès-là ils le prennent
Jui-même à partie; et, dansle désespoir de le gagner,
ils en cherchent un autre plus traitable , un autre
moins embarrassant, un autre qui les trompe et qui
se damne avec eux. Vous diriez que le ministre de
Jésus-Christ devient en un moment leur ennemi ,
parce qu'il s'arme d'un zèle d'équité pour l'intérêt du
prochain. Cette résistance, poursuit saint Augustin ,
îîous force souvent à employer contre eux toute la
rigueur de la discipline de l'Eglise ; et quand ilss'opi-
niatrent à retenir ce qu'ils possèdent injustement,
nous nous faisons une loi de leur refuser ce que Dieu
nous a confié , et de leur retrancher l'usage des divins
mystères : Nolentes autem reddere arguimus , incre-
pamus ^ sancti aharis communione privamus. Mais
hélas! que ces remèdes sont communément foibles
et impuissans ! qu'il y en a peu qui se déterminent à
restituer , pour être ensuite rétablis dans la participa-
tion du corps de Jésus-Christ , qui est le souverain
bien des jusles sur la terre ! D'où vient cela ? c'est
SUR LA RESTITUTION. 3^9
qii'il n'y a rien dans le fond qui répugne davantage et
qui soil plus contraire au naturel de Fiiomme , que de
se dessaisir des choses qui flallenlsacupidilé. Ingemis-
cimus gravati y^\^o\\ l'Apôtre, quoiqu'en un autre
sens , eb qubd nolumus cxpoliari ( i ) ; Nous gémissons
sous le poids de l'iniquité qui nous accable , parce que
nous ne pouvons nous résoudre à nous dépouiller de
cette possession criminelle contre laquelle ily a si long-
temps que notre conscience réclame , et qu'elle ne
cessera jamais de troubler par le ver intérieur qu'elle
excite en nous. Hé quoi ! dit un mondain délibérant
avec soi-même sur une importante restitution , fau-
dra-t-il donc ruiner mes enfans , en leur otant ce
qu'ils ont toujours envisagé comme l'héritage de leur
père; et tout innocens qu'ils sont de mon injustice,
auront-ils la disgrâce et le malheur d'en porter la
peine ?Faudra-t-il déchoir du rang que je tiens dans
le monde , et d'une fortune opulente me voir réduit
dans une vie obscure? Faudra-t-il me faire connoîire
pour ce que je suis, pour un ravisseur du bien d'autrui ;
et en le restituant, exécuter contre moi-même un
jugement si sévère ? Où prendre de quoi réparer
toutes les injustices dont je me sens coupable ? oii
trouver ceux qui les ont souffertes et à qui je devrois
satisfaire ? Toutes ces raisons se présentent à son esprit,
le jettent dans la confusion et dans le trouble, le
portent à des désespoirs, lui donnent des dégoûts
de sa religion , lui en rendent ^exactitude odieuse ,
le tentent de ne plus rien croire , le mettent au terme
de tout risquer et de mourir impénitent : en un mot,
(0 2- Cor. 5.
35o SUR LA RESTITUTION,
lui représentent cette restitution plus fâcheuse que
la mort même, et malgré les sollicitations pressantes
de l'esprit de Dieu, lui font conclure: Non, je ne
le puis. Vous ne le pouvez , mon cher auditeur? Ah !
plût à Dieu que cette parole fûtsincère et véritable:
et qu'au lieu de l'extrême difficulté dont je conviens ,
elle signifiât dans vous une impuissance absolue !
Quelque déplorable que fût votre sort , votre salut
du moins seroit hors de risque : car si vous n'aviez
pas de quoi satisfaire les hommes , vous auriez de
quoi contenter Dieu. Mais la question est de justifier
celle impuissance dont vous vous prévalez; et je vais
vous faire voir qu il n'est rien de plus faux que le
prétexte de celte impossibilité alléguée par la plupart
des hommes en matière de restitution , comme aussi
rien n'est plus vrai que l'impossibilité réelle du salut
sans la restitution. C'est le sujet de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Je le dis, chrétiens , et il est vrai que celte impuis-
sance qu'allèguent les hommes du siècle pour se dis-
penser de restituer le bien d'autrui , est presque tou-
jours chimérique , vaine , mal fondée , et qu'elle ne
subsiste que dans les idées de l'amour-propre et du
propre intérêt. En voulez-vous être convaincus?
appliquez-vous. Car il n'y a pour cela qu'à examiner
les prétendues raisons que j'ai déjà marquées , et les
excuses que l'esprit du monde ne manque pas de
suggérer à ses partisans , pour les entretenir dans
une erreur aussi grossière que l'est celle dont j'en-
treprends de vous détromper. Raisons qui se dé-
SUR LA RESTITUTION. 35l
mùsenl d'elles-mêmes, et qu'il suffit d'exposer dans
une simple vue, pour vous en faire d'abord com-
prendre le peu de solidité.
Car que dit l'un ? que s'il restitue , il ruine sa fa-
mille: voilà le premier prétexte et le plus apparent.
Mais ne vaut-il pas mieux ruiner ses enfans que de
les damner? C'est la réponse de saint Chrysostôme ,
qui dans un mot devroit fermer la bouche à l'ini-
quité du siècle. Je vais plus avant , et je soutiens
que, bien loin de ruiner ses enfans en restituant un
bien mal acquis , on les ruine tout à la fois, et on
les damne en ne restituant pas: ce qui revient au
même principe. Et en effet, reprend éloquemment
saint Chrysostôme , cet héritage d'autrui que vous
possédez , et qu'une tendresse malheureuse vous fait
réserver pour vos enfans, changera-t-il de nature
entre leurs mains? Cessera-t-il d'être à autrui , parce
que vous les en aurez injustement pourvus? L'obli-
gation de le rendre s'éteindra-l-elle dans votre per-
sonne? Ne passera-t-elle pas de vous à eux , et n'en
seront-ils pas les héritiers, aussi bien et encore plus
que de la chose même que vous leur voulez conser-
ver? De là, jugez lequel des deux diii être leur
ruine, de leur ôter ce bien, ou de le leur laisser.
Car si vos enfans se trouvent plus consciencieux et
plus chrétiens que vous , s'ils ont assez de courage
pour faire ce que vous n'avez pas fait, et pour res-
tituer ce que vous vous serez opiniâtre à retenir,
que leur laissez-vous? la peine d'une restitution oné-
reuse , jointe au danger d'une afïreuse tentation. Et
s'ils sont assez durs et assez aveugles pour vouloir
352 SUR LA RESTITUTION.
suivre voire exemple, en ne resliluanl pas ce que
votre ambition ou votre avarice a usurpé sur le pro-
chain, que faites-vous? vous les rendrez complices
de voire péché , el par l'amour le plus cruel , vous
les enveloppez avec vous dans le malheur de votre
éternelle réprobation. Quoi donc ! ajoute saint Chry-
sostôme , espérez-vous que votre mauvaise foi leur
servira de caution auprès de Dieu? Voudriezvous
que Dieu, qui est la sainteté et l'équité même, fît
prospérer dans vos en fans l'impie qu'il a eu en hor-
reur et qu'il a détesté dans vous ? et si , par des res-
sorts secrets de sa providence , il permet toit qu'une
succession aussi mal établie que celle-là fût suivie de
quelque prospérité, n'est-ce pas celte prospérité
même qui devroit vous faire trembler , el vous tenir
îieu de la plus funeste de toutes les malédictions?
Par conséquent , rien de plus frivole que la crainte
d'une prétendue ruine de vos enfans. Ce n'est point
proprement les ruiner que de les réduire à l'état où
ils doivent être. Mais avançons.
Un autre dit : Je suis obligé de maintenir mon
état; et du moins, dans ma condition , puis-je garder
ce qui m'est nécessaire pour une honnête médio-
crité. Et moi je réponds que le premier devoir d'un
chrétien est de restituer , et non pas de maintenir
son état ; et que si l'état a quelque chose d'incompa-
tible avec la restitution , non-seulement vous n êtes
plus obligé de le maintenir , mais que la loi de Dieu
indispensable est que vous y renonciez. El qu'esi-il
nécessaire , mon cher auditeur , que vous mainte-
niez ainsi votre état dans le monde? Il est nécessaire
que
SUR LA RESTITUTION. 353
que Dieu soil obéi , et que chacun ait le sien ; mais
il est indifférent que vous occupiez telle place , et
que vous y soyez plus ou moins élevé. Vous ne pouvez
satisfaire à telles dettes en soutenant la dépense de
votre maison. lié bien ! retranchez cette dépense ,
diminuez ce nombre de domestiques, réglez votre
table, soyez pins modeste dans vos habits, passez-
vous de cet équipage dont tant de personnes plus
qualifiées que vous ont su en effet se passer ; vivez
dans la simplicité et la retraite, et faites tout cela
dans cet esprit de justice qui est l'ame du christia-
nisme. Voilà en quoi consiste la vraie piété ; et hors
de là, tout ce que vous faites pour Dieu n'est qu'hy-
pocrisie , toutes vos dévolions sont autant d'abus. Il
vous est impossible de réparer le tort que vous avez
fait, si vous ne prenez la résolution de vous cacher
désormais et de vous ensevelir dans les ténèbres. Ce
parti vous coûtera , j'en conviens; mais il n'y a point
de théologien qui ne vous y condamne; et en vous
y condamnant vous-même , vous ne ferez rien de
pur conseil ni de surérogation. Descendez d'un rang
où le péché vous a fait monter, et bornez-vous à
celui où la Providence vous a fait naître. Il n'est
rien de plus raisonnable, ni de plus conforme à toutes
les règles de la probité naturelle et chrétienne. Je
n'en veux que votre propre témoignage, et jugez-en.
par vous-même. Car, dites-moi quel sentiment vous
auriez d'un homme qui , tenant en ses mains votre
bien , refuseroit de le remettre dans les vôtres, parce
qu il le crolroit nécessaire à l'entretien de sa condi-
tion? Ne lui diriez- vous pas qu'il a bonne grâce de
TOIViE VII. 23
354 SUR LA RESTltUTlOîT,
vouloir s'enlrelenir dans sa contlition à vos dépens.;
€l de quelque manière qu'il pùl l'entendre, ne lui
représeiiieiiez- vous pas que voire bien csi voire
bien , el qu'il ne vous a pas élé donné pour servir
de ressource à sa mauvaise fortune ? Or , appliquez-
vous celle réponse, ei vous reconnoîtrez que le pré-
texte de voire étal n'est donc pas un tilre solide que
vous puissiez opposer au précepte étroit el rigoureux
de restituer le bien d'autrui.
Mais s'il faut que je restitue , je n'aurai pas même
le nécessaire à la vie. C'est la difficulté que se pro-
pose saint Augustin dans l'explication du psaume
cent vingt-huitième. Observez, je vous prie, la dé-
cision de ce Père , qui fut par excellence le casuiste ,
ou , pour mieux dire , l'oracle de son temps , el qui
mérite bien d'être encore celui de noire siècle. Audet
aliquis dlcere : Non haheo aliud undè vivam ; Quel-
qu'un me dira: Il ne me reste pour vivre que ce
seul secours , et je n'en ai point d'autre. Abus , re-
prend le saint docteur; car un voleur public et \x\\
enchanteur pourroient tenir le même langage, quand
on les presse de renoncer à leurs infumes pratiques,
puisque l'un et l'autre est en possession de ne sub-
sister que par le larcin ou par les maléfices ; Hoc et
mihi la Ira , hoc et maleficus diceret. Mais on leur
peut répondre que s'il est vrai qu'ils en soient venus
à cette extrémité, il y a une Providence en qui ils
sont obligés de se confier ; el que ce n'est polnl dans
ces commerces d'iniquilé , mais dans la piété des
fidèles, qu'ils doivent chercher le soulagement de
leur misère. Je dis le même ù tout chrétien chargé
SUR LA RESTITUTION. 355
ô^une restitulion. Ce n'est point sur le bien d'aiiirui
surpris par artifice et retenu par violence, qu'il doit .
compter pour avoir de quoi fournir à ses besoins '
mais c'est sur le bon usage des talens de l'esprit qu'il
a reçus de Dieu; c'est sur la santé dont il jouit, uti-
lement employée; c'est , au défaut de tous les dciix^
sur la charité publique , qui ne lui manquera jamaisà
Qu'il ait recours à ces moyens, j'y consens , et je l'y
exhorte. Il peut s'en faire un mérite et une vertu ;
mais il ne peut sans crime retenir un bien qui n'est
point u lui.
L'honneur a quelque chose en cette matière de
plus délicat; et il y en a qui se croient dans l'impuis-
sance de restituer , parce quils se persuadent ne le
pouvoir faire sans se déshonorer. Combien sont assez
préoccupés de l'amour d'eux-mêmes, pour pré-
tendre que le moindre degré de ce qu'ils appellent
leur réputation , doit l'emporter alors sur les plus
notables et les plus essentiels intérêts du prochain ?
Or il faut être ou bien peu éclairé , ou bien mal
intentionné, disoit le chancelier Gerson , pour en-
trer dans ce sentiment. Bien peu éclairé , si Ton
ignore par combien de voies secrètes on peut faire
une restitution sans hasarder sa réputation. Bien mal
intentionné, si , les connoissant , on n'est pas en
disposition de les prendre.
Mais enfin, dit -on, de quelque diligence que
je puisse user , où trouverai-je toutes les personnes
à qui je suis redevable ? et quelque disposé que je
sois à restituer, comment salisferai-je tant de parii-
euliers que j'ai trompés? comment dédomniagerai-je
23.
^5G bUR LA hESTlTUTlON.
toute une \ille , loiite une province dont la dépouille
m'a enrichi ? Je conviens , mon cher auditeur , que
la restitution est plus ou moins diflicile , selon les
conjonctures et la situation dilFe'rente des choses. Je
conviens qu'il y a des affaires tellement embarras-
sées , que l'on n'y peut presque rien démêler. De
vouloir là-dessus mengager dans une discussion
exacte, c'est un détail qui ne peut être propre de la
chaire , parce qu'il est infini , et qu'il va bien au-delà
des bornes d'un discours. Il me suffira de vous tracer
quelques règles générales , et il ne tiendra qu'à vous
de vous les appliquer. La première est d'exciter en
vous et de concevoir un vrai désir de réparer, au-
tant qu'il dépendra de vos soins , tous les dommages
que vous avez causés. Dès que vous le voudrez bien,
que vous en aurez bien compris la nécessité , et que
vous serez dans une ferme résolution de ne rien
épargner pour cela , il vous viendra dans l'esprit
assez de manières et assez d'expédiensque je ne puis
vous suggérer, et qu'une bonne volonté vous fera
bientôt imaginer. La seconde est de les chercher ces
expédiens et ces moyens; de les chercher, dis-je,
de bonne foi, et d'y donner toute l'attention que de-
mande l'importance du sujet. Bien des embarras
dès-lors et bien des obscurités où vous ne pensiez
pas pouvoir pénétrer, commenceront à s'éclaircir, .
et peut-être verrez-vous s'évanouir tout à coup tous
les obstacles qui vous arrêtoient. La troisième est de
poser pour principe , et de vous bien convaincre
que l'obligation de restituer n'est point indivisible;
que ce que vous ne pouvez accomplir dans toute son
SUR LA RESTITUTION. 33;
étendue , il le faui au moins faire en partie et selon
les facultés présentes ; que ce qui ne se peut dans un
temps , se peut dans l'autre , et qu'il y a plus d'une
façon de compenser le tort qu'a reçu le prochain. La
quatrième , c'est de s'adresser à un homme intelli-
gent , sage et droit , de lui donner une juste connois-
sance de votre état , et de lui exposer les faits sim-
plement et fidèlement ; de ne point chercher à le
prévenir ni à le gagner en votre faveur , mais de
lui laisser une liberté entière pour prononcer selon
les vues d'une prudence éclairée , et selon les lois de
l'équité chrétienne. Avec de telles dispositions et de
telles mesures , je prétends que ce qui ne vous sem-
bloit pas auparavant praticable , vous le deviendra ,
vous le paroîtra; et que vous jugeant vous-même
dans la justice, vous souscrirez sans résistance à
l'arrêt de votre condamnation. Mais parce que la
cupidité nous domine , et que malgré les plus belles
démonstrations d'un désir véritable de restituer , on
ne le veut que de bouche el qu'en apparence , sans
le vouloir réellement et de cœur , qu'arrive-l-il ?
On se contente d'un examen superficiel , et la moindre
difficulté qui naît, on la prend pour une impuissance
absolue. On étoufle mille retours de la conscience ,
on écarte mille réflexions qu'elle présente et on les
traite de scrupule. Dès qu'on ne peut satisfaire à
tout , on conclut de ne satisfaire à rien. On n'en
veut croire nul autre que soi-même , ou si l'on veut
bien s'en rapporter à quelqu'un , ce n'est que dans
la pensée d'en tirer une décision favorable , et que
pour se confirmer dans l'idée de cette impossibilité
558 SUR LA RESTITUTION.
imaginaire dont on se flatte. D'où il s'ensuit que voii-
laot toujours restituer, ou disant toujours qu'on est
dans le dessein de le faire aussitôt qu'on le pourra,
on ne le fait jamais, parce qu'on ne pense jamais le
pouvoir.
Cependant, mon cher auditeur, point de salut
sans la restitution , et c'est la dernière vérité par ou
je fiais. Car de toutes les obligations à quoi le salut
tsl allaclié, il n'en est pas de plus étroite que celle-ci ,
ni qui souflVe moins d'adoucissement, de tempéra-
xtîLMit , d'accommodement : obligation rigoureuse ,
dit l'Ange de l'école , soit à l'égard des hommes nai-
nistres de Dieu , soit à l'égard de Dieu même. A
l'égard des hommes ministres de Dieu , parce qu'ils
n'en peuvent jamais dispenser; à l'égard de Dieu,
parce que s'il le peut , il ne le veut pas. Ptemarquez ,
s'il vous plaît 5 ce que je dis. Dieu a donné aux
hommes qui sont ses ministres sur la terre , une
puissance presque sans bornes. Ils peuvent;, en vertu
de la juridiction qu'ils exercent , considérée dans sa
plénitude , dispenser des lois de l'Eglise les plus
saintes , absoudre des censures les plus foudroyantes ,
relever des sermens les plus authentiques , faire cesser
l'engagement des voeux les plus solennels , effacer
les crimes les plus énormes , remettre les peines et
les satisfactions les plus légitimement imposées. Ils
or.t 5 dis-je, tous ces pouvoirs en mille rencontres.
Mais s'agit-il de restituer? chose étonnante, chré-
tiens ! ces hommes que l'Ecriture appelle des dieux ,
et qu'elle traite de lout-puissans , ne peuvent plus
xien. Ces clefs données à saint Pierre n'ont pas la
SUR LA RESTITUTION. 35c^
vertu d'ouvrir le ciel à quelque nsnrpaleur que ce
soit , lant qu'il se trouve voloiiiaiicuu iit cliarf^é du
bien de son prochain ; et I Eglise, à qui il appar-
tient de lier et de délier en tout le reste , nous fait en-
tendre que là-dt-ssus elle a les mains liées elle-même.
Ce n'est pas assez; mais st-lon de irès-savans théo-
logiens, après le Docteur angéliqne , Dieu même à
notre égard , et à proprement [)ai 1er , ne peut user
sur cela de dispense. 11 peut bien , diseni-ils, comme
Seigneur absolu de lonies choses, transporter la pro-
priété et le domaine de njon bien à celui qui me la
ravi , parce que je n'ai rien dont Dieu ne soit le maître
plus que moi-même. Mais s'il ne fait pas ce transport ,
et tandis que ce bien est à moi , Dieu , tout Dieu
qu'il est , ne peut dégager quiconque me la enlevé,
de l'obligation de me le rendre: pourquoi? parce
que cette obligation est nécessairement renfermée
dans la loi éternelle et invariable de la souveraine
justice. Je sais que d'autres théologiens raisonnent
plus simplement , et prétendent que ce pouvoir qui
est en Dieu , de transporter le domaine d'un bien
mal acquis , est le même en eliet que le pouvoir de
dispenser en matière de restitution. Quoi qu'il en
soit, je soutiens que Dieu , quand il auroit ce double
pouvoir 5 ne veut se servir en noire faveur et au pré-
judice de l'équité , ni de l'un , ni de l'autre ; qu'il ne
l'a jamais voulu , et que jamais il ne le voudra ;
car c'est l'oracle du Saint-Esprit et un arrêt pro-
noncé par le grand Apoire , que l'injustice n'en-
trera point dans le royaume céleste : NequéfureSt
36o SUR LA RESTITUTION.
neque açari ^ nequa rapaces regnum Dci possîde-
hunt (i).
Arrêt fondé sur les principes les plus incontes-
tables , et loi tellement nécessaire , que sans cela le
monde ne seroii plus, selon l'expression de l'évan-
gile , qnune retraite de voleurs. Car si 1 on pouvoit
sans nulle resliluli(jn ni nulle volonté d'en faire,
après avoir usurpé le bien d'autrui , rentrer en grâce
avec Dieu et prétendre à la possession de son royaume,
ne seroit-ce pas une des plus fortes tentations pour
ceux même à qui il reste quelque fonds de religion?
Quelle sûreté y anroii-il parmi les hommes; et dans
la pensée que chacun puurroit impunément garder
ce qu'il auroit , quoique injustement , enlevé , y a-lil
vexations et iniquités où 1 on ne se portât? Et certes,
si dans le système présent, et dans l'impossibilité ac-
tuelle où se trouve tout chrétien de se sauver sans
restituer ou sans le vouloir , le christianisme est
néanmoins encore rempli de fraudes, de concus-
sions, d'usures, de chicanes; si malgré ce frein de
la restitution et de sa nécessité irrémissible , il y a
toutefois tant de négoces criminels, tant de profils
illégitimes, tant de conventions simouiaques, tant
de jugemens vendus , tant de mystères abominables,
et de stratagèmes pour s'enrichir aux dépens du pro-
chain , que seroii-ce si l'on se voyoit atFranchi de ce
devoir, et qu'on eût , sans y avoir satisfait, quelque
espérance d'être favorablement reçu de Dieu et mis
au nombre de ses prédestinés?
(0 1. Cor. 6.
SUR LÀ RESTITUTION. 36l
Je n'ignore pas ce que quelques-uns , moins éclai-
rés , auront à me répondre , qu'indépendamment
de toute injure faite à l'homme, la contrition seule,
et à plus forte raison jointe avec le sacrement de
pénitence , suffit pour se réconcilier pleinement avec
Dieu. Oui 5 mon cher auditeur , c'est assez pour cela
d'un cœur contrit. Mais comment contrit ? non
point seulcmetit en parole ni en apparence , mais
touché d'une contrition sincère , d'une contrition
solide et chrétienne. Or , je prétends , et c'est un
point tmiversellement reconnu , qu'une véritable
contrition renferme comme une partie essentielle la
"volonté efficace de restituer , puisqu'elle renferme
essentiellement la volonté efficace et le propos de
rétablir toutes choses , soit à l'égard de Dieu, soit à
l'étïard du prochain , dans le même état quelles
éloient avant le péché. Supposons donc , tant qu'il
vous plaira , un homme qui se frappe devant Dieu
la poitrine , qui gémisse aux pieds d'un ministre de
Jésus-Christ , qui se refuse toutes les douceurs de
la vie , et qui châtie son corps par toutes les austé-
rités de la mortification , qui s'expose aux lourmens
les plus rigoureux et au plus cruel martyre : si
cependant , injuste possesseur d'un bien à quoi il
n'a nul droit et qu'il sait appartenir à un autre , il
n'est pas actuellement et volontairement déterminé
à s'en défaire , je dis que sous ces dehors et sous
le beau masque de pénitence dont il se couvre , il
n'est rien moins que pénitent , ou que ce n'est qu'un
faux péniient. Je dis que dans une telle disposition ,
s'il approche du sacrement de raulel , c'est un
362 SUR LA RESTITUTION.
sacrilège et im profanateur. Je dis que si la mort
vient à le surprendre , il meurt en impie , et que
c'est un re'prouvé.
Voilà, chrëiiens , ce que nous enseigne sur
cette matière la sainte foi que nous professons,
et voilà les pense'es avec lesquelles je vous renvoie.
S'il y a dans cette assemblée quelque auditeur sur
qui ces vérités n'aient point fait encore une assez
forte impression , je n'ai plus rien à lui dire que
ce que disoit saint Grégoire à un homme du
monde. Ah ! mon cher frère , lui écrivoii ce
grand pape , considérez , je vous prie , que ces
richesses que vous avez amassées par des voies
criminelles , vous abandonneront un jour ; mais que
les crimes que vous avez commis en les amassant ,
ne vous abandonneront jamais. Souvenez-vous que
c'est une extrême folie de laisser après vous des
biens dont vous n'aurez été maître que quelques
momens , et d'emporter avec vous des injustices
qui vous tourmenteront éternellement. Ne soyez pas
si insensé que de transmettre à des héritiers tout le
fruit de votre péché , pour vous charger de toute la
peine qui lui est due ; et ne vous engagez pas dans
l'affreux malheur de brûler vous - même en l'autre
vie , pour avoir élevé en celle- ci des étrangers et
des ingrats. Ainsi parloit ce saint docteur , et j'ajoute
avec saint Augustin : Redde pecuniam , perde pe-
cuniam , ne perdas animam ; Rendez, mon frère,
rendez cet argent qui ne vous appartient pas ; perdez
même, s'il est nécessaire , celui qui vous appartient:
pourquoi ? afin de ne pas perdre votre ame qui ap-
SUR LA RESTITUTION. 363
partient à Dieu et qui a coûté tout le sang d'un
Dieu. Car, il n'y a point de tempérament à prendre
ni de milieu. Il faut perdre l'un ou l'autre : votre
ame , si vous voulez conserver cet argent ; ou cet
argent , si vous voulez sauver votre ame. Or , entre
Tiin et l'autre y a-t-il à balancer , et si vous déli-
bérez un moment 5 en faudra-t-il davantage pour
vous condamner au jugement de Dieu?
C'est ce que l'apôlre saint Jacques nous a repré-
senté dans une belle et vive image , lorsque s'adres^
sant à ces riches engraissés de la substance du
prochain , et les supposant entre les mains de Dieu
comme de malheureuses victimes que ce souverain
Juge immole à sa justice , il leur fait ces reproches
si amers et si désolans : Agite nunc , divites ; plo-'
rate ululantes in. miseriis vestris (i) ; Allez main-
tenant , riches avares ; pleurez , poussez de hauts
cris , et reconnoissez l'aÛTeuse misère ou vous êtes
tombés par votre insatiable convoitise. Que sont
devenus ces trésors dont vous étiez si avides , et qui
étoient les fruits de votre iniquité ? Vous craigniez
tant de les laisser échapper ; et malgré toutes les
remontrances qu'on vous faisoit , malgré tous les
remords de votre conscience qui vous remettoit
devant les yeux vos injustices , vous ne pouviez
vous résoudre à les réparer. Aveugles ! vous ne
pensiez pas que la mort vous les enleveroit, ces biens
si injustement possédés : mais vous voyez en quelle
pauvreté elle vous a réduits : Bivitiœ vestrœ putre-
factœ sunt ; aurum et ar^entum vestrum ccrugina"
{%) Jacob. 5.
564 SUR LA RESTITUTIOK.
çit (i). Encore s'il ne vous élolt point arriva d'autre
malheur que de les perdre. Mais la perle môme que
vous en avez faite et que vous ne pouviez éviter ,
puisque c éloient des biens périssables , et que d'ail-
leurs vous étiez vous-mùmes mortels , c'est ce qui
rend contre vous le plus convaincant et le plus sen-
sible témoignage. Car d'avoir sacrifié votre ame ,
cette ame immortelle , à des biens passagers et sur
quoi il y avoit si peu à compter , voilà le dernier
degré de l'aveuglement et le plus grand de tous les
désordres : Eé œrugo eorum in iestimonium vobis
erit (2). Qu'avez-vous donc fait en accumulant re-
venus sur revenus , profits sur profils , en prenant
de toutes parts et à toutes mains , et ne vous dessai-
sissant jamais de rien ? vous l'éprouvez à présent ,
et vous le sentirez pendant toute l'éternilé. Thesau-
rizastis i'obi's l'ram in nopissimis diehus (3) : Vous
vous êtes fait un trésor de colère pour le jour redou-
table des vengeances divines. Vous avez suscilé
contre vous autant d'accusateurs qu'il y a eu de
malheureux que vous avez tenus dans l'oppression,
et dont la ruine vous a enrichis. N'entendez - vous
pas leurs cris qui s'élèvent au trône du Seigneur?
du moins il les entend ^ et c'est assez. Oui , il entend
les cris de ces domestiques dont vous exigiez si
rigoureusement les services, et à qui vous en refu-
siez si impitoyablement la récompense ; les cris de
ces marchands qui vous revêtoient , qui vous nour-
rissoient , qui vous entrelenoient de leur bien , et
qui n'en ont jamais touché le juste prix ; les cris de
(1) Jacob. 5. — (2) Ihid. — (3) Jhid.
SUR LA RESTITUTION. 365
ces ouvriers qui s'épuisoient pour vous de travail ,
et qui n'ont jamais eu de vous leur salaire ; les cris
de ces créanciers que vous avez fatigués par vos
délais , arrêtés par votre crédit , privés de leurs plus
légitimes prétentions par vos arlitices et vos détours;
les cris de ces orphelins , de ces pupilles , de ces
familles entières : le Seigneur , encore une fois , le
Dieu d'Israël les entend , ces cris ; et qui vous dé-
fendra des coups de sa justice irritée , et des foudres
dont son bras est armé pour vous accabler ? Ecce
mcrces operariorum qui messuerunt regiones i'es-
tras , quœfraudata est à vobis , clamât ; et clamor
eorum in aures Domini Sahaoth introii'it (i).
Il n'y a , mes frères , qu'une restitution prompte
et parfaite qui puisse vous préserver de ces fou-
droyans anaihêmes, que Dieu , vengeur des intérêts
du prochain , est prêt à lancer sur vos têtes. Je dis
une restitution prompte ; car je vous l'ai déjà fait
entendre , et je ne puis trop vous le redire : Dès le
moment que vous pouvez satisfaire, il ne vous est
pas permis de différer ; et c'est , non-seulement un
abus , mais un péché , de remettre comme quelques-
uns, à la mort , ce qu'on peut accomplir pendant
la vie. Je dis une restitution parfaite , sans réduire
les gens à des compositions forcées et à des accom-
modemens auxquels ils ne consentent que par con-
trainte , et parce qu'ils craignent d'être frustrés de
loute la dette. Renouvelez , mon Dieu , parmi votre
peuple , cet esprit de droiture et d'équité , cet esprit
de désintéressement qui est le vrai caractère du
(i) Jacob. 5.
3CG SL'R LA RESTITUTION.
clirislianlsme où vous nous avez appelés. Ne souffrez
pas que des biens aussi vils et aussi méprisables que
le sont tous les biens de la terre , nous fassent ou-
blier les biens de la gloire et de la béatitude céleste
que vous nous préparez. Que nous serviroit de
gagner tout le monde , si nous venions à vous perdre
et à nous perdre nous-mêmes ? Mais au contraire ,
quand nous serions dépouillés de tout en cette vie ,
ne seroit-ce pas toujours la souveraine telicilé pour
nous de mériter ainsi votre grâce et de vous pos-
séder dans la vie éternelle, où nous conduise , elc»
SERMON
POUR LE
XXÏIL' DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUPt LE DESIR ET LE DEGOUT DE
LA COMMUNION.
DIcebat eaiin intra se : Si tetigero tantùm vestimeutam
ejus , salva ero.
Elle disait en elle-même : Si je puis seulement touclier sa
Tole ^ je serai guérie. Eu saint Matthieu, chap. g.
(^'est le juste raisonnement de celte femme affligée
d'une longue infirmité qui l'avoit réduite dans une
extrême langueur , et dont elle souhaiioll d'être
guérie. Témoin des miracles qu'opérolt le Sauveur
du monde , elle conclut qu'il ne scroil pas moins
puissant pour elle que pour les autres , et qu'elle
n'en devoit pas moins attendre de secours. Elle
porta encore sa confiance plus loin , et ne crut pas
même nécessaire d'exposer à cet homme - Dieu sa
peine , de lui adresser sa prière , ni qu'il prononçât
en sa faveur une seule parole : car , dit - elle , le
voyant au milieu d'une foule de peuple qui l'envl-
ronnoit de toutes parts , si je puis seulement péné-
trer jusqu'à lui , et si j'ai le bonlieur de toucher le
bord de sa robe, c'est assez ; j'éprouverai bien lot
les elïels de cette divine vertu, dont il donne tous
368 SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
les jours de si e'clatans le'moignages : Si leiîgcro
iantùm vestimcntum ejus , saha ero. Elle ne se
trompa pas , chréiiens : ses espérances furent rem-
plies , le Fils de Dieu répondit à son attenle ; et
vous savez combien , en lui rendant la sauté du
corps , il loua hautement et releva le mérite de sa
foi : Confidc , Jilia ,Jides tua te saham fecit. Or,
si les seuls vêtemens de Jésus - Christ eurent une
telle efficace , que ne peut point pour la sanctifica-
tion de nos âmes , cet adorai^le sacrement , où nous
recevons Jésus-Christ même présent en personne;
oii sa chair sacrée , son sang précieux , nous servent
de nourriture et de breuvage ; oi^i par lunion la plus
réelle et la plus intime , il demeure en nous , et
nous communique en quelque manière tout son être
et toute sa divinité? N est-il donc pas bien surpre-
nant , mes frères , qu'au lieu de le chercher avec plus
d'empressement encore et plus d'ardeur que ne le
chercha cette malade de notre évangile , nous nous
tenions si long-temps éloignés de lui ; qu'étant sujets
à tant de foiblesses , et ne pouvant ignorer nos in-
firmités spirituelles et nos besoins , nous ayons si
peu recours au remède le plus prompt et le plus
puissant ; que la participation du corps de notre
Dieu qui nous est permise et oi!i nous sommes in-
vités , que l'usage de la communion mous devienne
si rare, et que nous imaginions autant de prétestes
pour nous en retirer , que nous devrions marquer
de zèle pour en approcher ? C'est l'abus que je
voudrois corriger dans le christianisme , et que j'en-
treprends aujourd'hui de combattre , après que
nous
DE LA COMMUNION. 869
nous aurons demandé les lumières du Saint-Esprit,
et que nous aurons salué Marie , en lui disant :
Ai'e i Maria,
Entre les différentes dispositions oi^i nous sommes
à l'égard du sacrement de Jésus-Christ et de l'usage
que nous en devons faire , il y en a deux auxquelles
je m'attache dans ce discours , et dont j'ai desseia
de vous entretenir : l'une est le désir de la commu-
nion , et l'autre le dégoût de la communion. Désir
de la communion, directement contraire à ce mortel
dégoût où tombent tant d âmes mondaines , et qui
leur fait négliger l'aliment le plus salutaire , et ce
pain de vie descendu du ciel pour être sur la terre
notre soutien dans les voies de Dieu. Dégoût de la
communion , non moins formellement opposé à ce
saint désir dont les âmes chrétiennes et pieuses sont
animées , et qui en fut toujours le vrai caractère. Pre-
nez garde , mes chers auditeurs : ce n'est point pré-
cisément de la fréquente communion que je viens
vous parler; je vous en ai déjà fait voir les avantages,
et bien d'autres avant moi vous les ont représentés.
Mais ce que je viens examiner avec vous , ce sont
ces deux principes à quoi nous pouvons communé-
ment attribuer ,ou la piété des uns , que nous voyons
communier souvent , ou la négligence des autres,
qui communient si rarement. Parce que ceux-là sont
touchés d'un certain goût pour la communion , parce
qu'ils s'y sentent portés d'un désir secret qui les y
attire, ils ne manquent nulle occasion de se pré-
senter à la table du Seigneur, et se feroient une des
TOME VU. 24
370 SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
plus sensibles peiru's d'en être privés. El comme ceux-
ci, ou par la dissipation du monde qui leur dessèche
le cœur , ou par une passion particulière qui les pos-
sède , ont perdu tout sentiment de piété, et que celle
viande céleste donl ils doivent se nourrir, leur est
devenue insipide , ils passent les années entières sans
y prendre part, et voudroient même autoriser leur
conduite par des excuses aussi frivoles qu'elles sont
apparentes et spécieuses. Or , ces deux sortes de
chrétiens ont besoin d instruction : les premiers , sur
ir- désir de la communion qu'ils font paroître , et où
l'on ne peut trop les confirmer, ce sera le sujet de
la première partie; les seconds , sur le dégoût de la
communion o 11 ils vivent, et qui leur fait abandon-
ner cette source de grâces ; ce sera le sujet de la
seconde partie. Matière qu'on ne vous a peut-être
jamais bien développée , et qui n'est guère commune
dans la chaire évangélique. Donnez.-y , je vous prie ,
toute votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Toute ame chrétienne doit désirer la communion ,
et rien n'est plus utile pour nous ni plus efficace que
ce désir, dès qu'il n'excède point la mesure qui lui
convient, et que nous savons le contenir dans les
justes limites qu'une prudence évangélique lui pres-
crit. Observez , s'il vous plaît, ce que je dis , qui se
réduit à ces trois points: le premier , que nous devons
tons désirer la communion , et vous en comprendrez
aisémen; Ips raisons ; le second , qUe ce désir nous
est très-suiulaire , et vous en verrez les fruits , le
DE LA COMMUNION. Syi
îroisîème, que ce désir néanmoins doit être conduit
par la sagesse de l'évangile , et vous apprendrez à
le régler. Ainsi les motifs de ce désir, les avantages
de ce désir , les règles de ce désir : voilà sur quoi
j'ai d'abord à ra'espliquer et à vous donner tout
l'éclaircissement nécessaire.
Je prétends donc et j'avance que toute ame chré-
tienne doit désirer la communion : pourquoi ? par
ce grand motif où tous les autres sont renfermés,
savoir , que toute ame chrétienne doit désirer sou-
verainement et par-dessus toutes choses d'être unie
à Jésus-Christ , puisque c'est en Jésus-Christ qu'elle
trouve tous les biens. Car c est en lui qu'elle trouve
sa nourriture , sa force , sa consolation , son espé-
rance , toutes les lumières et tous l^s secours, pour
marcher dans le chemin du salut et pour arriver à
ce bienheureux terme. D'où il s'ensuit , que par
amour, que par intérêt, mais un intérêt bolide et
tout spirituel , rien n'est plus à souhaiter ni à recher-
cher pour elle dans la vie , que celle union étroite
qui l'attache à son Sauveur, el qui la fait entrer en
participation de tousses trésors. Or, ce qui nous unit
réellement, intimement, substanlicllenu'nl à Jésus-
Christ , c'est la communion. Celui qui mange ma
chair , demeure en moi, et je demeure en lui : Qui
manducat meam carnem , in jne manct , et ego in
illo (i). Union si singulière, qu'elle ne peut être
sup})léée en ce monde par nul autre sacrement; et
de là cette maxime universelle des Pères ci de tous
les maîtres de la vie intérieure et dévole , que par
(i) Joan. 6.
:»4.
Syi *' SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
rapport à ce lieu d'exil où nous sommes , et pendant
que nous y sommes , le plus grand mal que nou^
ayons à craindre , est d'être séparés du corps de
notre Dieu, comme notre plus grand bien est de le
recevoir.
Tout cela , mes chers auditeurs , est évident :
mais vous me demandez si ce désir de la communion
peut convenir à un pécheur dans l'état actuel de son
péché : car, dans cet état, il est indigne de com-
munier. 11 est vrai , dit saint Chrysostôme , cette indi-
gnité peut bien être une raison pour ne pas appro-
cher de la communion ; mais elle ne peut , ni ne doit
jamais être une raison pour ne pas désirer la commu-
nion. Autre chose est de communier en eflet , et
autre de le désirer seulement et dans la manière que
nous devons l'entendre. De communier en effet , ce
seroit pour un pécheur , tant qu'il est encore dans
la disgrâce de Dieu et dans l'engagement du péché,
un sacrilège et une profanation. Par conséquent la
table du Seigneur lui est interdite alors , et il doit
s'en exclure lui-même. Mais tout exclus qu'il est de
cette sainte table, il peut désirer d'y être appelé, d'y
être rétabli , d'y être admis tout de nouveau , non
point avec son péché , mais après s'être lavé et pu-
rifiéde la tache de son péché. Touché de son malheur
et de la triste disette où il languit , il peut entrer dans
le même sentiment que l'enfant prodigue , et se dire
à lui-même: Quanti mercenarii in domo patris met
ahmdant panibus , ego autern hîcfame pereo (i) /
Combien d'ames sur qui Dieu peut-être n'a jamais
(i) Luc. i5.
DE LA COMMUNION. SyS
répandu ses grâces avec autant d'abondance que sur
moi , parce qu'elles ont été fidèles ei qu'elles ont
profilé du peu de talens qu'elles avoient reçus ,
s'avancent, s'entretiennent, et , pour ainsi parler ,
s'engraissent dans la maison du Père céleste , tandis
que je" péris de faim ! Il peut , en faisant de solides
réflexions sur le funeste abandonnemenl où il vit,
et regrettant les dommages infinis que lui cause l'éloi-
gnement de la communion, s'écrier avec les paroles
de David : Quandà veniam et appareho ante faciem
Dei{})? Seiai-je donc toujours banni de la présence
de mon Dieu et de son sanctuaire ? Quand viendra
le temps où je pourrai paroîlre devant lui parmi les
conviés , et prendre place comme eux à son festin?
A quoi tient-il , et ne ferai-je point pour cela quelque
effort ? Voilà , dis-je , comment le pécheur peut
souhaiter la communion , et comment même il la
doit souhaiter. Ainsi , soit que je sois positivement
indigne de la communion, ou que je ne le sois pas,
il me convient toujours de la désirer. Si je n'en suis
pas absolument indigne, ce désir contribuera toujours
de plus en plus à m'en rendre digne. Et si mon indi-
gnité est expresse et absolue par le péché qui me
domine et qui règne en moi, ce désir au moins me
préservera d'un endurcissement total , et sera tou-
jours une ressource pour moi.
Il y a plus encore , et fondé sur la maxime que
je viens d'établir , je soutiens même que plus un
homme est pécheur, plus il doit désirer la commu-
nion , et la preuve en est convaincante. Parce que
(i)Ps.4..
374 SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
pins il est péclieur, plus il est malade , pins il esl
foible , plus il est éloigné de Dieu : or , plus il est
nialade, plus il doit désirer ce qui peut le remettre
dans une santé parfaite ; plus il est foible , plus il
doit désirer ce qui peut réparer ses forces perdues;
plus il est éloigné de Dieu , plus il doit soupirer
après Dieu pour le retrouver et pour se rejoindre à
lui. Dès-là donc que la communion est le remède le
plus efficace dont nous puissions user , dès que c est
contre nos foiblesses le secours le plus puissant que
nous puissions employer, dès que c'est le sceau de
notre réunion a^pc Dieu , plus nos plaies sont pro-
fondes et nos maladies dangereuses , plus devons-
nous avoir d'ardeur pour approcher du médecin dont
nous attendons notre guérison; et plus nous nous
trouvons loin de Dieu , plus nous devons aspirer
vers l'autel , où il veut bien encore se communi-
quer à nous et nous réconcilier pleinement avec lui.
Il faut pour cela des dispositions , je Je sais : mais
voici les avantages de ce désir que je voudrois allumer
dans vos cœurs. Car pour passer maintenant à l'autre
article que je me suis proposé, je dis deux choses ,
que je vous prie de bien comprendre. Premièrement,
que le désir est lui-même la première disposition que
nous devons apporter à la communion ; et seconde-
ment , que ce même désir est encore le principe et
le mobile de toutes les autres dispositions que de-
mande la communion. Expliquons-nous. C'est la
première disposition : je ne dis pas que c'est une
disposition suffisante ; mais encore une fois , que
c'est de loules ies dispositions la plus convenable ei
DE LA COMMUNION. 37 5
la première. En effet, le sacrement que nous recevons
dans la communion , en quelle qualité et pourquoi
nous est-il donné ? comme l'aliment et la nourriture
de l'ame. C'est un pain : Punis quetn ego daho (i);
c'est une viande : Caro mea veTè est cibus (:i) ; c'est
un breuvage : Sanguis meus verèest potus (3). Voilà
comment Jésus-Christ l'a institué , et comment il
nous l'a fait entendre dans les termes les plus formels.
Or , une viande ne profite jamais mieux , et n'est
même communément utile et saine au corps , que
lorsqu'on la prend et qu'on la mange avec appétit.
Ainsi en est-il 'le celte viande divine qui nous est dis-
tribuée par les mains des prêtres. Le goût qu'on y
trouve , la sainte avidité qui nous la fait rechercher
ou du moins désirer , est un signe de la préparatioa
du cœur à en tirer le fruit qu'elle peut produire. Et
parce que ce fruit dépend de la grâce de Dieu ,
j'ajoute que c'est encore pour Dieu une espèce d'en-
gagement à nous accorder cette grâce et à la verser
sur nous dans toute son abondance : pourquoi ctla ?
parce que cette faim , que celle soif de la communion,
si j'ose m'exprimer de la sorte , est un honneur par-
ticulier que nous rendons au sacrement de Jésus-
Christ, puisque c'est un témoignage de l'tstimeque
nous en faisons , et de la haute idée que nons en
avons conçue. De là celle invitation du Sauveur du
monde que je puis bien appliquer à mon sujet : Si
(]uis sitit , çcniat ad me (4) ; Celui qui se sent
pressé de la soif, qu'il vienne à moi. Plus il sera
alléré, plus je répandrai sur lui ces eaux vivillantes
(i) Joan. 6. — (2) Ihid — (3) IbUU — (4) Jom. 7.
376 SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
dont mon sacrement est la source intarissable. De là
celte effusion de tous les dons célestes que fait ce
même Sauveur sur l'ame affamée , selon le mol du
Prophète : Animam esurientem saiiavit honis (1).
Il n'épargne rien pour elle ; et plus il voit croître
sa faim , plus il prend plaisir à la rassasier. De là
aussi ce redoublement , celle vivacité de désir , ce
nouveau feu dont une ame quelquefois est embrasée.
Une communion , bien loin de l'éteindre , ne sert
qu'à l'enflammer davantage , et c'est en celte ame
que s'accomplit toute la parole du Saint-Esprit : Qjii
edunt me, adhuc esurient (2).
Mais, chrétiens, je vais trop loin : revenons. Outre
que le désir est lui-même la première disposition
pour bien communier, c'est encore le principe et
comme le mobile de toutes les autres dispositions
que demande la communion. Car, quand je désire
sincèrement et efficacement une fin, dès-là je suis
déterminé à tous les moyens qui sont nécessaires
pour y parvenir. Si donc je désire de bonne foi la
communion , ce seul désir m'engage à ne rien né-
gliger de tout ce que ma religion exige de moi pour
participer dignement au divin mystère.
Je sais , par exemple , que de toutes les disposi-
tions, laplus essentielle est lapureté delà conscience ,
et que je ne puis , avec un cœur ou corrompu par
l'intérêt , ou enflé par l'orgueil , ou amolli par la
sensualité , ou aigri par le ressentiment et la ven-
geance , ou flélri de quelque autre sorte que ce soit,
m'unir à Dieu qui est la sainteté même et le Saint
(i) Ps. 106. — (2) Eccli. 24.
DE LA COMMUNION. 877
(les saints ; que sais- je si c'esl un vrai désir qui me
porte à la communion? Ne voulant pas profaner le
sacrement , et ne voulant pas non plus l'abandonner ,
je conclus que je dois rentrer en moi-même, et pu-
rifier mon ame de tout ce qui pourroit blesser Tœil
du Seigneur au moment qu'il daignera la visiter :
c'est-à-dire , je conclus que je dois me dessaisir de
ce bien qui ne m'appartient pas; que je dois réparer
ce dommage dont je suis l'auteur, et que j'ai injus-
tement causé ; que je dois rabattre celte hauteur
d'esprit qui me rend en mille occasions fier et
impérieux, vain et méprisant, colère, violent, em-
porté ; que je dois réprimer cette ambition , qui dans
le cours de ses entreprises me fait violer tant de
devoirs et commettre tant d'injustices ; que je dois
renoncer à cet atlacliemenl , pardonner cette injure ,
me réconcilier avec cet ennemi , surtout me récon-
cilier avec Dieu , et pour cela avoir recours au tri-
bunal de la pénitence, par une confession exacte et
accompagnée de tous les sentimens et de foules les
résolutions qui en font le mérite.
Je sais que pour un fréquent usage de la commn-
râon , ce n'est point assez d'une vie exempte de cer-
tains vices grossiers , et du reste remplie de mille
imperfections, lâche, tiède, négligente; mais que
celte communion fréquente suppose la ferveur de la
piété 5 la fidélité aux moindres devoirs , la pratique
des vertus. Si donc mon désir , sans se borner à quel-
ques communions éloignées les unes des autres ,
m'inspire de les réitérer aussi souvent que je le
pourrai et que mon état le permettra , quelles sont
3-]$ SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
les saintes conséquences que je lire? voulant com-
munier souvent et voulant communier utilement, je
conclus que je dois sanctifier ma vie et la conformer
au nombre de mes communions : c'est-à-dire, je
conclus que je dois vivre dans la retraite et la sépa-
ration du monde, parce que la frévpente commu-
nion ne peut s'accorder avec une vie mondaine et
dissipée; que je dois renouveler sans cesse l'ardeur
de ma dévotion et m'adonner sans relâche à tous les
exercices du christianisme , parce que la fréquente
communion ne peut convenir avec une vie paresseuse
et inutile; que je dois, autant qu'il est possible,
veiller à la garde de mon cœur , en régler tous les
inouvemens , en modérer toutes les passions, en dé-
raciner les plus légères habitudes, en bannir tout ce
qui n'est pas 'selon le gré de Dieu et selon la per-
fection de sa loi , ou du moins le vouloir ainsi et y
travailler , parce que la fréquente communion ne
peut com.patir avec dos imperfections oii l'on sen-
tretient volontairement, et dont l'on ne prend ni
l'on ne veut prendre nul soin de se défaire; que je
dois être humble, charitable , patient, mortifié , assidu
à la prière et à toutes les œuvres pieuses , ou du moins
que je dois m'appliquer à le devenir , parce que la
fréquente communion est le prix de tout cela , de
même aussi que tout cela est communément le fruit
de la fréquente communion. Voilà encore une fois
ce que je conclus, et à quoi le désir de la communion
me détermine.
Or par là ce désir n'esl-il pas pour nous comme
un principe de sanctification: ettn quelques égnre-
DE LA COMMUNION. 3/9
mens que nous soyons tombés , tant que nous con-
serverons ce de'sir , ne sera-ce pas toujours un fonds
d espérance pour notre retour à Dieu et pour notre
conversion? D'où vous jug'z? mes chers auditeurs,
ou vous devez juger avec moi de quelle conséquence
il est de ne laisser pas éteindre ce désir dans le chris-
tianisme, mais de le réveiller incessamment dans les
cœurs et de ly faire croître. Voici néanmoins l'abus
de notre siècle, qu il me soit permis de m'en expli-
quer aujourd'hui, et de le déplorer en votre présence*
Au lieu de nourrir dans les âmes ce désir de la com-
munion; au lieu de le rallumer continuellement parmi
les fidèles et de le redoubler , on le ralentit , on le
refroidit, et l'on vient peu à peu à l'amortir tout à
fait et à l'anéantir : comment ? en ne représentant
jamais la communion au peuple chrétien que sous
des idées et des images etiiayantes; en ne lui retra-
çant dans l'esprit et ne lui mettant devant les yeux
que l'excellence du sacrement, que l'indignité de
l'homme, que le danger d'une mauvaise communion
et les suites malheureuses qu'elle traîne après soi; en
exagérant les dispositions requises pour communier
dignement, ei les proposant dans un degré de per-
fection où il est d'une extrême difficulté et presque
impossible d'atteindre. Car n'est-ce pas là que tendent
ces maximes outrées d une morale prétendue sévère?
Maximes que l'on débile dans les entretiens parti-
culiers, que l'on fait entrer dans les discours publics,
dont on compose d'amples volumes, et que 1 on ap-
puie de citations sans nombre et souvent sans fidé-
lité ; mais surloul , maximes doiU se laissent préuc-
38o SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
cuper , ou pour mieux dire , infatuer des âmes foibles,
d'autant plus aisées à séduire , qu'elles sont moins
instruites du fond des choses et moins capables de
s'en instruire par elles-mêmes ; donnant en aveugles
à tout ce qui porte un caractère de rigueur ; suivant
sans réflexion et sans modération les premiers sen-
timens d'une timidité naturelle et mal réglée ; ne
distinguant ni l'illusion , ni la vérité ; nécoutant rien
là-dessus , et ne pouvant presque revenir de leurs
préjugés contre la communion.
Cependant, qu'arrive- 1- il de là? c'est que la
plupart, si je puis rapporter ici cet exemple, rai-
sonnent à l'égard de la communion , comme les
disciples de Jésus-Christ raisonnèrent à l'égard de
l'état du mariage , lorsque ce divin Maître leur en
marqua les engagemens : S'il en est de la sorte , lui
dirent-ils , il vaut donc mieux demeurer libre et ne
se point lier à de telles conditions : Si ita est ^ non
expcdit nuhere (i). Voilà justement ce qu'on dit :
Puisqu'il y a tant à craindre en communiant , il est
donc plus à propos de s abstenir de la communion ,
et de n'en pas avoir un usage si fréquent. Puisque la
communion demande des dispositions si relevées et
si parfaites, quand serai-je parvenu là? et le plus
sûr pour moi n'est-ce pas de rendre mes communions
plus rares , et d'attendre le temps que je m'y croirai
assez préparé? On le dit , et on le fait. Cette crainte
de la communion en détruit le désir : on le perd
enfin, et n'ayant plus ce désir , on n'a plus l'aiguillon
le plus piquant pour nous exciter à la pénitence et
(i) Matth. 19.
DE LA COMMUNION. 38£
à la réformation de nos mœurs ; pour nous tenir
dans une vigilance perpétuelle sur nous-mêmes , pour
nous tirer de nos lâchetés et de nos tiédeurs.
Vous me direz que ce n'est pas là l'iniention de
ceux qui s'énoncent en des termes si forts sur la
communion ; qu'ils n'en combattent pas le désir , et
qu'au contraire ils l'approuvent et le louent : mais
que pour l'honneur de Jésus-Christ et l'avancement
des âmes, ils ne se proposent autre chose que d'ar-
rêter et de prévenir les excès où ce désir mal conçu
pourroil nous mener. Ah ! mes chers auditeurs ,
n'examinons point ici les intentions : c'est à Dieu à
en juger ; mais peut-être si nous voulions là-dessus
entrer dans une sérieuse discussion , trouverions-
nous que ces intentions si pures en apparence et si
saintes ne sont rien moins que ce qu'elles paroissent.
On a certains principes touchant la fréquentation
du sacrement de nos autels. On voudroit , contre les
vues de Jésus-Christ , contre la pratique des pre-
miers fidèles , contre la conduite des plus habiles
maîtres dans les voies de Dieu , retrancher le pain
anx enfans , selon l'expression de l'Ecriture : c'est-
à-dire , qu'on voudroit abolir dans l'Eglise les fré-
quentes communions : et pour y réussir, il n'y a point
de plus sûr moyen que d'inspirer aux âmes l'éloi-
gnement de la communion : par oii? par ces menaces
qu'on leur fait entendre , par ces peintures qu'on
leur trace , par ces frayeurs dont on les remplit.
Quoi qu'il en soit, et sans pénétrer davantage dans
les desseins qu'on peut avoir, je m'en liens à l'effet,
et je n'en puis assez gémir. Car ce qui s'ensuit
382 SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
immanquablement delà, c'est ce rpie rions voyons :
je veux dire qii on vil dans une inditi'éience morlf Ile
à l'égard de la communion, et qu'on va jusqu'à se
faire devant Dieu un prétendu mérite de cette indif-
férence et une venu.
Ce n'est pas que j'approuve tout désir de la com-
munion; et comme il n'y a rien de si saint en soi
qui ne puisse être sujet à l'illusion, dès que nous ne
le prenons pas dans les vues ni selon l'esprit du
christianisme , je n'ai point de peine à convenir que
dans le désir dont je relève ici les avantages , il y
a des égaremens à craindre et des écueils à éviter.
C'est un désir réglé que je demande. Or , un désir
réglé n'est point un désir présomptueux qui nous ôte
le sentiment de notre bassesse et qui nous fasse aller
à l'autel du Seigneur avec un orgueil de pharisien.
Ce n'est point un désir aveugle , qui n'examine rien ,
et qui ne soit accompagné de nulle réflexion sur nous-
mêmes et de nulle connoissance de nous-mêmes; ce
n'est point un désir précipité , dont le premier mou-
vement nous emporte , sans accorder à une juste et
solide épreuve de soi-même le temps nécessaire ; ce
n'est point un désir volage et capricieux que l'hu-
meur gouverne, et qui soit sujet à de bizarres et per-
pétuelles vicissitudes ; ce n'est point un désir frivole
et visionnaire , qui par la plus chimérique alliance
prétende concilier ensemble la communion , et une
vie lâche , uue vie molle , une vie toute naturelle;
ce n'est point un désir opiniâtre et entêté , qui ne
se conduise que par ses idées- et qui les suive avec
obstination , ne prenant conseil de personne et ne
DE LA COMMUNION. 383
voulant dépendre de personne. Car voilà les désor-
dres qu'il y auroit à condamner dans le désir de la
communion , et que je condamne en effet moi-même.
Mais un désir humble , mais un dé-ir éclairé ou de-
mandant à l'êire, mais un déi^lr piudenl et sage,
mais un désir docile et soumis, en un mot, un désir
chrétien, ah ! mes frères ( je poile à vous, ministres
de Jésus-Christ), cesl ce que nous ne pouvons en-
tretenir avec trop de soiu parmi le peuple de Dieu et
dans son Eglise. Or , vous savez si c'est là toujours
le soin qui vous occupe , et si par une pratique toute
contraire , on ne tourne pas aujourd'hui ses soins à
ralentir toute 1 ardeur que le premier esprit de l'évan-
gile avoit là-dessus excitée dans les âmes.
Quoi qu'il en soit , mes chers auditeurs , c'est
ici que vous pouvez vous appliquer l'avis de saint
Bernard. Si le guide que vous avez choisi , dit ce
Père , pour vous diriger dans les sentiers de la jus-
lice et dans le chemin de la perfection évangélique ,
vient à se relâcher envers vous et à vous mener par
une voie trop douce , ne perdez rien des sentimens
de votre pénitence , et par des exercices volontaires
et libres , suppléez à ceux qui ne vous sont pas
ordonnés. C'éloit la maxime de ce saint docteur ; et,
suivant cette maxime , je vous dis , moi : quelque
spécieuse que puisse être la direction que vous re-
cevez , du moment qu'elle va à refroidir votre zèle
pour la communion, tenez -la dès- lors pour susr
pecle ; et si vous ne voulez pas encore l'abandonner ,
du moins vous-mêmes, avec le secours de la grâce
et par toutes les considérations que la religion vous
384 SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
fournit , travaillez chaque jour à renouveler dans
votre cœur ce que peut-être on cherche secrètement
à y détruire. Quelque leçon qu'on puisse vous faire ,
et en quelques termes qu on puisse s exprimer pour
vous peindre à vous-mêmes comme pécheurs,
comme indignes de la table d'un Dieu si saint , dites
toujours avec le Prophète royal : Quemaclmodum
desiderat cervus ad fontes aquarum , ita desiderat
anima mea ad te , Deus (i) ; Il est vrai , Seigneur ,
et je le reconnois devant vous ; je ne suis que foi-
blesse et que misère. Mais , dans la connoissance de
mes foiblesses et de mes misères , que dois - je
souhaiter plus ardemment que de trouver en vous
mon soutien et le remède à mes maux ? Plus donc
je sentirai mes besoins , plus j'aspirerai vers celui
qui y peut subvenir ; et le cerf pressé de la soif ne
court pas aux fontaines d'eau vive avec plus d'ardeur
que je soupirerai sans cesse après l'heureux moment
où je pourrai recevoir mon Dieu et le placer dans
mon sein : Sitivit anima mea ad Deum fortem ,
çivum (2). C'est le Dieu fort , et sans lui mon ame
languit dans une triste défaillance dont il n'y a que
lui qui la puisse relever ; c'est le Dieu vivant et le
principe de la vie , et sans lui mon ame demeure
dans un état de mort d'où il n'y a que lui qui la
puisse retirer. Fuerunt mihi lacrymœ meœ panes
die ac nocte , diim dicitur mihi : IJbï est Deus
iuus (3) ? Dès que je me vois éloigné de ce Dieu
d'amour , il me semble que mon cœur s'élève contre
moi , et qu il me demande : Où est ton Dieu ? où
(i) Ps. 41. — (a) Ih'ul. — (3) Ihid.
sont
DE LA COMMUNION. 385
sont ces heureux momens où tu goûtois à sa table
les douceurs de celte viande divine qu'il le présen-
îoit? et dès que je crois pouvoir encore être admis
à cette table sacre'e , et qu'on m'annonce que j'y
puis aller toui de nouveau , c'est pour moi la plus
agréable parole , et je la reçois comme un homme
affamé qu'on appelle à un repas délicieux : In voce
exultadonis et confessionis : sonus epulantis ( i ).
Puissiez-vous , chrétiens , vous maintenir toujours
dans ces sentimens , et vous préserver ainsi de ce
dégoût de la communion dont j'ai à vous parler
dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Le croiroit - on qu'une ame pût se dégoûter de
cette nourriture céleste , qui n'est autre que Dieu
même , et pourroit - on jamais se persuader qu'un
pain capable de faire les d^'lices des anges , devînt
insipide aux hommes et qu'ils eussent de. la peine à
en user ? C'est néanmoins ce que nous ne voyons
que trop dans le christianisme , et c'est peut-être le
déplorable état de bien des personnes qui ra'écoutent :
ëtat qui leur doit causer une affliction mortelle , et
dont je voudrois aujourd hui leur représenter assez
Tivement le malheur , pour les engager à en sortir
et à ne rien négliger sur cela de tous les moyens que
la sagesse évangt'lique peut leur fournir. La plus
dangereuse marque d'une santé , ou déjà altérée ,
ou qui commence à s'altérer , c'est le dégoût des
"viandes les plus saines et les plus propres à exciter
(i) Pd. 4t-
yOME YII* 3 5
386 SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
l'appétit ; on se croit dès - lors alti'lnl de quelque
maladie secrète ; on juge qu'il y a dans le corps
quelque mauvais levain , el l'on emploie tous les
secours de l'art pour ne le laisser pas iiivétérer , et
pour en prévenir les efFels. Or , voilà comment
nous devons raisonner et comment nous devons
agir avec plus de sujet au regard de l'aliment de
nos âmes. Perdre le goût de la communion , c'est
un des signes les plus à craindre pour nous ; et
n'être point touché de se voir dans ce dégoût , y
vivre avec inditiérence el sans inquiétude , c'est le
comble de l'endurcissement et le témoignage cerlnin
d'une conscience ou absolument déréglée , ou sur
le point de tomber dans un dérèglement entier et de
se perdre.
fjxpliqnons-nous toutefois, chrétiens, et com-
prenez d'abord de quelle sorte de dégoût je prétends
parler. Il y a un dégoût de la communion qui vient
de Dieu , et il y en a un qui vient de nous-mêmes
el de notre fond ; 1 un , qui n'est qu'une épreuve
de Dieu , ou qu'un châtiment passager de Dieu ; et
l'autre, qui procède d'une mauvaise disposition de
notre cœur , el d'une indifférence habituelle et vo-
lontaire pour les choses de Dieu. Epreuve de Dieu :
car c'est ainsi que Dieu , de temps en temps , traite
même les âmes fidèles. AQn de leur donner lieu de
se faire mieux connoîlre à lui , el de lui prouver
leur fidélité , il leur oie certains senlimens d'une
dévotion tendre , el certains goûts qu'elles trou-
voienl à la communion ; il veut qu'elles ne viennent
à lui que pour lui j et parce qu'il seroil à craindre
ÎÎE LA COMMUNION. 3^7
que Tabondance des consolations divines ne les ac-
coutumai à se chercher elles - mêmes dans la fré-
quentation des saints mystères , autant que Dieu , il
les laisse dans un état d'aridité et de sécheresse oii
il semble que tout le feu de son amour soit amorti ,
et où elles ont besoin de to«te la force chrétienne
pour ne se pas troubler et ne pas succomber : or ,
dans celle disposition , une ame doit en effet se
tenir aussi tranquille qu'elle le peut être ; contente
de tout ce qui plaît à Dieu , toujours également as-
sidue et constante à s'approcher de Dieu , toujours
attentive sur elle - même et dans une continuelle
vigilance, pour ne manquer à rien de ses devoirs et
de toutes ses pratiques envers Dieu ; du reste , se
confiant en Dieu , et se persuadant bien que si Dieu
l'épure de la sorie , ce n'est que pour la rendre pins
digne de ses faveurs et pour la mieux disposer à
recevoir ses plus intimes communications.
Châiiment de Dieu , mais châtiment passager : je
dis châtiment, et c'est une conduite assez ordinaire
de Dieu. Il punit les infidélités d'une ame et ses
fragilités , par la soustraction de ces grâces parti-
culières et de ces attraits dont elle étoit vivement
touchée ; mais j'ajoute : châtiment passager ; car ce
n'esl pas pour abandonner cette ame que Dieu la
châtie , mais pour la corriger , mais pour l'engager
à se reconnoître , mais pour lui faire prendre , en
l'aidant à se relever , une ferveur toute nouvelle.
Du moment qu'elle a satisfait , qu'elle a rempli la
mesure de sa pénitence , qu'elle s'est retournée vers
Dieu , qu'elle le réclame et qu'elle le rappelle , il
25.
38S SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
ne tarde pas à revenir , ou , s'il se fait encore at-
tendre , il revient enfin pour répandre ses dons sur
plie avec plus d'eftusion que jamais , et pour lui
rendre tout ce qu'il lui avoii enlevé. Celle épreuve,
chrétiens , et ce châtiment ont leurs peines, ils ont
leurs dangers, et nous devons même communément
demander à Dieu, que s'il a , ou à nous éprouver,
ou à nous punir , ce ne soit point par le dégoût de
la communion. Mais outre ce dégoût , que nous
pouvons plus attribuer à Dieu qu'à nous-mêmes, il
y en a un autre mille fois plus pernicieux et dont la
source est dans nous ; dégoût si commun dans le
monde , et dans le monde chrétien ! Voilà celui
dont je veux vous entretenir : tâchons à en décou-
vrir le principe , voyons-en les suites funestes , et
apprenez enfin quels en sont les remèdes : tout ceci
mérite vo?re attention.
Dans les maladies de lame comme dans celles du
corps , il est d'une extrême importance de connoître
d'abord le principe qui les a formées. Or , il ne faut
point chercher d'autre principe de ce dégoût dont
il est maintenant question , que le relâchement de
la vie. Je sais qu'on l'impute à des causes moins
prochaines et plus apparentes : aux soins du monde,
aux inquiétudes du monde , aux distractions du
monde. Je sais qu'à l'exemple des conviés de l'évan-
gile , on dit : Villam emi (i) : J'ai un bien à cul-
tiver et à faire valoir : Uxorem duxi (2) ; J'ai un
ménage à conduire et une maison à régler : Ju^a
houm emi (juimjue (3) ; Je suis dans un trafic , dans
(1) Luc. j4. — (23 Ihid. — {Zyibid.
DE LA COMMUNION. 389
un cours d'affaires qui m'occupe tout entier ; et le
moyeu avec cela de fréquenter le sacrement de
Jésus-Christ , et d'y apporter la préparaiion conve-
nable ? Dès que j'y veuK penser , l'ennui me saisit,
et mon esprit malgré moi me porte ailleurs. J'en
conviens , mon cher auditeur ; mais comment ces
soins temporels , comment ces embarras et ces
mouvemens du monde vous inspirent-ils le dégoût
de la communion , si ce n'est par le relâchement de
vie où ils vous font tomber ? Dans cette dissipation
perpétuelle oh l'on vit , on oublie aisément Dieu et
tout ce qui a rapport au culte de Dieu. On n'est
attentif qu'aux choses du monde , qu'aux vanités du
monde , qu'aux divertissemens du monde , qu'aux
intérêts du monde , qu'à tontes les scènes différentes
qui se passent dans le monde et à la part qu'on y
peut avoir ; on n'est touché que de cela , on en est
rempli et possédé : or , comme le cœur livré à un
objet devient indifférent pour tous les autres , on
perd peu à peu toutes les bonnes dispositions où
l'on étoit à 1 égard de la piété ; on ne s'aQectionne
plus aux exercices du christianisme ; on n'a plus
qu'une foi languissante , qu'une espérance incer-
taine , qu'une charité lâche et tiède , et c'est alors
que l'on conçoit de l'éloignement pour la commu-
nion et qu'on s'en fait une peine.
Car voici ce qui arrive. On conserve encore assez
de religion pour ne vouloir pas communier indigne-
ment , et l'on est toujours assez éclairé pour voir
que la communion ne peut s'accorder avec la vie
reluchée que l'i^n mène j cependant on aim€ celta
ogo SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
\'ie aisée et commode , celte vie sensuelle et déli-
cate, celle vie dissipée et mondaine ; et tout ce qui
t'Sl capable de la troubler , parolt insupportable.
Ainsi , la communion n'est plus qu'une gène , et ne
présente plus à l'esprit qu'une idée fâcheuse et rebu-
tante : on dit ce que les Juifs disoient de la manne :
Anima nostra nauseat super cibo isto (i). Pourquoi
tant de communions? cela est bon pour les personnes
retirées et dévoles par profession; mais je n'en suis
pas encore là , et je ne me sens point du tout appelé
à une si grande retraite , ni à une régularité si scru-
puleuse ; on prête volontiers l'oreille à ces discours
si ordinaires et si spécieux sur l'extrême facilité
avec laquelle des directeurs trop indulgens ou pré-
tendus tels , perme lient l'usage de la sainte table ;
on approuve ces maximes étroites et rigoureuses ,
qui vont à exclure presque tous les fidèles de la com-
munion fréquente ; et , afm de pouvoir vivre du
reste avec plus de liberté , on se déclare sur ce point
pour le parti de la morale sévère : car , à l'ombre
de cette morale sévère , on est en repos ; on n'a plus
tant à veiller sur soi - même , plus tant à s'étudier
soi-même ; on n'a plus tant de reproches à soutenir
au fond du cœur , sur l'incompatibilité de la con-
duite qu on tient et des communions qu'on fait ; on
a pris le plus court , qui étoit de se retrancher la
communion , et de s'affranchir par là du joug d'une
pratique si incommode et si embarrassante.
Ah ! mon cher auditeur , est-ce ainsi que vous
raisonniez et que vous agissiez à ces temps d'une
- (i)]S"um. 2 1.
DE LA COMMUNION. 891
ferveur chrétienne où vous étiez animé de l'esprit
de Dieu ? parce que vous aviez alors du zèle pour
la perfection de votre ame et pour votre avancement
dans la voie du salut ; parce que vous étiez appliqué
aux devoirs de la religion , et que vous vous faisiez
un point capital de les accomplir tous et de n'en
négliger aucun , la communion vous consoloit , vous
atiiroit , vous forlifioit ; c étoit un entretien pour
TOUS , et le plus doux entretien ; vous y trouviez
Dieu et vous l'y goûtiez ; mais depuis que ce pre-
mier feu qui vous brûloil , n'a plus eu la même
ardeur , et que votre charité s'est ralentie comme
celle de cet évêque de l'Apocalypse : Cliaritatem
primam reliquisti (i) ; depuis que vous vous êtes
émancipé de ces règles de conduite , qui vous atta-
choient à certains exercices et qui vous retenoient
ainsi dans l'ordre , c'est là que vous avez pris d'autres
sentimens à 1 égard de la communion. Jusque-là
vous en approchiez , non - seulement sans peine ,
mais avec dévotion , mais avec onction; jusque-là
vous étiez persuadé qu'il ne falloit pas se tenir long-
temps éloigné de l'autel du Seigneur et de son divin
sacrement ; mais , avouez-le de bonne foi , vous avez
commencé à vous en dégoûter quand vous avez
commencé à vous relâcher dans la prière , quand vous
avez commencé à quitter la lecture des bons livres,
à n'entendre plus si assidûment la parole de Dieu ,
à n'assister plus si régulièrement à l'ollice divin ni
aux cérémonies de l'Eglise ; quand voi-s avez com-
mencé à vous lasser des suintes pratiques et des
(1) Apoc. ?..
392 SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
œuvres de charité qui vous occupoient , et qu'art
conlraire vous avez pris goût aux bagatelles et aux
amuseraens du siècle , à ses assemblées , à ses con-
versations , à ses jeux , à ses spectacles.
Et cela est vrai par proportion dans tous les états;
car , si je pouvois étendre ce détail jusqu'à létal
ecclésiastique , jusqu'à l'état religieux , vous verriez
que s'il y a dans l'Eglise des prêtres, ou qui se dis-
pensent volontiers d'offrir le sacrifice du corps et
du sang de Jésus-Christ, ou qui ne s'acquittent de
cette importante fonction qu'avec une indévotion et
ime précipitation scandaleuse , très- disposés à s'en
exempter , s'ils n'y étoient engagés par un intérêt
tout humain , c'est qu'il n'y a que trop de ces mi-
nistres qui n'ont de leur profession que le caractère
et l'habit , sans en avoir la sainteté et le zèle ; que
s'il y a dans les communautés et les monastères des
personnes religieuses qui ne communient pas aussi
souvent que la règle le leur prescrit et qu'il convient
à des âmes séparées du monde et dévouées au ser-
vice de Dieu , ou qui ne communient qu'avec répu-
gnance et par une espèce de contrainte , ce sont
communément ceux ou celles en qui l'esprit de reli-
gion s'est plus altéré , en qui l'on voit moins de
fidélité à leurs observances , de qui l'on est moms
édifié dans une maison , et qui se montrent moins
exacts à remplir leurs obligations. Il est donc certain
que le principe le plus universel du dégoût de la
communion , c est la tiédeur et le relâchement de la
vie. Or , dès que ce dégoût vient d'une telle source,
en faut -il davantage pour nous le faire considérer
DE LA COMMUNION. SgS
comme un mal et un très-grand mal ? et quand le
principe est si corrompu, que devons-nous juger de
l'effet ?
Aussi quelles en sont les suites? PlAt au ciel , mes
ehers auditeurs , que nous n'en eussions pas tant d'ex-*
périences , ou plût au ciel que tant d'expe'riences que
nous en avons, servissent à vous instruire, et vous
fissent sortir du danger le plus évident et le plus
prochain oi!i vous puissiez être d'une ruine entière»
Comprenez ma pensée , et suivez-moi. Car il y a
entre les maux de i'ame , comme entre les autres ,
une malheureuse connexion , qui fait que le ma!
produit par un principe , rend encore son principe
plus mauvais , et contribue de sa part à l'augmenter.
Ainsi le relâchement de la vie mène au dégoût de la
communion , et le dégoût de la communion , par lé
retour le plus naturel , mais en même temps le plus
funeste, porte à un nouveau relâchement de vie: com-
ment cela ? il est aisé de l'entendre. C'est que le
dégoût de la communion éloigne de la communion.
Un malade qui a conçu du dégoût pour la nourri-
ture qu'on lui présente, la rejette, quelque saine
d'ailleurs qu'elle puisse être, et quelquefois s'obstine
si opiniâtrement à la refuser , qu'il n'est pas possible ,
malgré tout ce qu'on lui dit et toutes les raisons qu'on
lui apporte , de le résoudre à la prendre. Or voilà
ce qui se passe au regard de la communion. Du moment
qij une ame , bien loin de se sentir attirée à la table
du Seigneur, se trouve dans une disposition tome
contraire , je dis dans une disposition où d'elle-même
elle s'est i/éduiie j du moment que la communion est
^94 SUR LE DÉSIR ET LE DEGOUT
une peine pour elle , est une fatigue , est un sujet de
combat , il est immanquable qu'elle évitera de com-
munier le plus qu'elle pourra , qu'elle aura toujours
des prétextes pour s'en abstenir , qu'elle remettra
toujours d'un temps à un autre temps , et que ce sera
beaucoup si elle n'en vient pas jusqu'à se contenter
de la communion que l'Eglise nous ordonne une
lois chaque année. Je veux croire qu'elle n'ira pas
tout d'un coup jusqu'à celle extrémité. On garde
d'abord certaines mesures; on retient quelques com-
munions, et Ton en retranche d'autres. Mais enfin,
à force d'en omeure ei d'en retrancher, on s'accou-
tume peu à peu à ne communier presque plus : on
perd sur cela tout sentiment ; on est déchargé d'un
fardeau qui tous les jours devenoil plus pesant on
le paroissoit. On est content de son étal, et l'on s'en
accommode.
De laque s'ensuit-il ? par rapport au corps , l'abs-
tinence des viandes contribue quelquefois à la santé :
mais il en va tout autrement à l'égard de l'ame. Moins
on communie, moins on a de grâces, moins on a
de forces, moins on a de vigilance, d'attention sur
soi-même, de zèle pour son avancement; et par
conséquent moins on communie , plus on tombe
dans le relâchement et dans loubli de Dieu. Remar-
quez bien tout ce que je dis; moins on communie et
moins on a de grâces : pourquoi? parce qu'on se
tient plus éloigné de Jésus-Clnisl , qui est la source
de toutes les grâces , et qui-lie les distribue nulle part
ailleurs avec tant d'abondance que dans son sacre-
ment. Il y a des grâces altachees aux autres sacremens ^
DE LA COMMUNION. 3;-jJ
puisque c'est Jésus-Christ qui les a institués : mais
Jésus-Christ n'a pas seulement institué l'adorable
sacrement que nous recevons par la communion ; il
s'y est encore renfermé lui-même, et c'est pour cela
que nous le regardons d'une façon plus particulière
comme son sacrement. Or quels eiïets de grâce doit
opérer Jésus-Christ même présent en personne , et
qu'est-ce que de se priver d'un si riche fonds? Moins
on communie, moins on a de forces : pourquoi?
parce que le soutien de l'ame, c'est la communion,
puisque le sacrement auquel nous participons dans
la communion , est le pain de lame et son aliment.
Moins on communie , moins on a de vigilance, d'at-
tention sur soi-même , de zèle pour sa perfection et
son avancement : pourquoi ? parce qu'on n'a plus le
frein le plus puissant pour nous arrêter , l'aiguillon
le pluspiquantpour nous réveiller, le motif le plus
pressant pour nous exciter , qui est la vue d'une com-
munion prochaine ; parce qu'on n'est plus si forte-
ment engagé à réprimer ses passions , à éclairer ses
démarches , à peser ses paroles , à régler toutes ses
actions, pour se maintenir dans une préparation con-
tinuelle à la communion ; parce qu'on n'est plus
touché de ces monvemcns secrets, de ces reproches
intérieurs, de ces lumières divines, de ces commu-
nications de Dieu qui sont les fruits de la communion.
Le cœur donc se refroidit d'un jour à un autre,
Dieu se relire , le monde prend sa place; et comme
dans une terre inculte, les ronces et les épines , les
mauvaises herbes, c'esl-à-dire, toutes les inclinations
vicieuses , croissent et se fortifient j on les suit 5 on
S^G SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT
s'y laisse conduire en aveugle , et souvent oi!i n'era-
portent-elles point une ame ? A h ! chréliensauditeurs,
on en a vu des exemples , et 1 on en voit encore qui
vous feroienl trembler, si j osois ici les produire. On
a vu dans les plus saintes sociétés des chutes presque
semblables à celle de cet ange, qui du plus haut des
cieux fut précipité au fond de l'enfer. On a vu des
sociétés elles-mêmes tout entières se démentir et
devenir le scandale de la religion : par oii ? par ce
dégoût et cet éloignement de la communion. Si l'usage
de la communion s'y fût conservé tel qu'il y devoit
être , c'eût été une ressource contre les abus qui s'y
glissoient. Mais entre les abus qui s'y sont introduits ,
un dès plus dangereux a été de négliger la commu-
nion , et celui-là seul a fomenté tous les autres, et
causé enfin une décadence totale. Car le Prophète
l'avoii ainsi prédit , lorsqu'il disoit à Dieu : Tous
ceux qui s'éloignent de vous , Seigneur, périront;
Ecce (jui elonganl se à te ^ perihunt (^x).
Mais à cela quel. remède ? vous le voulez savoir,
mes frères , et je conclus par là ce discours. Le
remède , c'est de s'appliquer d'abord à bien com-
prendre , comme je viens de vous le représenter, le
principe ordinaire du dégoût de la communion , et
ses suites, delesreconnoître dans soi , et de raisonner
de la sorte avec soi-même : Je vois des personnes
approcher bien plus souvent que moi de la sainte
table, et y aller sanspeine , y aller même avec désir,
et avec un désir très-ardent. Si de bonne foi je veuç
leur pendre justice , je suis obligé d'avouer que ce
(i) Ps. 72.
DE LA COSÏMUNION. Z^J
sont aussi des personnes plus réglées et plus cliré-
liennes que moi. Autrefois moi-même , surtout à
certains temps où je pensois plus à Dieu et à moa
salut, je fréqueniois bien davantage le sacrement
de nos autels; et il faut aussi convenir que je vivois
alors beaucoup mieux que je ne vis à présent , que
l'a vois l'esprit plus recueilli et la conscience plus
délicate , que mon cœur étoit plus susceptible de
certains senlimens de dévotion. Maintenant que je
ne tiens presque plus aucun compte de la commu-
nion , et que je me dispense si aisément de ce saint
exercice , il semble que je sois insensible à tout ce
qui regarde Dieu , et comme endurci. Mais où se
terminera cette langueur habituelle ? quelle en sera
la fin , et quel en est au moins le danger ? Ces ré-
flexions, mes chers auditeurs , et d'autres que vous
pourrez faire, sont capables de vous imprimer une
juste crainte; et cette crainte, en vous faisant sentir
l'importance de la communion, sera peutrêtre assez
efficace pour vous engager à mieux user désormais
d'un sacrement si salutaire et si nécessaire.
Le remède, c'est de ne point suivre le dégoût oiî
TOUS êtes , et d'agir même contre ce dégoiit pour
le surmonter. Voici ce que je veux dire. Un malade
qui se sent du dégoût pour les viandes , et qui voit
par là son corps défaillir , fait effort et prend sur soi
autant qu il lui est possible, afin de s'accoutumer
tout de nouveau à la nourriture dont il connoîl qu'il
ne peut se passer. Et en effet , à force de se faire
violence et de se vaincre , il se remet peu à peu dans
son premier appétit , et répare ses forces affaiblies.
3i^8 SUR LE DÉSIR ET LR DltCOUT
\ oilà commcril vous ck'vtz vcas-mciiies vous coin-
})orler. Vous n'avez nul altrailà la communion ; vous
y avez même une répugnance actuelle. 11 n'imporle ,
communiez ; car avec loutc votre répugnance , vous
pouvez après tout vous mettre dans la disposition
essentiellement requise pourparticiper au divin sacre-
ment. Il vous en coûtera , et vous aurez à combattre
contre les révoltes de votre cœur; mais ce ne sera pas
en vain. Dieu , témoin du désir que vous lui mar-
querez de le retrouver , des démarches que vous
ferez pour cela et des soins que vous vous don-
nerez , se laissera fléchir en votre favei.r ; il fera
descendre sur vous la rosée du ciel et l'onction de
sa grâce. Il vous comblera de ces bénédictions de
douceur dont il prévient ses élus, selon la parole du
Prophète : Prœvenisti eum in hcnedictionihus dul"
cedinis^ (i) ; et vous éprouverez ce que mille autres
ont éprouvé, et ce qu'il ne tient qu'à vous d'éprouver
comme eux , c'est-à-dire , quêtant venus à la table
de Jésus-Christ par le seul mouvement d'une fui
pure et d'une religion sincère , mais du reste sans
nulle affection sensible et sans goût, vous en sortirez
remplis de consolation et plus touchés de Dieu que
lamais. Car Dieu ne manque guère à se découvrir de
la sorte , dès qu'on le cherche en esprit et en vérité.
Le remède, c'est de vous confier à un ministre de
Dieu , à un homme de Dieu, dont la conduite soit
exempte detoutreprocheet à couvert de louisonpçon ;
de le consulter et de l'écouter, afin que ses conseils
solides et sages , vous servent de préservatif contre
(i) Ps. ?.o. -
DE LA C 0^1 M UNI ON. 899
hs égaremens et lesillusioiisque vous auriez à craindre
si vous ne preniez pour guide que vous-mêmes el
que vos vues particulières. Instruit par vous-mêmes
de vos dispositions, il vous réglera prudemment et
utilement l'ordre , le nombre, le temps de vos com-
munions , comme un père partage le pain à ses enfans ,
selon la mesure qu'il sait leur convenir. El la nouvelle
habitude que vous vous ferez, suivant ses avis, de
converser avec Dieu, d'approcher de Dieu , de rece-
voir en vous votre Dieu , vous rendra le goût que
vous aviez perdu , et rallumera tout le feu de votre
première ferveur.
Enfin le remède , c'est d'avoir recours à Dieu
même , de le solliciter par de fréquentes et d'humbles
prières, de lui demander qu'il fléchisse votre cœur,
qu'il l'attire à lui , et de lui dire avec l'épouse des
Cantiques: Trahe me post te (i). Ah ! Seigneur ,
personne ne peut aller à vous si vous ne l'y attirez
vous-même. Vous voyez la dureté de mon cœur, et
vous pouvez l'amollir. Vous pouvez , dans un mo-
ment, faire fondre toute la glace qui le rend si froid
et siindifierenlpour vous : il ne faut qu'un rayon de
votre grâce. Je sais, mon Dieu, combien je mérite
peu d'avoir avec vous ce commerce intime dont vous
honorez à voire autel certaines âmes choisies. Ce
n'est point encore là que j'aspire; mais du moins
favorisez-moi dun regard. Faites luire à mon esprit
quelques étincelles de ces lumières vives et ai dénies ,
qui les pénètrent et qui les ravissent hors d'elles-
mêmes. Faites -moi sentir quelques-unes de ces
(1) Cant. 1.
4oo SUR LE DÉSIR ET LE DÉGOÛT, elC.
touches secrètes et de ces divines impressions qui les
jettent en de si doux transports aux approches de
votre aimable sacrement. Serai-je toujours en votre
présence comme une terre sèche et aride? Serai-je
toujours lent et paresseux, lorsqu'il s'agit de paroître
à votre table "iTrahe me post te. Si je vous demande
que vous changiez mon cœur , c'est afin qu'il s'attache
pour jamais à vous , afin qu'il ne se tourne plus que
vers vous , afin qu'il ne goule plus de plaisir qu'en
vous. Notre bonheur dès celte vie est de vous posséder
sous de fragiles espèces, et notre suprême félicité
en l'autre sera de vous posséder dans la splendeur de
votre gloire, où nous conduise, etc.
iSEPiMON
SERMON
POUR LE
XXIV/ DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LE JUGEMENT DE DIEU.
Et videbunt Flliam horainis venlentem in nubibus cœli
éuni virtate maltâ et luajestate.
Ils verront le Fils de l'homme , venir sur les nue^ , avec une
■grande puissance et dans une grande majesté. En saint Mat»
thiea, chap. 24.
\jiE n'est pas sans dessein que l'Eglise , dans l'ordre
et la distribution de son année évangélique , com*
mence et finit par la peinture du jugement de Dieuo
Elle veut nous faire entendre que de toutes les pen-
sées dont nous avons à nous occuper , il n'en est
point qui nous doive être plus familière que celle
de ce jugement redoutable, parce qu'il n'en est
point qui nous soit plus saluiaire. C'est par celte
grande vue que tant de libertins ont été touchés et
convertis à Dieu; que tant de justes ont été affermis
et soutenus dans les voies de la piété chréiienne: et
c'est par là même, mes chers auditeurs , que je puis
me promc'tlre, avec le secours de la gruce, ou de
vous retirer de vos égareraens, si vous vous êtes
laissé malheurement séduire et entraîner pu. la pas-
sions -, ou de vous établir dans une sainte persévé-»
TOME Y II. 26
4o2 SUR LE JUGEMENT
rance , et de tous aiiaclier plus fortement que ja-
mais aux devoirs d'une vie pieuse et réglée, si vous
avez eu jusqu'à présent le bonheur de l'embrasser et
de la suivre. El il est vrai qu'entre les motifs qui nous
détachent du péché et qui nous portent à Dieu , le
plus efficace est la crainte des jugemens éternels ,
quoique ce ne soit pas le plus pur et le plu? relevé.
Car étant aussi dominés que nous le sommes par
l'intérêt propre, quelle impression doit faire sur nos
cœurs le souvenir d'un juge qui , par son arrêt irré-
vocable doit décider de notre destinée bienheu-
reuse ou malheureuse pour l'éternité touie entière?
Plût au ciel , chrétiens , que je fusse en état un jour
de prendre votre défense auprès de ce juge tout-
puissant, et de vous rendre son jugement favorable !
Mais puis-je mieux vous disposer à y paroîire avec
assurance , qu'en vous apprenant à le craindre de
bonne heure et utilement ? C'est ce que je me pro-
pose dans ce discours ; et pour cela nous avons
besoin de l'assistance du Saint-Esprit. Demandons-la
par l'intercession de la Vierge que nous honorons
comme l'espérance et le refuge des pécheurs , et
disons-lui : Açe , Maria,
Comme il n'y a que Dieu qui soit absolument ce
qu'il est , et qui sans prendre d'autres qualités ni
d'autres titres , se distingue de tous les êtres, en s'ap-
pelant l'Etre par excellence , Ego sum qui sum : aussi
n'y a-t-il que le jugement de Dieu, je dis ce jugement
ovi tous les hommes doivent comparoître devant le
tribunal de Dieu , qui dans le langage de l'Ecriture,
DE DIEU. 4o3
et même dans la manière commune de nous expri-
mer , s'appelle singulièrement et à proprement
parler, jugement. Concevez bien la raison qu'en
apporte saint Chrysoslôme , et qui va faire tout le
partage de cet entretien. C'est qu'il n'j^ a , dit ce
Père , que le jugement de Dieu qui soit parfait. Tous
les autres jugemens sont des jugemens défectueux ,
c'est-à-dire , ou faux , ou incertains , ou lâches et
capables d'être affoiblis par la passion : ce qui faisoit
dire à saint Paul , qu'il lui importoit peu d'être jugé
par les hommes : Mihi autem pro minimo est ut à
vohis judicer (i); ajoutant que quelque soin qu'il
eût d'examiner toute sa vie , il n'osoil pas se juger
soi-même : Sed neque meipsum judico (2), parce
que les jugemens qu'il pouvoit faire de soi , ou que
les hommes en faisoient, n'étoient que des jugemens
trompeurs ; et qu'être jugé de la sorte , c'éloit ne
pas l'être. C'est donc Dieu seul qui juge , poursuis
voit ce grand apôtre : Qui autem judicat me , Do^
minus est (3) ; parce qu'il n'y a que Dieu dont le
jugement soit accompagné de ces deux qualités qui
font les jugemens certains et irréprochables, savoir:
d'une vérité infaillible, et d'une équité inflexible.
D'une vérité infaillible , en sorte que Dieu , comme
souverain juge , ne peut être trompé ; et d'une équité
inflexible , qui , dans l'exercice de celte fonction
de juge, le rend incapable d'être gagné. Or , voilà ,
chrétiens , ce qui nous doit inspirer une sainte hor-
reur du jugement de Dieu. Tout le reste en compa-
raison , quelqu'afFreux d'ailleurs qu'il puisse être ,
(1) k. Cor. 4- ~(a) Ibid. — (3) Ibid,
26.
4^j4 sur le jugement
n'est rien : mais d'avoir à soutenir le jngoment d'un
Dieu essenliellemem véritable et inviolablement équi-
table, ou plutôt d'un Dieu qui est la vérilé et l'équité
même, c'est ce que je ne puis jamais assez craindre ,
parce que je ne puis jamais assez le comprendre.
Telle est néanmoins Tidée que j'entreprends aujour-
d'hui d'imprimer fortement dans vos esprits : et parce
qu'un contraire ne paroît jamais mieux que lorsqu'il
est opposé à son contraire, je veux , pour l'édifica-
tion de vos âmes , vous représenter le jugement que
Dieu fera de nous, par opposition à celui que nous
faisons maintenant de nous-mêmes , ou que nous
donnons sujet aux autres d'en faire. Ainsi, la vérilé
infaillible du jugement de Dieu opposée à nos»erreurs
et à nos hypocrisies, ce sera la première partie.
L'équité inflexible du jugement de Dieu opposée à
iiossenlimenset ànosrelâcheraens, ce serala seconde
partie. La conséquence infinie de l'une et de l'autre
demande toute votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Il est de la Providence , chrétiens, que nous parois-
sions un jour ce que nous sommes , et que nous
cessions enfin de paroître ce que nous ne sommes pas :
et j'ose dire que Dieu manqueroit au premier de
tous les devoirs dont il se lient comme responsables
soi-même , s'il soufFroil que la vérité demeurât éter-
nellement obscurcie , cachée , déguisée. Il faut qu'il
lui rende une fois justice , et qu'après s'être lassé ,
pour ainsi dire , de la voir dans les ténèbres de l'aveu-
glement etdumansonge où les hommes la retiennent;,
DE DIEU. 4o5
il Ten fasse sortir avec éclat , suivant celte adiiiiraWe
parole de Terliillien : Exurge , veritas , et quasi de
patientiâ erumpe. Or, c'est pour cela que le juge-
ment de Dieu est établi. Nous l'outrageons celte
vérité , et s'il m'est permis de m'exprimer de la
sorte , nous lui faisons violence en deux manières.
Car, au lieu d'user avec fidélité des lumières qu'elle
nous présente , nous la corrompons au-dedans de
nous par des erreurs criminelles , et nous la falsilions
au-dehors par des hypocrisies aft'eclées ; c'est-à-dire ,
que nous ne voulons , ni nous connoître , ni être
connus ; qu'un de nos soins est de nous tromper ,
et l'autre de tromper le public. Voilà l'état de notre
désordre ; et Dieu , par une conduite toute opposée
et par le zèle de la vérité , entreprendra de nous dé-
tromper de nos erreurs , et de lever pour jamais le
masque à nos hypocrisies ; d'effacer les fausses idées
que nous aurons données aux autres de nous, et de
détruire dans nous celles que nous aurons conçues
de nous-mêmes; de dissiper malgré nous ces nuages
par oii la passion nous aura ôté la vue salutaire de
ce que nous étions , et de répandre dans tous les
esprits une évidence plus que sensible de ce que nous
aurons été. Voilà ce que Dieu se proposera , et ce
<jui nous rendra son jugement souverainement redou-
table. Ne perdez rien, s'il vous plaît , d'une matière
si importante.
Nous nous aimons, chrétiens , jusqu'à être ido-
lâtres de nos vices : mais ce qui est i)ien étrange , et
ce qui paroltroit d abord incroyable, si l'expérience
ne le vérifioil, par le même principe que nous nous
4o6 SUR LE JUGEMENT
aimons , nous craignons mortellement et nous évi-
tons de nous connoîfre : pourquoi ? en voici la belle
raison que donne saint Augustin : parce que nous
savons qu'en nous connoissant, nous serions obligés
de nous haïr : et que si nous venions à pénétrer le
fond de notre misère , nous ne pourrions plus sou-
tenir l'amour-propre qui nous possède et qui règne
dans notre cœur. De là vient que par un instinct
secret de cet amour, nous nous éloignons de cette
connoissance de nous-mêmes , et que dans la vie il
n'est rien pour l'homme de plus fâcheux ni de plus
importun que de rentrer en soi-même , de faire ré-
flexion sur soi-même , de s'étudier et de se juger soi-
même ; parce que tout cela ne peut aboutir qu'à
l'humilier , et par conséquent qu'à troubler la pos-
session où il est de se flatter et de se complaire en
lui-même. Tout cela néanmoins est de l'ordre ; et
c'est une chose monstrueuse , dit saint Chrysostôme,
qu'une créature intelligente ne se connoisse jamais ,
et un dérèglement énorme que ne se connoissant
jamais, elle s'aime toujours injustement.
Qu'arrivera-t-il donc ? appliquez-vous , mes chers
auditeurs , à comprendre le mystère de la vérité de
Dieu. Le premier efFet de son jugement sera de nous
rappeler à cette connoissance odieuse et mortifiante
de nous-mêmes, et de nous forcer enfin à convenir
avec nous de ce que nous sommes , pour s'autoriser
ensuite à agir contre nous dans toute l'étendue de
ce qu'il est. Dans le cours d'une prospérité humaine,
dira-t-il à ce mondain , dans le tumulte et le bruit du
monde oii mille objets t'éblouissoienl j te charmoient
DE DIEU. 407
vt occupoienl toute ton alienlion , tu ne te voyois
pas ; et parce que tu ne te voyois pas tu n'avois
yvur toi-même que de vaines complaisances. Mais
parce que pour ne te pas voir , tu te plaisois à toi-
iiième et tu nourrissois dans ton cœur une secrète
estime de toi-même , je déchirerai le bandeau qui
l'aveugloil, et il est de ma justice que je te confonde
par loi-même , en te représentant à toi-même. Tu
verras ton crime , non plus pour y remédier , mais
pour te le reprocher ; non plus pour l'expier par
la pénitence , mais pour le ressentir par le désespoir ;
non plus pour en faire le sujet de la contrilion, mais
de ta confusion. Videbis factum tuum , non ut
corrigas , sed ut erubescas.
Or celle vue , chrétiens , est ce qu'il y aura de
plus insupportable à Thomme pécheur : c'est ce qui
l'accablera , et ce qui le consternera. El voilà pour-
quoi les réprouvés s'adressant , ainsi que le marque
expressément saint Matthieu , aux collines et aux
montagnes pour implorer leur secours , ne leur
diront point , selon l'observation de saint Chrysos-
lôme , aussi solide qu'ingénieuse : Montagnes , ca-
chez-nous le visage de ce Dieu de gloire , qui nous
doit juger; collines, empêchez-noiis d'apercevoir
ces esprits qui doivent nous tourmenler ; mais seu-
lement: Montagnes , tombez sur nous, couvrez-nous,
servez - nous dua rempart éternel contre nous-
mêmes. Car c'est de nous-mêmes que nous avons
aujourd hui à nous défendre , et qu'il est de noire
intérêt d'éviter l'aspect: Tune incipient dicere mon-
tibus : Cadite super nos ; et coîlibus : Operite, nos.
4o8 SUR LE JUGEMENT
El en effet , si dans ce jugement nous poHvions être
à couvert de nous-mêmes , ni la présence de Jésus-
Christ quoique majestueuse , ni celle des démons
quoiqu'elFrayanle, ne seroient plus capables de nous
troubler.
Mais venons au détail ; et pour tirer de cette pre-
mière partie tout le fruit que j'en espère , entrons
dans la discussion des choses. Nous avons , chrétiens,
deux sortes d'erreurs en ce qui regarde Dieu et le
salut : des erreius de fait , et des erreurs de droit.
Des erreurs de fair , qui nous oient la connoissance
de noire propre action ; et des erreurs de droit, qui
nous fuut même ignorer notre obligation. C'est à
quoi se réduisent tous les désordres d'une conscience
erronée. Or , à ces deux genres d'erreurs , Dieu ,
qui est la vérité éternelle , et qui , par am privilège
de son être , n'est pas moins infaillible pour le fait
que pour le droit , opposera cette double infaillibilité
de son jugement. Infaillibilité dans les faits , pour
nous confondre sur mille péchés auxquels peut-être
nous n'avons jamais bien pensé. Infaillibilité dans le
droit , pour nous condamner sur mille points de
précepte et d'obligation dont nous nous sommes obs-
tinés à ne vouloir jamais convenir. Ah ! chrétiens,
que n'ai- je le zèle et l'éloquence des prophètes , pour
vous proposer ici l'un et l'autre dans toute sa force!
Nous entassons tous les jours péchés sur péchés :
mais avec cela nous vivons tranquilles , nous accu-
sant à peine devant Dieu , et ne nous avouant presque
jamais coupables devant les hommes. Pourquoi ?
parce que nous ne cherchons qu'à nous aveugler sur
DE DIEU. 4og
fout le mal qne nous commettons , parce que nous ne
nous le reprochons que très-rarement, parce que
nous ne l'envisageons que très - superficiellement ,
parce que nous ne l'approfondissons jamais , et que
nous en perdons très-volontiers et très-aisément le
souvenir. Que fera Dieu ? Parlez , mon Dieu , pour
vous-même , et faites-nous connoîlre par les oracles
que vous avez prononcés , quel doit être le procédé
de votre justice, afin que nous le prévenions , ou
que nous soyons inexcusables. Car ce ne sont pas
mes raisonnemens , mais vos révélations toutes di-
vines , qui en doivent instruire cet auditoire chrétien.
Dieu , mes chers auditeurs , suppléera là-dessus à
votre défaut; il recherchera ce que vous aurez négli-
gé , il approfondira ce que vous n'aurez fait qu'ef-
fleurer ; ce qui manquera au compte que vous vous
en serez rendu , il l'ajoutera; ce qui étoit demeuré
comme enveloppé dans l'embarrasde vos consciences,
il le débrouillera. Ainsi nous l'a-t-il formellement
déclaré dans ses saintes Ecritures, et en des termes
dont l'infidélité la plus endurcie ne peut désavouer
qu'elle ne soit émue.
Oui, mes frères , ce jugement de Dieu succédera
au nôtre , et réformera le nôtre : sur quoi? je le ré-
pète , sur tant de péchés que notre légèreté , que
notre vivacité , que notre dissipation continuelle , que
notre précipitation dans l'examen de nous-mêmes,
que notre ignorance volontaire fait disparoître à
notre vue. Car rien de plus commun que ces péchés
inconnus : je dis inconnus même au pécheur qui les
a commis, et qui s'en trouve chargé devant Dieu.
4ï^ SUR LE JUGKMEMT
Je n'en voudrois point de preuve plus sensible que ce
qui se passe au tribunal de la pénitence , s'il m'éioit
permis de le révéler. Nous y voyons venir des mon-
dains et des mondaines après avoir été des années
entières sans en approcher. Ils s'accusent au ministre
de Jésus-Christ, et toute cette accusation se termine
à quelques faits dont le récit est presque aussitôt
achevé que commencé. Est-ce que ces pécheurs sont
moins criminels que des âmes timorées ( je ne dis
pas scrupuleuses ) , mais que des âmes sagement et
solidement chrétiennes, qui dans des confessions de
quelques semaines et même de quelques jours, s'ex-
pliquent avec toute une autre étendue , et demandent
de notre part beaucoup plus de temps pour les en-
tendre ? Il y auroit lieu d'être surpris de cette diffé-
rence, si l'on n'en découvroit pas d'abord le prin-
cipe. C'est que ces hommes, que ces femmes du
siècle , peu en peine de se connoitre , ne font presque
nul retour sur eux-mêmes , et laissent échapper sans
réflexion les points quelquefois les plus essentiels.
Combien de pensées , de soupçons , de jugemens ,
de sentimens, de paroles, d'actions, qui ne leur re-
viennent point dans l'esprit , parce qu ils ne se don-
nent ni le loisir, ni le soin de les rappeler? Combien
de consentemens au mal , qu'ils prennent pour de
simples tentations? Combien de désirs formés qu'ils
ne distinguent point des simples idées? Combien de
haines invétérées et depuis long-temps entretenues,
qu'ils traitent d'antipathies naturelles et involon-
taires? Combien de discours libertins qu'ils ne re-
gardent que comme des traits d'esprit et de belle
DE DIEU. 4il
humeur? Combien de tours et de détours, de chicanes
et d artifices , de dissimulations et de supercheries ,
de violences et de concussions, pour profiler, pour
gagner , pour s'avancer , pour s'assurer un héritage ,
pour s'ingérer dans un emploi? Combien, dis- je ,
de toutes ces injustices , et combien d'autres , dont
ils se savent bon gré, dont ils s'applaudissent, bien
loin de les répuier pour des crimes , et qui ne sont
dans leur opinion qu'adresse , qu habileté , que
science du monde? Voilà ce qu'ils ne font jamais
entrer dans la recherche de leur vie ; et quand , selon
le devoir de notre ministère , nous voulons être
éclaircis là-dessus et qu'ils nous en rendent compte,
comment nous répondent-ils, et pour qui passons-
nous auprès d'eux?
Mais si, malgré nos soins , nous ne pouvons par-
venir à développer ce chaos, et si nous sommes enGn
obligés , après avoir pris les mesures convenables ,
de nous en rapporter à leur propre témoignage ; ils
ont un juge supérieur , qui de leur témoignage en
appellera au sien , ou plutôt qui, par son témoignage ,
les rendra témoins eux-mêmes de toutes leur-i ini-
quités. C'est lorsque , répandant sur eux un rayon
de sa vérité , il les éclairera de toutes parts , et qu'il
ne laissera rien de si obscur et de si secret qu'il ne
produise à la lumière. Vois, pécheur, vois ( c'est
ainsi qu'il leur parlera à chacun en particulier) , suis
par ordre tout le cours de tes années : en voilà devant
toi toutes les heures et tous les momens. Voilà, sans
y rien ajouter et sans y rien omettre, tout ce que
lu as pensé, tout ce que lu as dit, tout ce que lu as
4l2 SUR tE JUGEMENT
fait ; voilà cette passion qui t'a dominé et tous les
excès où elle t'a porté : voilà cet intérêt qui ta cor-
rompu , et toutes les usures, toutes les fourberies
qu'il t'a inspirées et que lu as exécutées : voilà cette
envie , ce ressentiment qui te dévoroit, et que lu as
mille fois satisfait aux dépens de la bonne foi , de
l'équité j de toute la compassion naturelle. En un
mot, te voilà toi-mPme, et il ne tient qu'à toi de le
considérer et de te contempler loi-méme. Mais non,
il ne tient plus proprement à loi. Car malgré loi je
te forcerai éternellement à te considérer de la sorte
et à te contempler toi-même: pourquoi? afin que
tu te haïsses et que tu te délestes éternellement toi-
même. Ainsi 5 dis-je , parlera le Seigneur ; et dites-
moi , mes frères , si vous le pouvez, quelle sera la
surprise de ce pécheur et son effroi, quand d'une
première vue il viendra tout à coup à découvrir cette
affreuse multitude de péchés oubliés , de péchés
ignorés , de péchés éloignés par la dislance des
temps, de péchés comptés pour rien et à peine re-
marqués, de péchés jusque-là ensevelis dans une
confusion de faits presque impénétrable; mais alors
tellement étalés devant lui et tellement rapprochés
de lui , que pas un ne sera soustrait à sa vue , et que
tous se montreront à ses yeux dans tout leur nombre
et toute leur difformité?
Ce n'est pas que dès cette vie plusieurs ne les con-
noissent : mais appliquez-vous à cet autre article , qui
s'étend encore plus loin. Nous connoissons nos dé-
sordres; mais par un défaut d'atlenlion qui ne nous
est que trop ordinaire, nous n'eu considérons ni les
DE DIEU. 4l3
circonslances , ni les dépendances , ni les consé-
quences , ni les effets , et de là nous ne nous accu-
sons qu'à demi. Or c'est surtout en cela que le juge-
ment de Dieu doit être le supplément du nôtre, eï
c'est ce que le Psalmiste comprenoit admirablement,
lorsqu'il disoit à Dieu : Appone iniquitatem super
iniquiiatem eorum (i); Ajoutez, Seigneur, ce que
vous savez qui a manqué à la confession qu'ils ont
faite de leurs iniquités , et tirez du fonds infini de
voire sagesse, laquelle voit tout, ce qui doit rendre
selon vous leur jugement complet : Appone iniqui-
tatem super iniquitatem. Car voilà , remarque le
chancelier Gerson , l'un des aveuglemens les plus
pernicieux dans la pratique et dans l'usage de la vie
chrétienne. On se juge et on se condamne : mais par
un malheureux secret d'abréger les choses, de dix
péchés qui ont été , pour ainsi dire , compliqués et
d'un enchaînement nécessaire entre eux , on n'en
avoue qu'un , et cela parce qu'on n'envisage que la
substance du péché dénuée de tout ce qui raccom-
pagne et de tout ce qui la suit.
On dit ; J'ai trop d'amour et trop de complaisance
pour ma personne; mais on ne dit pas que cet amour
de sa propre personne a été suivi d'un désir désor-
donné de plaire : mais on ne dit pas que pour plaire
on a méprisé toutes les lois de la modestie, n omet-
tant rien de ce que le luxe et la vanité ont pu y con-
tribuer; mais on ne dit pas que ce luxe et ce désir
de plaire ont fait naître dans autrui des passions cri-
minelles ; passions dont on s'est bien aperçu , que
(i) Ps. 68.
4l4 SUR LE JUGEMENT
l'on a excitées et qu'on a pris plaisir à faire croître,
bien loin d'en rompre le cours : mais on ne dit pas
que par \h on a été la ruine des âmes que l'on a fait
périr, et à qui l'on a servi de tentateur : Appone inî-
quitatem super iniquiialcm. On dit : J'ai eu ime
attache qui m'a engagé dans des conversations trop
libres; mais on ne dit pas que cette attache a refroidi
peu à peu et même entièrement éteint un amour
légitime et de devoir; mais on ne dit pas que cette
liberté de la conversation a suscité des querelles et
des jalousies dont la paix d'une famille a été trou-
blée ; mais on ne dit pas que cet engagement a éclaté
et scandalisé le public : Appone iniquitatem super
inîquiiatem. On dit : J'ai trop aimé le jeu ; mais on
ne dit pas que ce jeu , outre le crime d une vie oisive
qui n'en a pu être séparé , a fait abandonner les soins
les plus essentiels , a détourné des exercices de piété
et de religion , a donné un mauvais exemple à des
enfans, a autorisé des domestiques dans leur liber-
tinage , a empêché de payer ses dettes, a causé des
emportemens et des dépits contre Dieu même : Ap-
pone iniquitatem super iniquitatem» J'ai parlé , dit-
on , peu charitablement de mon prochain ; mais on ne
dit pas qu'en parlant de la sorte ou a perdu ce pro-
chain d honneur et de crédit; mais on ne dit pas
que cette médisance a été un obstacle à sa fortune ;
mais on ne dit pas qu'on a parlé pour se venger
d'une injure qu'on prétendoit avoir reçue : on ne le
dit pas , et peut-être ne se l'est-on jamais dit à soi-
même. Mais Dieu vous le dira , et c'est ainsi que dans
son jugement il mettra iniquité sur iniquité; c'est-
DE DIEU. 4ï^
à-Jire, qu'outre celles que nous avons connues, il
nous présentera celles ou que nous n'avons jamais
observées , ou que nous avons oubliées : Appone
iniquitatem super inic/uitatem.
Je dis que nous avons oubliées , car nous en per-
dons facilement la mémoire. Mais Dieu, qui se trou-
vera intéressé à réveiller ce souvenir et à le perpétuer,
le rendra fixe et immuable : comment cela? en nous
appliquant la lumière de son entendement divin ,
par oi^i ces mêmes crimes lui sont toujours présens ,
et en nous l'appliquant avec des traits si marqués,
qu'il ne sera jamais en notre pouvoir de les effacer.
Lumière divine , prenez garde , s'il vous plaît, qui
pour cela est comparée par le Saint-Esprit, non pas
à la parole, niais à l'écriture. Lingua mea calamus
scrihœ çelociier scrihentis (i). Ma langue, disoit le
Prophète , lorsqu'elle exprime les pensées de Dieu ,
est semblable à la plume d'un écrivain. Que vouloit-il
dire? Similitude admirable , répond saint Jérôme !
Parce que de même qu'un écrivain forme des carac-
tères qui demeurent , qui se conservent des siècles
entiers , et qui représentent toujours à l'œil ce que
d'abord ils lui ont fait voir, au lieu que la langue
ne forme que des paroles passagères qui cessent
d'être à l'instant qu'elles sont prononcées : aussi la
lumière de Dieu a-t-elle un être permanent ; de
sorte que , lorsqu'une fois elle sera imprimée dans
nos esprits comme Dieu l'y imprimera , nous ne pour-
rons plus perdre l'idée des sujets de notre condam-
nation , et nous les verrons éternellement écrits dans
Cl) Ps. 44.
^i6 SUR LE JUGEMENT
Dieu même : Lingua mea calamus scrîhœ velocitêT
scribentîs. El voilà , mes frères , dit eainl Bernard ,
ce que Dieu vouloit nous déclarer dans ce passage du
Deuléronome , quand, après avoir fait le dénombre-
ment des péchés de son peuple , il concluoit ainsi :
Nonne hœc condita sunt apud me , et signata in
ihesaun's mcis? (i) Tout cela n'esl-il pas comme en
réserve chez moi, et tout cela n'est- il pas comme
scellé dans les trésors de ma justice? Voyez-vous,
chrétiens , la conduite de Dieu à notre égard? Si , par
un esprit de pénitence, nous conservions maintenant
le souvenir de nos désordres, les ayant toujours de-
vant les yeux , et les repassant dans l'amertume de
nos âmes , tout désordres qu'ils auroient été , nous
nous en ferions devant Dieu un trésor de miséri-
corde : mais parce que nous les laissons volontaire-
ment échapper, Dieu les ramasse, et nous en fait
un autre trésor , qui est ce trésor de colère dont a
parlé l'Apôtre. Trésor qu'il nous ouvrira dans le
grand jour de la manifestation. Trésor où il mettra
le sceau , afin que jamais ni la négligence, ni l'oubli
même involontaire n'y puissent donner la moindre
atteinte , et que malgré nous notre esprit se trouve j
pour ainsi dire, toujours saisi de la connoissance de
nos propres actions : Nonne hœc condita sunt apud
me, et signata in ihesauris meis?
Voilà ce qui concerne les erreurs de fait : mais i!
en est d'autres que jappelle erreurs de droit. JiQ
effet, l'extrémité de notre misère est que nous errons
même dans les principes j et que , par un renverse-
(0 Deut. 32.
ment
DE DIEU. 417
ment qui se fait en nous aussi bien de l'homme rai-
sonnable que de l'homme chréiien , nous nous for*-
mons des consciences que noire raison , pour peu
épurée et pour peu exacte qu'elle soit , ne peut s'em-
pêcher de contredire : réglant nos devoirs par nos
intérêts ; opinant et décidant sur nos obligations
selon le mouvement de nos passions; nous en rap-
portant à notre sens particulier au préjudice des
saintes lumières que la religion nous fournit ; quali-
fiant les choses comme il nous plaît ; traitant de baga-
galelles et de riens ce qui est essentiel au salât; ne
jugeant de ce qui est criminel que par rapport aux
idées du monde, c'est-à-dire, ne comptant pour
criminel selon Dieu , que ce qui l'est selon le monde ;
nous figurant honnête et permis tout ce qui est au-
torisé par l'usage du monde ; au lieu de combattre
le monde par notre foi, accordant notre foi avec le
monde, et par là même l'anéantissant et la détruisant.
Mais Dieu, chrétiens, viendra par son jugement
reciifier tous ces faux principes, dissiper toutes ces
illusions , réformer toutes ces consciences , et ce sera ,
dit-il , lorsqu'après nous avoir laissé prendre notre
temps , il prendra le sien : Cùm accepero tempus (i).
Ces consciences dont nous nous étions assurés et sur
lesquelles nous nous reposions , il nous les fera pa-
roîlre pleines d'injustice, de préoccupation, de mau-
vaise foi, et comme telles il les réprouvera. Dès
celte vie , il nous avoii suffisamment pourvus de
règles pour nous obliger à les réprouver nous-mêmes.
Car nous n'avions qu à les confronter avec la pureté
TOME YII, :2 7
4l8 SUR LE JUGEMENT
de sa loi; nous n'avions qu'à les soumeilre aux ju-
gemens de ceux qu'il avoii établis dans son Eglise
pour nous conduire ; nous n'avions qu'à les comparer
avec les premiers jugemens que nous faisions autre-
fois du bien et du mal , avant que notre raison fût
pervertie et obscurcie par le péché : mais parce que
nous n'avons rien fait de tout cela , et qu'emportés
par l'esprit du monde , nous avons toujours voulu
suivre ces consciences erronées : Dieu , pour nous
confondre , leur opposera la sainteté , l'intégrité ,
l'incorruptibilité de son jugement. Et qu'aurons-nous
autre chose , mes frères , à lui répondre , que de
faire en sa présence le même aveu que Job , et de le
faire encore avec plus de sujet que ce saint homme:
Vcrè scio cjubd ita sit , et qubdnon justifie etur ?wmo
compositus Deo (i). Ah ! on nous le disoit , et nous
l'éprouvons, Seigneur, que vos vues sont bien dif-
férentes des nôtres et bien au - dessus des nôtres.
Nous pouvions nous justifier à nos yeux , mais nous
ne l'étions pas pour cela devant vous ; et c'est même
pour nous être tant justifiés à nos yeux , que nous
devenons devant vous plus criminels. Ou plutôt ,
mes chers auditeurs , sans rien répliquer et sans rien
dire, qu'aurons-nous à faire autre chose, que de
demeurer dans un triste et morne silence , confus,
interdits , effrayés , apercevant partout les titres d'une
juste et affreuse réprobation, et ne pouvant les dé-
guiser , ne pouvant les éluder , ne pouvant les détruire
ni les réfuter , parce que nous ne pourrons éteindre
celle lumière éternelle de la vérité qui nous percera
(i)Jûb. 9.
DE DIEU. 419
le toutes parts , et nous retracera incessamment
l'odieuse peinture de nous-mêmes.
Je serois infini , si , pour raccomplissemenl de
mon dessein et pour la conclusion de cette première
partie , je voulois maintenant dans une nouvelle
image vous exposer comment Dieu, vérité toujours
infaillible , non content de nous faire connoître à
nous-mêmes pour nous détromper de nos erreurs,
nous fera encore connoître aux autres pour con-
fondre nos hypocrisies. Hypocrisie , caractère de
notre siècle , ou , pour mieux dire , caractère de tous
les siècles oii le libertinage a régné , puisque le liber-
tinage , quelque déterminé qu il puisse être , ne se
soutiendroit jamais s'il ne se couvroit du voile de la
religion ; hypocrisie , compagne inséparable de 1 hé-
résie, et qui as fomenté toutes les sectes, puisqu'il
n'y en a pas une qui ait osé se produire sans être
revêtue des apparences d'une spécieuse réforme •
hypocrisie, qui, sous prétexte de perfection, vas à
la destruction , et qui , sous ombre de ne vouloir
rien de médiocre dans le culte de Dieu , anéantis vi-
siblement , quoiqu'insensiblement, le culte de Dieu;
hypocrisie , qui , sous l'austérité des paroles , caches
les actions les plus basses et les plus honteuses , et,
qui , sous le masque d'une fausse régularité , insultes
à la véritable et solide piété; hypocrisie, qui, par
un raffinement d'orgueil déguisé sous le nom de zèle,
condamnes tout le genre humain, fais de la médi-
sance une vertu, n épargnes pas les puissances éta-
blies de Dieu et n'as de charité pour personne ; hy-
pocrisie, qui , pour parvenir à les fins, remues toutes
2"^ .
/^20 5LÎK LE JUGEMENT
sortes (le ressorts, formes loiiics sortes J'inlrignes,
emploies toutes sortes de moyens, ne irouvant rien
d'injuste dès qu'il te peut être utile , rien qui ne
soil permis dès qu'il sert à ton avancement et à ton
progrès : c'est- là , c'est à ce tribunal que tu compa-
roîiras , et que Dieu , pour 1 honneur de la vérité ,
révélera toute ta honte. Lui-même il nous le dit ,
mais avec des expressions dont j'aurois peine à user ,
si elles n'étoienl consacrées. Oùtendam gentihus
nudiiatem tuam y et regnis ignominiam tuam (i);
Oui , je découvrirai à toute la terre ton opprobre ,
c'est-à-dire , tes artifices , tes fraudes , tes impos-
tures , tes cabales, tes abominations d'autant plus
ignominieuses pour toi , qu'elles auront été plus se-
crètes pour le monde : Ostendam ; tout cela sera
connu, et par là non -seulement je me satisferai,
mais je satisferai tout l'univers. Tu séduisois les
peuples , lu leur en imposois , lu te les attachois par
«ne vaine montre de probité, de simplicité , de sé-
vérité ; tu recevois leur encens , et tu te repaissois
de leurs éloges. Or , je produirai au grand jour tous
ces mystères d'iniquité et toute celte turpitude. On
la verra , et tu auras à soutenir les regards de tous
ceux que tu as trompés : Ostendam gentihus nudi-
tatem tuam , et rcgnis ignominium tuam. Voilà ,
chrétiens , la menace , et jugez de l'effet. Que dis-je,
el qui peut l'imaginer et le concevoir? Je vous le
demande : qui peut concevoir de quelle confusion
seront couverts loul-à-coup et accablés , tel peut-
être et telle qui sont ici présents ; qui , portant an
(i) Nuhum. 3.
DE DIEU. 421
fond de leur cœur de quoi les dlffaïner , lèvent la
tête néanmoins avec plus de confiance et plus d'or-
gueil; qui , dans un moment, se tiendroienl perdus
sans ressource , si ce qu'ils cachent avec tant de
soin et sous de si beaux dehors , venoit à être su , non
pas du public , mais seulement de cette personne en
particulier ou de cette autre ; qui ne trouveroient
point alors d'assez épaisses ténèbres ni de retraite
nssez profonde oii se précipiter et s'abîmer ? ah ! je
le répète , et qui peut penser quelle sera pour eux.
l'ignominie de cette révélation authentique et solen-
nelle oii ils se verront comme donnés en spectacle à
toules les créatures intelligentes; où tout ce qu'il y
aura eu de plus lâche , de plus indigne , de plus
malin , de plus sale et de plus corrompu dans leurs
sentimens, dans leurs déguisemens , dans leurs me-
nées et leurs fourberies, dans leurs plaisirs et leurs
])rutales voluptés, sera lire des ombres qui l'enve-
loppoient et mis sous les yeux de tous les hommes;
où 5 devenus les objets du mépris le plus général ,
ils seront surtout témoins de la surprise et de l'indi-
gnation de ceux qu'ils auront trompés; de ceux qui
les croyoienl tels qu'ils paroissoient et qu'ils s'étu-
dioient de paroîlre , droits , sincères, désintéressés.,
réglés, vertueux , honnêtes; mais qui commenceront
à les connoître tels qu'ils éloient , sans foi , sans re-
tenue , sans pudeur , sans charité, sans équité , sans
religion? Je ne puis vous donner d idée parfaite de
coite infamie , et rien de tout ce qui se passe dans le
monde n'en peut approcher. Vn homme est décrié
sur la terre et noté : mais il disparoît; mais il li'ea
422 SUR LE JUGEMENT
est flétri que dans une société , que dans un quartier,
que dans une certaine contrée ; mais la tache enfin
s'efface avec le temps : au lieu que l'hypocrite dé- \
masqué à ce jugement redoutable , sera forcé malgré
lui de demeurer en vue , que l'image de son hypo-
crisie sera gravée dans tous les esprits , et qu'éter-
nellement cette image et sa honte subsistera.
Le remède , mes frères , et le plus assuré préser-
vatif que nous ayons et dont nous puissions présen-
tement nous servir , c'est d'être de bonne foi avec
nous-mêmes pour travailler à nous bien connoître ,
et de l'être avec les autres pour pouvoir aussi sincè-
rement nous faire bien connoître à qui nous le devons,
je veux dire , aux ministres de la pénitence. Connois-
sons-nous nous-mêmes , afin de nous remplir d une
sainte haine de nous-mêmes , et de nous exciter à
la réformation de nous-mêmes. Et faisons-nous bien
connoître aux médecins spirituels de nos âmes, afin
qu'ilspuissent mieux nous traiter, et qu'ils s'appliquent
avec plus de fruit à la guérison de nos infirmités.
Essuyons à leurs pieds et avec toute l'humilité chré-
tienne une confusion particulière et salutaire. De-
mandons à Dieu qu'il répande sur eux et sur nous
sa vérité , et souhaitons que ce soit cette souveraine
vérité qui nous conduise par leur ministère. Sans
cela, nous avons tout à craindre de cette vérité infall-
liblequerien ne trompera, et de cette équité inflexible
que rien ne corrompra, comme il me reste à vous
faire voir dans la seconde partie.
DE DIEU. 4-3
DEUXIÈME PARTIE.
11 y a une loi rigoureuse de justice , et nous ne
pouvons douter que cette loi ne soit dans Dieu, pour
corriger un jour les relâchemens et les abus infinis
de notre amour-propre. Quelque lumière que nous
ayons , chrétiens , pour faire le discernement inté-
rieur de nos consciences dont je viens de vous parler,
rarement avons -nous le courage qui seroit néces-
saire pour procéder contre nous-mêmes , pour nous
traiter aussi sévèrement que nous nous sommes sin-
cèrement et véritablement connus. Nous nous con-
damnons (prenez garde, s'il vous plaît , à ces trois
pensées auxquelles je réduis toute cette seconde
partie), nous nous condamnons, mais en même
temps nous nous faisons grâce , et nous voulons
qu'on nous ménage jusque dans le tribunal le plus
saint où nous nous soumettons à être jugés, qui est
celui de la pénitence. Nous nous reconnoissons pé-
cheurs devant Dieu , mais en même temps nous con-
sidérons ce que nous sommes selon le monde , et
nous prétendons qu'on y doit avoir égard , tirant
un avantage secret de la qualité de nos personnes
et de la diilérence de nos conditions. Nous nous
avouons coupables et punissables , mais en même
temps nous nous alléguons à nous-mêmes notre foi-
blesse , ou plutôt notre délicatesse que nous croyons
devoir épargner , et pour laquelle nous exigeons des
autres qu'ils aient de la condescendance et de la
douceur. Trois effets de l'amour de nous-mêmes;
trois désordres qui entretiennent l'impénitence des
4^4 SUR LE JUGEMENT
hommes tin siècle dans le cours de la vie ; trois re-
lâchemens de l'espril chrétien , à quoi il faut que
l'équité inflexible du jugement de Dieu serre de
correctif, et voici comment. Car Dieu, mes chers
auditeurs , nous jugera sans nous faire grâce ; il nous
jugera, non-seulement sans distinguer nos qualités ,
mais les employant contre nous-mêmes ; il nous ju-
gera sans consulter notre délicatesse , et il fera même
de notre délicatesse le sujet principal de la rigueur
de son jugemenl. Encore un moment de réflexion.
Nous nous faisons grâce en nous jugeant , et Dieu
ne nous fera nulle grâce. Voilà de tous les points
de la religion , celui qui nous paroît le plus terrible ,
et qui néanmoins est le mieux établi. Car , c'est
ainsi que le Saint-Esprit a défini en propres termes
le j ugement de Dieu : Judiciiim sine misericordiâ ( i );
un jugement sans miséricorde : pourquoi ? pour l'op-
poser à notre miséricorde pernicieuse dont nous
aurons usé dans les jugemens que nous faisons de
nos personnes. Telle est en eflel , chrétiens , la
fausse maxime qui nous préoccupe : parce qu'il
s'agit de nous-mêmes , nous croyons avoir un droit
naturel de nous juger favorablement ; et c'est au
contraire pour cela que nous ne saurions y apporler
un zèle trop rigide. S'il éloil question de juger les
autres , ce seroit par ce principe de bénignité qu'il
s'y faudroit prendre, et à peine y auroit-il quelque
danger de la porter trop loin et d'en abuser. Mais
dès que nous sommes nous-mêmes nos jugfs, le
grand écueil à éviter , c'est cet esprit de douceur
. (i) Jacob. 2.
DE DIEU. 425
<Dt de modération que l'amoiir-propre nous inspire ,
et qu'il ne manque jamais d'autoriser de mille pré-
textes spécieux. Voilà cependant où nous allons tou-
jours. Nous voulons que les prêtres , qui sont les
lieutenans de Dieu et qui président de sa part à ce
jugement secret de nos âmes dans le sacrement de
la pénitence , deviennent en cela les complices de
notre lâcheté. A force d'être indulgens comme nous
le sommes envers nous-mêmes , nous les obligeons
en quelque sorte à le devenir , c'est-à-dire , à nous
accorder ce qui nous est commode et à nous dis-
penser de ce qui nous mortifie : et il arrive tous les
jours, par une prévarication indigne , mais qui est
celle de notre siècle , que lors même que nous nous
scandalisons en général de la trop grande facilité
des ministres de l'Eglise , nous l'entretenons en par-
ticulier par cent manières artificieuses dont nous
nous servons pour les faire entrer dans nos pensées
et dans nos intérêts; et que ne trouvant point pour
autrui de confesseurs assez sévères , nous en formons
pour nous-mêmes de plus indulgens et de plus ac-
comraodans. Car de là vient l'espèce de nécessité
où nous les mettons de garder avec nous tant de
mesures , d'imaginer tant d'adoucissemens, de cher-
cher tant de tempéramens , et cela au préjudice de
la sainte fonction qui leur est confiée , et qu'ils n'ont
pas la force de soutenir, parce que nous en avons
trop pour arrêter leur zèle et pour l énerver.
Mais Dirn , chrétiens , qui est le premier juge ,
et au tribunal duquel, non-seulement nos crimes ,
mais les jugcmens de nos crimes doivent être lap-
4^6 SUR LE JUGEMENT
portés, confondra tout cela par ce jtigement suprême
dont le caractère est d'être sans miséricorde : Judi-
cium sine misericordiâ. La raison est , dit saint
Augustin , que ce sera la seule justice alors qui
agira ; elle agit dès à présent , mais elle n'agit pas
toute seule , ou plutôt c'est la miséricorde qui agit
par elle et dans elle : car celte justice même que
Dieu exerce contre nous dans la vie , est souvent
ime de ces miséricordes les plus spéciales ; puisqu'il
est certain que Dieu ne nous punit point en ce
monde précisément pour nous punir , mais qu'il ne
nous punit que pour nous convertir , que pour nous
sanctifier , que pour nous instruire , et qu'ainsi ses
châtimens , dans les principes de la foi, sont des
bienfaits et des faveurs. Mais dans son jugement il
n'écoutera que sa justice , il ne suivra que sa jus-
tice i il n'aura égard qu'aux droits de sa justice ,
parce que nous aurons négligé les dons de sa misé-
ricorde , et que nous en aurons épuisé toutes les
sources. Je dis plus , sa miséricorde négligée , mé-
prisée , outragée , ne servira qu'à aigrir sa justice :
et par oii ? par le témoignage qu'elle rendra contre
nous, bien loin de s'intéresser pour nous ; Jiidicium
sine misericordiâ.
Ah ! chrétiens , que nous serviront alors ces grâces
prétendues que nous aurons comme extorquées des
vicaires de Jésus-Christ ; ces condescendances qu'ils
auront eues pour nous , de quel usage nous seront-
elles ? Dieu les ratifiera-t-il ? conformera- t- il son
jugement au leur ? ce qu'ils auront délié sur la terre ,
le déliera- 1- il dans le ciel? le pouvoir des clefs qu'il
DE DIEU. 427
leur a donné va-t-il jusque - là ? Non , non , mes
chers auditeurs , cela ne peut être. Dieu veut bien
qu'ils soient des ministres de miséricorde , mais d'une
miséricorde sage et ferme , et non point d'une mi-
séricorde aveugle et molle ; mais d'une miséricorde
qui retranche les vices et les habitudes criminelles ,
et non point d'une miséricorde qui les flatte et qui
les fomente ; mais d'une miséricorde qui mette à
couvert sa cause et l'honneur de son nom , et non
point d'une miséricorde qui l'outrage et le désho-
nore : car une telle miséricorde , une miséricorde
foible , timide , disposée à tout accorder , ne sauvera
pas le pécheur et perdra le ministre : tellement que
l'un et l'autre ne doit s'attendre de la part de Dieu
qu'à un jugement sans miséricorde : Judicium sine
misericordiâ.
Autre abus qui résulte de celui - ci. Nous tirons
avantage de nos qualités ; et parce que nous nous
voyons dans des rangs de naissance et de fortune
que le monde respecte , nous voudrions que Dieu
nous respectât aussi ; et nous le prétendons si bien
que quand les substituts de sa justice , qui sont les
prêtres de la loi de grâce , entreprennent de nous
juger selon les règles communes et générales du
christianisme que nous professons , nous le trouvons
mauvais; exigeant de leur discrétion qu'ils ne nous
confondent pas avec les âmes vulgaires , et mesurant
leur prudence par la distinction qu'ils font de ce que
nous sommes : n'est-ce pas ainsi que les choses se
passent entre les ministres de la pénitence et nous ?
Mais voyons comment elles se passeront devant
428 SUR LE JUGEMENT
Dieu. Si je vous disois que l'un des lilres dont Dioiî
se glorifie davanlage dans l'Ecriture , est d'être un
Dieu sans égard aux conditions des hommes ; que
c'éloit la louange particulière que les pharisiens
mêmes altribuoient à Jésus -Christ , confessant en
sa présence que dans les jugemens qu'il porloit il
De considéroit point les personnes : Non enini res-
picis personam hominum (i) ; et qu'en ell'et , jus-
qu'au sujet de sa mère, c'est-à-dire , de la plus
auguste de toutes les créatures , cet homme - Dieu
s'est hautement déclaré tel, ne l'ayant jamais ékwée
dans le monde , et pour lui donner place dans sa
gloire , ne l'ayant jamais partagée selon sa dignité,
mais selon ses mérites et ses oeuvres : Laudenl eam
opéra ejus (2). Si je vous le disois , je ne vous dirois
que ce que vous avez cent fois entendu , et cela seul
devroit renverser toutes vos prétentions imaginaires,
fondées sur la différence de vos états ; mais je vous
dis aujourd'hui quelque chose de plus fort ; et quoi ?
c'est que la différence de vos conditions et de vos
états, bien loin de vous être avantageuse , est jus-
tement ce qui rendra Dieu plus sévère et plus infle-
xible contre vous. Qui nous l'apprend? lui-même,
par ces paroles de la Sagesse , que vous devriez
écouter comme autant de tonnerres , et qui ont fait
la conversion de tant de grands du monde : Audile
ergb i^os qui continetis muUitudincs , et placeiis
vohis in iurhis nationurn : quia liorrendc et cita
apparchit vohis : quoniam judicium durissimum his
qui prœsunt (3) ; Sachez donc , vous qui commandez
(i) Matlh. 22. — (2) Prov. 3i. — (.'^) Sap. 6.
DE DIEU. 4-9
ïiux nations el qui vous plaisez dans la foule des
peuples où vous êtes honorés , sachez que ce Dieu
de majesté se montrera bientôt à vous , mais d'une
manière qui vous doit saisir de frayeur : car , pour
ceux qui sont dans l'élévation , il ne peut y avoir
qu'un jugement inexorable et rigoureux ; Quuniam
judicium durissimum Jiis qui pTœsunt. De vous en
marquer les raisons , ce seroit un soin superflu ,
puisque votre expérience vous les fait assez voir : ce
mépris de Dieu dans lequel vivent les grands de la
terre , cet oubli de leur dépendance , cette ostenta-
tion de leur pouvoir , et , sans parler du reste, cette
dureté de crenr envers ceux qui leur sont soumis ,
ne justifie que trop la Providence sur la sévérité
avec laquelle Dieu les jugera.
Quoi qu'il en soit , voilà l'arrêt que la Sagesse
éternelle a prononcé. Exiguo conceditur miseri-
cordia ; patentes autem patenter tormenta patien-
iur ( I ) : S'il doit y avoir de la douceur dans le
jugement de Dieu , c'est pour les foibles et pour les
petits; mais les grands et les puissans du siècle , à
proportion de leur grandeur , y doivent être plus
rudement frappés. Je me suis donc trompé , quand
j'ai dit que Dieu ne distingueroit point nos qualités.
Ah î mes chers auditeurs , vous paroîtrez encore
dans son jugement tout ce que vous êtes, et vous
y porterez toutes les marques de ces dignités écla-
tantes dont vous aurez été revêtus ; mais c'est ce qui
allumera la colère de Dieu , et ce qui lui fera lancer
sur vos têtes de plus terribles analhêmes. Votre
(i) Sap. 6.
43o SUR LE JUGEMENT
souhait , alors , sera que Dieu voulût bien ne vous
point distinguer, et qu'il vous jugeât eomme les
derniers des hommes ; mais c'est ce que la loi invio-
lable de son équité ne lui permettra pas ; il faudra ,
malgré vous , que vous soyez jugés en grands , parce
qu'il faudra que vous soyez punis de même : ainsi
l'ont été les Pharaon , les Balthazar , les Antiochus;
ils étoient princes , et voilà pourquoi Dieu , dans
l'Ecriture , a fulminé contre eux des arrêts qui nous
font encore frémir : or , vous devez compter que
leur destinée sera la vôtre , et que , vivant comme
eux , ce qui s'est accompli dans eux s'accomplira
infailliblement en vous: pourquoi? parce que la loi
est sans exception : Quoniam judicium durissimum
his (jui prœsunt.
Troisième et dernier a])us : nous nous supposons
délicats ; et parce qu'il nous plaît de l'être , nous
nous faisons un droit et même une obligation de
nous épargner , et ce qui est selon Dieu lâcheté et
impénitence , nous l'érigeons en devoir. Non-seu-
lement nous nous ménageons sans scrupule , mais
nous nous ferions volontiers un scrupule de ne nous
ménager pas ; et quoi que l'Ecriture nous dise de
cette nécessité indispensable de crucifier sa chair
et ses sens , nous nous prévalons de la plus légère
incommodité et du moindre besoin que nous sentons
ou que nous croyons sentir : encore si cette délica-
tesse ne s'étendoit qu'à certaines pratiques volon-
taires de la pénitence chrétienne, et à certains exer-
cices de notre choix et moins expressément ordon-
nés; mais ce qu'il y a de bien déplorable, c'est qu'on
DE DIEU. 43l
s'en sert comme d'une dispense universelle à l'égard
des observances même les plus étroites et des pré-
ceptes les plus communs et les plus formels. Absti-
nences et jeûnes , ce sont des commandemens qu'on
lient impraticables ; et si les ministres de l'Eglise ,
dépositaires de ses lois et chargés de les faire ob-
server , veulent entrer là-dessus dans une sérieuse
discussion , et ne s'en rapportent pas d'abord à nous ,
on les regarde comme des gens indiscrets et peu
versés dans 1 usage ordinaire de la vie. De quoi ils
ont encore plus lieu de gémir , c'est que ce sont les
riches et les opulens du siècle qui font plus valoir leur
prétendue délicatesse , comme si l'abondance où ils
vivent alléroit leurs forces , et qu'au milieu de tout
ce qui peut flatter le corps et l'entretenir , ils fussent
absolument hors d'état de supporter ce que d'autres,
dans des conditions laborieuses , soutiennent avec
constance et avec fidélité.
De là nul soin de satisfaire à Dieu, mais Dieu néan-
moins doit être satisfait , et veut être satisfait. Que
fera-t-ii donc? parce que notre délicatesse nous aura
empêchés de le satisfaire, il se satisfera lui-même par
l'équité incorruptible de son jugement. Mais dans un
jugement si équitable, celte délicatesse que nous
alléguons ne sera-t-elle pas une excuse légitime ?
Chose étrange , mes chers auditeurs , que l'homme
veuille se justifier devant Dieu, par cela même pour
quoi Dieu se prépare à le condamner , et que sa té-
mérité aille jusqu'à ce point , de se couvrir de son
propre désordre pour se dérober au juste châtiment
qui lui est dû ! car nous nous fondons sur n<jlre
43-2 SUR LE JUGEMENT
délicalcsse pour nous rassurer contre le jugement de
Dieu , et c'est sur noire délicatesse même que Dieu
nous jugera: comment? en nous reprochant, ce qui
n'est que trop réel et que trop vrai , et en nous faisant
voir que c'ëioit une délicatesse atrcclée, que c'étoit
une délicatesse outrée, par conséquent que c'étoit une
délicatesse criminelle, et que bien loin de modérer
l'arrêt de notre condamnation , elle en doit d'autant
plus augmenter la rigueur , qu'elle aura été la source
de plus de péchés, et qu'en même temps elle nous
aura servi de prétexte pour nous décharger de toute
peine et de toute réparation.
Aussi , chrétiens , écoulez le formidable arrêt que
le Seigneur a prononcé dans l'Ecriture , et qu'il pro-
noncera encore plus hautement et avec plus d éclat :
Quantum, in deliciisfuit, tantùm date illl iormen-
tum (i); Que l'oisiveté, la paresse, les aises et les plai-
sirs de la vie, soient la règle et la mesure de la damna-
tion et du tourment: car c'est ainsi qu'il exterminera
comme autrefois , et bien plus même qu'autrefois ,
tous les efféminés d'Israël; c'est ainsi qu'il se tournera
contre eux, et qu'il se dédommagera avec usure de
la satisfaction volontaire qu'il aitendoit de leur part ,
et qu'ils lui auront refusée : Ahstulit effeminalos
de terra (li).
Sur cela , mes chers auditeurs , je finis par un avis
important que j"ai à vous donner , mais qui pourroit
être pour vous un scandale, si vous et moi nous ne
le prenions dans le vrai sens où il doit être entendu.
Car je vous dis : Aimez-vous vous-mêmes , mes
(i) Apoc. lo. — (a) 3. Reg. i5.
frères?
DE DIEU. 433
frères , et , si vous voulez , aimez votre chair , j'y
consens , ce n'est point précisément l'amour de vous-
mêmes , ni l'amour de votre corps que Dieu con-
damne , puisque personne , selon la parole du Saint-
Esprit j ne hait proprement sa chair : Nemo carnem
suam odio hahuit (i). Aimez-la donc , encore une
fois , cette chair , mais aimez-la d'un amour solide
et chrétien , et non d'un amour terrestre et déréglé ;
c'est-à-dire , aimez-la pour l'autre vie et non pour
celle-ci : de tous les maux épargnez-lui le plus grand,
qui est le supplice éternel dont elle est menacée , et
où votre mollesse la conduit. Or , vous ne l'aimerez
jamais de cet amour sage et véritable qu'en la haïssant
dans ce monde : je veux dire , qu'en l'affligeant , qu'eu
îa renonçant , qu'en la soumettant, qu'en arrêtant ses
révoltes, qu'en réprimant ses appétits , qu'en l'immo-
lant et la sacrifiant. Ce langoge lui semble dur et elle
y répugne; je le sais et je ne m'en étonne pas , puis-
qu'il s'agit de la dompter et de la crucifier avec tous
ses désirs sensuels. Mais combien mille fois lui sera
plus dure cette sentence que Dieu prononcera contre
elle : Allez au feu , et au feu éternel : Discedite in
ignem œternum (2). Hé quoi! mondain voluptueux,
femme idolâtre de votre chair , vous l'aimez , cette
chair , et vous l'exposez au coup le plus sensible et
ie plus accablant dont elle puisse être frappée ! vous
l'aimez et vous l'exposez à des flammes allumées du
souffle môme de Dieu! vous l'aimez, et vous l'exposez
à une éternité de sou fTrances, et de quelles souffrances !
Yoilà ce que j'appelle l'amour , non-seulement le plus
(1) Ephfs. 2. — (2) JVIaUb. a5.
TOME vn, 28
434 SUR LE JUGEMENT DE DIEU,
aveugle, mais le plusinsensé; voilà ce qui me touche
pour vous d'une compassion d'autant plus vive , que
je vous vois plus amateurs de vous-mêmes , et plus
susceptibles des moindres impressions de la douleur.
Traitons-nous maintenant , mes chers auditeurs ,
iraitons-nous avec toute la sévérité évangélique, si
nous voulons que Dieu, dans son jugement, nous
traite avec toute sa bonté paternelle; ne nous faisons
grâce sur rien , afin qui! nous fasse grâce sur tout ;
armons-nous contre nous-mêmes d'une inflexible
équité, afin qu'il ne prenne à notre égard que des
senlimens de miséricorde ; préservons-nous de son
jugement par le nôtre ; et parce qu'il faut nécessai- l
rement paroître au jugement de Dieu , lâchons, par
la rigueur du nôtre, de mériter ce jugement de faveur
qui mettra les élus de Dieu dans la possession d'une
félicité éternelle , que je vous souhaite , etc.
TABLE DES SERMONS,
AVEC L'ABRÉGÉ DE CHAQUE SERMON.
Wota. Le premier chiffre marque la page où commence l'arlicle que
l'on abrège , et le second , la page où ce même article finit.
Sermon pour le treizième dimanche après la Penie-^
côte , sur la Confession , pag. i .
Sujet. Dès qu'il eut aperçu ces lépreux , il leur dit : Allez ;
faites vous voir aux prêtres. Ces lépreux gue'ris et obligés de
se montrer aux prêtres , nous représentent les péclienrs appe-
lés au tribunal de la pénitence pour y confesser leurs péchés ,
et y être absous. P. i , 5.
Division. Par rapport au passé, la confession est le moyen le
plus efficace et le plus puissant que la Providence nous ait
fourni pour effacer le péché; i.'*' partie. Et par rapport à l'ave-
nir , la confession est le préservatif le plus infaillible et le plus
souverain pour nous garantir des rechutes dans le péché; 2.*
partie. P. 3 , 4-
I."^*^ Partie. Par rapport au passé, la confession est le
moyen le plus efficace et le plus puissant que la Providence
nous ait fourni pour effacer le péché. D'où tire-t-elie cette
vertu? I. De la volonté ou du don dé Dieu; 2. d'elle-même
et de son propre fonds. P 4 ? 5.
I. De la volonté ou du don de Dieu. Un moyen de péni-
tence et de salut n'est efficace qu'autant que Dieu veut l'ac-
cepter. Or, il a voulu et il veut accepter pour la rémission
des péchés , la confession ; en quoi Dieu fuit surtout paroître
deux de ses divins attributs : sa grandeur et sa bonté. Sa gran-
deur, remettant le péché en souverain, et sans observer avec
nous toutes les formalités d'une justice rigoureuse. Il lui
suffit que nous nous reconnoissions coupables ; sa bonté
exigeant de nous si peu de chose , et se contentant , pour nous
28.
436 TABLE ET ABRÉGÉ
pardonner, du simple aveu de notre péché, et du repentir
de notre coeur. Mais , dit-on , c'est à un homme qu'il faut
faire cet aveu : il est vrai , c'est à un homme, mais à uu
homme tenant la place de Dieu, et le ministre des miséri-
cordes de Dieu. E.st-ce donc là une condition si difficile eu
égard à la grâce que nous obtenons ? P. 5— 1 1.
2. D'elle-même et de son propre fonds. Car la confession
du péché fait trois choses les plus capables de gagner le cœur
de Dieu j i. elle humilie le pécheur, et par là lui arrache jus-
qu'à la l'acine du péché, qui est l'orgueil. Différence entre
l'esprit de l'hérésie et l'esprit de la vraie religion. Comme
l'esprit de l'hérésie est un esprit d'oriiueil, il n'a pu souffrir
la confession des péchés aux prêtres. D'ailleurs, illusion de
ceux qui fuient la confession par la honte qu'ils y trouvent,
et de ceux qui vondroient ôter cette honte aux péuitens.
2. La confession excite en nous la douleur et la contritioa
du péché j car nous ne comprenons jamais plus vivement la
malice du péché , que lorsque nous en faisons la déclaration
au tribunal de la pénitence. Hors de là nous n'y pensons pas ,
ou nous n'y pensons qu'à demi ; 5. enfin il ne tient qu'à
nous que la confession ne commence déjà à expier la peine
du péché, et qu'elle ne nous serve de satisfaction pour le
péché. Car dès qu'elle nous est pénible , et que nous y sen-
tons une répugnance qui nous coûte à surmonter, nous pou-
vons nous en faire un mérite auprès de Dieu. Aussi saint
Auîbroise n'a pas craint de dii e que la confession du péché
est l'abrégé de toutes les peines ordonnées de Dieu contre
le péché: Omnium pœnarum compendium. Explication de cette
parole. P. 1 1—22.
11.^ Partie. Par rapport à l'avenir , la confession est le
préservatif le plus infaillible et le plus souverain pour nous
garantir des rechutes dans le péché. Ceci se vérifie en consi-
dérant le sacrement de pénitence sous trois rapports j i. par
rapport à Jésus-Christ , qui en est l'auteur ; 2. par rapport
au prêtre, qui en est le ministre j 3. par rapport à noas-
Wiêmes , qui en sommes les sujets. P. 22 , 25.
1. Pur rapport à Jcsus-Ghribt , qu'est-ce que le sacrement
DES SERMONS. 43/
de pénitence ? c'est une de ces sources de grâces que ce
Sauveur en mourant fit couler de son sacre côte. Mais quelles
grâces sont particulièrement attache'es à la confession sacra-
mentelle ? des grâces de défense et de soutien. Dieu veut que
nous allions recueillir ces grâces dans son sacrement : et de
là il s'ensuit qu'un chre'tien qui quitte l'usage de la confession ,
renonce aux grâces du salut les plus essentielles , qui sont
les grâces de précaution contre le péché, et que plus nu
chrétien approche du saint trihunal, plus il se fortifie contre
la tentation. P. 2.5 — 27.
2. Par rapport au prêtre. Car le prêtre, en qualité de
ministre choisi de Dieu, a une grâce jjarticulière pour la
direction des âmes , et pour les maintenir dans la voie de
la justice chrétienne. Et en effet , que ne peut point sur nous
un directeur prudent et zélé , en qui nous avons confiance l
Erreur ou mauvaise fol de ceux qui ne. veulent prendi-e d'an
confesseur nulle règle de direction. P 27 — 5».
5. Par rapport à nous-mêmes. L'expérience nous apprend
que la confession est un frein pour arrêter notre cœur et
pour réprimer ses désirs criminels. Cette seule pensée : Ja
dois demain ou dans quelques joui's paroître au trihunal de
la pénitence , est capable de nous retenir dans les plus dan-
gereuses occasions. Au contraire , quand une fois on a secoué
le joug de la confession, en quels abîmes ne se précipite-
t-on pas ! Les hérétiques ne l'ont que trop éprouvé. On me
dira qu'il se glisse bien des abus dans la confession ; mais
de quoi ne peut-on pas abuser l Corrigeons les abus et con-
servons l'usage de la confession. P. 5o— 55.
Sermon pour le (juatorzîème dimanche après la Pen-
tecôte, sur fEloignement et la Fuite du monde y
pag. 34.
Sujet. Jésus dit à ses disciples : Nul ne peut servir deux
maîtres ; car ou il haïra l'un y et aimera l'autre ; ou il s'atta-
chera à celui-là , et méprisera celui-ci. Dieu et le monde sont
438 TABLE ET ABRÉGÉ
ces deux maîtres. Pour être à Dieu, il fautrenoncer au monde.
P. 54, 55.
Division. Le monde nous distrait , on mêuienous corrompt.
Or , les occupations et les soins du monde ne peuvent jamais
dispenser un homme chrétien de s'e'loigncr au moins quel-
quefois du monde qui le distrait , et d'avoir dans la vie des
temps spécialement consacrés à l'affaire de son salut, iJ^
partie. Tous les engagemens du monde ne justifieront jamais
devant Dieu un homme pécheur de n'avoir pas fui même
aholument le monde qui le coi'rompoit , et de n'y avoir pas
renoncé pour jamais , afin de mettre en assurance l'affaire de
sou salut, 2.* partie. P. 55 — 58.
I." Partie. Les occupations et les soins du monde ne peu-
vent jamais dispenser un homme chrétien de s'éloigner au
moins quelquefois du monde qui le distrait, et d'avoir dans
la vie des temps spécialement consacrés à l'affaire de son
salut. Car sans cet éloiguement du monde à certains temps
et sans cette retraite , il n'est pas moralement possible de
connoître tous ses devoirs , de remarquer toutes les fautes
qu'on y commet, et de se prémunir contre tous les dangers
où l'on se trouve exposé : c'est-à-dire , qu'il n'est pas mora-
lemement possible de se sauver. Or , quand il s'agit du salut,
l'importance de cette affaire doit évidemment l'emporter sur
toutes les autres affaires. C'est ce que le Fils de Dieu fit si
bien entendre à Marthe, lorsqu'il lui dit : Marthe , vous vous
embarrassez de beaucoup de choses , mais il n'j" a qu'une seule
chose nécessaire. Cependant nous sommes assez aveugles pour
vouloir justifier notre négligence à l'égard d'une telle affaiie ,
par l'attention que demandent les affaires du monde. P. 58
-47-
On dit qu'on est accablé d'occupations : mais c'est en cela
même qu'est le désordre. Dieu ne veut pas que vous vous en
laissiez tellement accabler, au préjudice de votre salut. Dé-
chargez-vous d'une partie de ces occupations , si elles ne
peuvent compatir avec le premier soin qui vous doit occuper.
Belles maximes de saint Bernard , e'crivant là-dessus au pape
DES SERMONS. 489
Eugène. Le reiîiède , c'est d'avoir certains temps de retraite,
où l'on rentre en soi-même. P. 47—52.
Mais on ajoute : Je ne suis pas le maître dans ma conditiou
de me retirer ainsi. Trois réponses : i. quittez cette condi-
tion. Il n'est pas nécessaire que tous y soyez, mais il est
nécessaire que vous vous sauviez j 2. d'autres que vous, dans
les mêmes conditions que vous , ou dans des conditions plus
exposées que la vôtre aux embarras du monde , ont su trou-
ver du temps pour penser à eux-mêmes et à leur sanctifi-
cation : David, saint Louis j 5. ces soins que vous faites tant
valoir, ne vous empêchent pas de ménager des temps de
retraite pour votre santé , pour votre intérêt , pour vos di-
vertissemens. Il faut bien distinguer dans nos conditions deux
sortes de soins : ceux que Dieu y a attachés , et ceux que nous
y ajoutons nous-mêmes. Si nous nous en tenions aux premiers,
ils nous laisscroient tout le loisir que demande le soin de notre
anie et de notre avancement dans les voies de Dieu. Confes-
sons notre injustice , et corrigeons-la. P. 52 — 58.
II.® Paetie. Tous les engagemens du monde ne justifieront
jamais devant Dieu un homme pécheur , de n'avoir pas fui
même absolument le monde qui le corrompoit , et de n'y
avoir pas renoncé pour jamais, afin de mettre en assurance
l'affaire de son salut. Rien de plus contagieux que le monde :
nous en convenons nous-mêmes. La conséquence, c'est donc
de renoncer an monde , afin de nous préserver de sa conta-
gion , surtout lorsque nous remarquons qu'elle agit plus
fortement sur nous. Voilà le préservatif nécessaire , et sans
cela ne comptons point sur les grâces de Dieu. Mais rious
nous excusons sur les engagemens qui nous attachent au
monde , et voici quelques ré(î' TÏous qui détruisent ce pré-
texte et qui paroissent convaincantes. P. 58 — 63.
I. De quelque natui'e que puissent être les engagemens
qui vous arrêtent, l'intérêt de votre salut, comme on l'a
déjîi dit, est un engagement supérieur qui doit prévaloir.
Nous raisonnons ainsi au regard de la vie du corps, et à plus
forte raison devons-nous raisonner de même au regard de la
vie de l'ame. Mais je suis résolu de nie soutcuir dans les
44o TABLE ET ABRÉGÉ
dan;îers où m*eiigaç;e le moiif]e : vous le dites , mais faussW
rosolution , ou tlu moins rrsolotion inefficace. Le passe doit
vous l'apprendre, et l'avenir achèvera de vous le faire con-
Moître. P. 65 — 66.
2. Si vous voulez bien examiner ces enj^agemens qui vous
retiennent dans le monde, vous trouverez que la plupart
ne sont point des engagemens nécessaires , mais des enga-
geu»eus de passion , d'ambition , de curiosité , de sensualité ,
de mondanité. Or, de tels engagemens doivent-ils vous
arrêter? Le monde parlera de votre divorce avec lui : hé
bien , vous laisserez parler le monde. Ne le laissez-vous pas
parler sur mille autres sujets, sans vous mettre eu peine de
ses discours? Fuyons donc le monde, et sortons de cette
Babvlone. Ce n'est pas après tout qu'il n'y ait un certain
nioude dont la société peut être innocente , et avec qui nous
pouvons converser. P. 67 — 72.
Sermon pour le quinzième dimanche après la Pen"
iecôie , sur la Crainle de la mort , pag. 7 3.
Sujet. Lorsque Jésits-Christ était près de la taille, on por-
tait en terre un mort , fils unique d' une femme veuce ; et cette
femme éloît accompagnée d'une grande quantité de personnes
de la cille. Jésus Vajant vue , il en fut (auché et lui dit r
Ne pleurez point. La seule image de la mort nous contriste
et nous effi'aie : mais nous devons combattre ou du moins
régler cette crainte. P. 75—75.
Division. Rien de plus funeste que l'état de l'impie et du
libertin, qui craiut la mort parce qu'il est tond>é dans le
désordre de l'infidolilé, i.*"" partie. Rien de plus déplorable
que l'état du mondain , qui craint la mort parce qu'il est
attaché au monde , 2.* par lie. Rien de plus déraisonnable que
l'état de tout homme , je dis en particulier de tout homme
chrétien, qui craint lamort parce qu'il ne fait, pour s'affermir
contre cette crainte naturelle, nul usage de sa religion , 3.®
partie, De Jà nous aurons lieu de parler, eu coucluant, à
DES SERMONS. 44t
CeTîï mêmes qui craignent la mort par une trop vive appré-
hensioQ des jugemens de Dieu, P. yS, 76.
I.'' Partie. Rien de pins funeste que l'e'tat de l'impie et
du libertin , qui craint la mort parce qu'il est tombé dans le
de'sordre de l'infidélité. Dès qu'il ne croit point de vie future ,
il en est plus attaché a la vie présente j et quoi qu'il en dise ,
ce doit être ua objet bien affreux pour lui que la mort consi-
dérée comme une entière destruction de lui-même. Le juste
l'envisage avec consolation , la voyant suivie d'une bienheu-
reuse immortalité. P. 76 — 80.
La condition de l'impie est d'autant plus malheureuse ,
que son infidélité, en lui faisant rejeter la créance d'une
autre vie , n'exclut point de son esprit celte cruelle incerti-
tude qui lui reste malgré lui , s'il y a une autre vie , on s'il
u'y en a point. Car il a beau faire, il n'a rien là-dessus qui
lui paroisse certain , et il est forcé de craindre ce qu'il fait
profession de ne pas croire. Ainsi la mort ne se présente à
ses yeux que sous deux images bien terribles : ou comme nna
ruine totale de son être , ou comme un passage à une damna-
tion éternelle. Craignons la mort, mais selon la belle maxime
de l'Apôtre, en la craignant, soutenons-nous par l'espérance
de l'avenir. Disons avec le saint homme Job : Je sais que
j'ai un Rédempteur i^ h' an t dans le ciel, et que je ressusciterai
du sein de la terre. Disons avec D.Jvid : Seigneur , la mort
à laquelle vous nous condamnez n'est point une véritable
mort; ce n'est qu'une ombre de la mort. Armons-nous de
cette pensée contre toutes les atteintes du libertinage et de
l'incrédulité. P. 80—86.
II.' Partie. Rien de plus déplorable que l'état du mon-
dain , qui craint la mort parce qu'il est attaché au monde.
Ce ne sont point précisément les riches ni les grands qui
craignent plus la mort, mais les riches attacliés à leurs ri-
chesses, et les grands attachés à leurs grandeurs. Qu'il est
triste eu effet à un homme qui avoit établi sa paix et sa féli-
cité dans les biens ten)porels et dans les grandeurs humnincs,
de se voii* condamné à les perdre ! C'est ainsi que le Saiut-
44^ TABLE ET ABRÉGÉ
Esprit s'en est lui-même explique' dans la Sagesse. P. 86
L'état du mondain n'est pas seulement déplorable , parce
qu'étant attaclié aux biens de cette vie, il appréhende la
mort; mais parce qu'envisageant la mort, il a été assez
aveugle pour s'attacher à des biens qui passent si vite, et
que la nécessité de mourir ne l'en détacbe pas. S'il devoit
toujours vivre sur la terre , ou du moins s'il y devoit vivre
autant que les anciens patriarches, son attachement lui pour-
roit être plus pardonnable : mais notre vie se trouvant bornée
à un si petit nombre de jours , n'j a-t-il pas de la folie à
compter sur le vain bonheur du monde et à y vouloir mettre
son repos ? C'est ce que nous devons sans cesse nous repre'-
senter a nous-mêmes, mais c'est à quoi nous ne pensons guère.
Quel spectacle qu'un riche mondain aux prises avec la mort,
et dont toutes les vues et tous les projets vont être ren-
versés ! Quelles agitations et quels combats ! Mourons dès
maintenant et de bonne heure en esprit , pour ne plus tant
craindre de mourir en effet. P. 89 — 95.
III. ^ Partie. Rien déplus déraisonnable que l'état de
tout homme , je dis en particulier de tout homme chrétien
qui craint la mort, parce qu'il ne fait , pour s'affermir con-
tre cette crainte naturelle, nul usage de sa religion. Les
sages même du paganisme ont trouvé ou cru trouver dans
leur philosophie de quoi s'affermir contre la crainte de la
mort. Il n'y a qu'à lire ce qu'ils en ont écrit. Or la reli-
gion que nous professons nous fournit encore des motifs
bien plus puissans pour nous adoucir la mort , et nous la
faire considérer d'un œil tranquille et assuré. Ces motifs sont,
I . la vue de Jésus-Christ mourant ; 2. l'attente du royaume de
Dieuj 5. l'exemple des saints et de tant de justes; /^. les
trésors infinis de grâces dont la mort peut être enrichie.
Quelle impression peuvent faire toutes ces considérations !
Mais nous ne nous en servons pas. P. 95— io5.
Je ne crains pas la mort en elle-même , dira-t-on , mais je
la crains à cause de ses suites : car je ne sais quelle sera ma
destinée éternelle dont elle doit décider. Il faut convenir
DES SERMONS. 44^
qu'elle est en effet à craindre par là : mais d'une crainte mo-
dére'e , mais d'une crainte mêle'e d'amour et de confiance.
De sorte qu'il en est, selon lapense'e de saint Augustin , de la
mort comme de Dieu même. Dieu est tout à la fois terrible
et aimable ; et tout terrible qu'il est, il doit encore être plus
aime' que craint. Ainsi , quoique d'une part nous devions
craindre la mort, nous devons de l'autre, dans les vues de
la foi , encore plus l'aimer et la désirer. Sentimens de saint
Paul, de David, de saint Jérôme. Ayons toujours la mort
devant lesyeux, et occupons-nous volontiers de celte pensée,
puisqu'il n'en est point de plus efficace, soit pour nous pré-
server dn pe'che' si nous y sommes expose's , ou pour nous eu
retirer si nous y sommes tombe's. P. io5 — i lo.
Sermon pour le seizième dimanche après la Pente-
côte , sur l'Ambition , pag. 1 1 1 .
Sujet. Il adressa ensuite aux conviés une parabole , pre-
nant garde comment ils choisissaient les premières places.
C'est ainsi que l'ambition nous porte toujours à rechercher
les premiers rangs et k vouloir partout dominer. P. m, 112.
Division. L'ambition aveugle dans ses recherches, i.''*
partie; pre'somptueuse dans ses sentimens, 2.* partie j
odieuse dans ses suites, 5.* partie. P. 112^ — ii4'
L^^Pautie. L'ambition aveugle dans ses recherches. Com-
ment cela l parce qu'elle se propose dans les honneurs qu'elle
reelicrche, i, un pre'tendu bonheur, et qu'elle n'y trouve
que des chagrins et des croix j 2. une véritable grandeur,
et qu'elle n'y trouve (ju'une grandeur vaine , et souvent
même sa honte et son Inuailiation. P. 114 — ii?-
I. L'ambition se propose dans les honneni's qu'elle re-
cherciic un prétendu bonheur, et elle n'y trouve que des
chagrins et des croix. Car pour parvenir h ce fantôme de
. Lonheur où aspire l'amhitleux , il faut prendre mille me-
sures , toutes également gênantes et fatigantes. Pour con-
tenter une seule passion , qui est de s'élever , il faut devenir
'444 TABLE ET ABRÉGÉ
la proie àe tontes les passions. Pour se pousser à cet e'tat
qu.; l'on ambitionne, il faut surmonter mille obstacles et sou-
tenir autant de combats qu'il y a de compétiteurs. Dans
l'attente de cet état , il faut supporter des retarde mens ca-
pables d'éjiuiser toute la patience d'un cœur , etc. Or voilà
ce que l'ambition cache à l'ambitieux, et ce qu'il ue recon-
noît que trop dans la suite. P. 117—122.
2. L'ambition se propose dans les honneurs qu'elle re-
cherche une véritable grandeur , et elle n'y trouve qu'une
grandeur vaine et souvent que sa honte et son humiliation.
Grandeur vaine en elle-même : elle ne donne communément
et ne suppose nul mérile réel. Vaine dans les moyens de
l'acquérir : mille bassesses. Vaine dans sa durée : grandeur
mortelle et passagère. Vaine dans les revers auxquels elle
est sujette : chutes et décadences. Or l'aveuglement de l'am-
bitieux est de ne faire à tout cela nulle attention. P. 122 — 125.
11.*^ Partie. L'ambition présomptueuse dans ses senti-
niens. L'ambitieux prétend à tout j 1. il se croit donc ca-
pable de tout ; 2. il se croit capable de tout, sans s'être
auparavant éprouvé soi-même. P. 126, 126.
1. Il se croit capable de tout. Demandez-lui s'il aura de
quoi remplir tous les devoirs d'une telle charge , il vous ré-
pondra sans hésiter comme les deux enfans de Zébédée :
Nous le pouvons. Ce qu'il y a de plus étrange , c'est que ce
sont les sujets les plus incapables qui se tiennent plus assurés
d'eux-mêmes , et qui forment plus d'intrigues pour s'ingérer
dans les premiers emplois. P. 126 — 129.
2. Il se croit capable de tout sans s'être auparavant éprouvé
soi-même. C4'est assez qu'il ait de quoi acheter cette charge,
pour croire qu'il est eu état de la posséder et de l'exercer,
sans avoir fait nul essai de son esprit , de ses talens , de son
naturel. Il aspire même à des dignités , dont la première
condition , selon le térypignage de saint Paul , est d'être irré-
préhensible. D'oîi saint Grégoire conclut qu'il faut donc qu'il
se juge en pfTct irrépréhensible et sans défaut. Suivons le
grand principe de la prudeuce ehrétieaue, qui est de prc-
DES SERMONS. 44S
sanier peu de soi , on plutôt de n'en point présumer du tout.
P. £29 — i54-
III.'' Partie. L'ambition odieuse dans ses suites. Il y a
deux sortes de grandeurs , les unes légitimes et naturelles ,
comme par exemple celle des rois ; les autres irrégulières ,
et, pour ainsi dire , artificielles , comme celle de tant d'am-
bitieux , qui ne s'élèvent que par brigues et par machines.
Nous aimons les premières , mais les autres nous sont in-
supportables. Pour le mieux comprendre , il n'y a qu'à con-
sidérer l'ambitieux en denx états. P. i54 — iSy*
1. Dans la poursuite de la grandeur , lorsqu'il n'y est pas
encore parvenu. Quels ressorts fait-il jouer l a quelles per-
fidies , à quelles iniquités ne se porte-t-il point ? que ne sa-
crifie-t-il point à l'avancement de sa fortune et au succès de
ses desseins ? Or est-il rien qui doive plus exciter l'envie et
l'indignation du public ? P. iSj — iSf).
2. Dans l'usage de la grandeur , quand une fois il est ar-
rivé au terme de ses espérances. Quelle fierté , et quelle
hauteur ! Et c'est ici que nous devons observer la difFérence
de ces deux espèces de grandeur , que nous avons d'abord
distinguées. La grandeur légitime et naturelle , qui est celle
des princes et de ceux qui tirent de leur naissance et de
leur sang leur supériorité j cette grandeur, dis-je, est com-
munément civile , affable , douce , modeste , bienfaisante ,
et c'est ce qui la fait respecter et honorer. Mais l'autre , qui
n'a pour fondement et pour appui que l'industrie et l'arti-
fice, est une grandeur farouche , brusque, inaccessible,
méprisante , tyrannique , et c'est ce qui lai attire la haine.
Bienheureux les humbles : ils possèdent tout à la fois , et
le cœur de Dieu, et le cœur des hommes. P. i5g — 142.
Sermon pour le dix-septième dimanche après la Pen-
tecôte , sur le Caractère du chrétien , pag. 1 43.
Sujet, Les pharisiens étant U'^semblés , Jésus leur fit cette
question : Ç)ue pensez-vous du Christ ! N'examino»» point
446 TABLE ET ABRÉGÉ
aujourd'hui ce que c'est que le Christ ; hi fol nous l'apprend
assez : mais voyons ce que c'est que le chre'tieu qui en doit
être le (idèle imitateur. P.i/p , \l\l\.
Divisio?f. Qu'est-ce (ju'un chre'ticn l un homme par e'tat
sépare du monde, i."^ partie j un homme par état consacre
à Dieu , 2.* partie. P. i44 — ^^^■
i." Partie. Un homme par e'tat sépare' du monde. Deux
choses sont essentiellement requises pour faire un chrétien :
la £^râce où la vocation du côté de Dieu , et une fidèle cor-
respondance à cette vocation ou à cette grâce du côté de
l'homme. Or l'une et l'autre n'ont point de caractère plus
niai'qué que celui de la séparation du monde. Voici donc
comment nous devons raisonner. La grâce de la vocation au
christianisme , est une grâce de séparation. Ainsi nous l'a
enseigné saint Augustin , après Jésus-Christ et saint Paul.
Or , la correspondance à une grâce , doit être conforme à
celle grâce. Par conséquent la correspondance à la grâce
du christianisme doit être une correspondance de sépara-
tion , et voilà comment nous sommes chrétiens. De là s'en-
suivent trois vérités. P. 146 — i5o.
1. Il suffit précisément d'être chrétien, pour être ohlîgé
de vivre dans cet esprit de séparation du monde. Aussi dès
notre haptême avons-nous renoncé an monde , et les Pères
autrefois , pour détourner les fidèles des vains divertisse-
mens du siècle et de son luxe , ne leur en apportoient point
d'autre raison , sinon qu'ils étoient , comme chrétiens ,
séparés du monde. Ne disons donc plus , par une grossière
erreur : Je suis du monde , et je ne puis me dispenser de
vivre selon le monde. Mais renversons la proposition, et
disons : En qualité de chrétien je ne suis plus du monde, et il
ne m'est plus permis de vivre selon le monde. P. i56— 153.
2. Plus un homme dans le christianisme se sépare du
monde , plus il est chrétien ; et plus il a de liaison avec le
monde , je dis de liaison hors de la nécessité de sa condi-
tion , moins il est chrétien : pourquoi l parce que selon la
différence de ces deux états , il participe plus ou moins à
cette grâce de séparation qui fait le chrétien. Chose si ave-
DES SERMONS. 44?
r-ée , que ceux qui ont le plus aspiré à la perfection du chris-
tianisme , se sont retire's dans les cloîtres. P. i53 — 155.
3. Il est impossible qu'une ame chre'tienne se convertisse
et retourne véritablement à Dieu , h moins qu'elle ne soit
résolue de faire un certain divorce avec le monde , qu'elle
n'a pas encore fait , et il y a de la contradiction à vouloir
être autant du monde el aussi engagé dans le monde qu'au-
paravant , et néanmoins à prétendre marcher dans la voie
d'une pénitence sincère qui produise le salut. C'est le monde
qui vous a perdu , vous en convenez : il faut donc pour
vous sauver que vous quittiez le monde. Je ne dis pas pré-
cisément le monde en général , mais surtout un certain
monde particulier dont vous connoissez le danger par rap-
port à vous. Si cette séparation vous est douloureuse, vous
l'offrirez à Dieu comme une satisfaction de vos altachemens
criminels. Si le monde en parie , vous mépriserez ses dis-
cours. Vous vous occuperez de Dieu et des devoirs de votre
e'tat. P. i55— 158.
Mais encore qu'est-ce que cette séparation du monde que
demande le christianisme l Séparation intérieure , de l'esprit
et du coeur , et séparation même extérieure et corporelle.
Sans la séparation intérieure de l'esprit et du cœur , l'ex-
térieure ne sert h rien : mais aussi sans la séparation exté-
rieure , du moins à certains temps , l'intérieure ne se peut
bien maintenir. Usage des retraites. Séparons -nous du
monde avant que le monde se sépare de nous j séparons-
nous-en tandis que cette séparation nous peut être méri-
toire devant Dieu ; séparons-nous-en , afin que Dieu dan$.,soa
jugement ne nous sépare point de ses élus. Nous trouve-
rons dans la retraite des consolations plus pures et plus sen-
sibles que toutes les fausses joies du siècle. P. i58— 163.
II.* Partie. Un homme par état consacré à Dieu. Sur cela
trois considérations : i. l'excellence de la consécration du
chrétien j 2. l'obligation indispensable de sainteté que cette
consécration impose au chrétien j 3. la tache particulière
qui se répand, en conséquence de cette consécration, sur
teas les péchés da chrétien. P. i65, 164.
44^ TABLE ET ABRÉGÉ
I. L'excollence de la consécration du chrétien. C'est par
l'onction du hapleme que nous sommes consacrés à Dieu ,
mais consacre's en difFprentrs manières que l'Ecriture et les
Pères nous ont marque'es. Consacre's comme rois , comme
prêtres , comme temples de Dieu , comme enfaus de Dieu ,
comme membres de Dieu. P. 164—167.
2. L'obligation indispensable de sainteté' que cette consé-
cration impose au chrétien. Car il faut soutenir tous ces ca-
ractères ; et par où , si ce n'est par notre sainteté ' C'est
pour cela que l'Apôtre n'appeloit point autrement les pre-
miers fidèles que du nom de saints. C'est dans nous , selon le
même Apôtre , que doit être édifié le temple de Dieu; et
comment ce temple de Dieu peut-il être édifié dans nous ,
sinon par la sainteté l Si les prêtres de l'ancienne loi de-
Toient être saints , à combien plus forte raison devons-nous
traTailler à le devenir, puisque nous offrons des victimes
beaucoup plus nobles etl'agneau même de Dieu. P. 167 — 170.
5. La tache particulière qui se répand, en conséquence
de cette consécration , sur tous les péchés du chrétien. Car
tout péché dans un chrétien est une espèce de sacrilège ,
puisque c'est la profanation d'une chose consacrée à Dieu
et unie à Dieu. Vérité que saint Paul représentoit si forte-
ment aux premiers chrétiens. Rien néanmoins de plus ordi-
naire dans le christianisme que le péché : la corruption j
est générale. Qu'avons-nous donc à craindre ? c'est que
Dieu qui noya le monde entier dans un déluge universel ,
pour punir les péchés des hommes , ne laisse le flambeau de
la foi s'éteindre parmi nous. P. 170 — ïjS.
Sermon'pourh dix-huitième dimanche après la Pen-"
ierôte , sur la Rechute dans le péché , pag. 176.
Sujet. Jésus vojrànt leur foi , dit au paralytique : Mon
fils , prenez confiance , l'os péchés vous sont remis. C'est ce
que Dica dit encore au pécheur péuitent : mais un des
caractères
DES SERMONS. ^^9
'i;aractères cîe la vraie pénitence , c'est la fermeté et la pei'-
séve'rance. P. 176—178.
Division. Rechute dans le péché, marque tVane fausse
pénitence h l'égard du passé , i/* partie j obstacle à la vraie
pénitence dans l'avenir, 2.* partie. P. 178 , 179.
I.'* Partie. Rechute dans le péché , marque d'une fausse
pénitence à l'égard du passé. Si votre pénitence a été telle
que vous la supposez , c'est-à-dire , une vraie pénitence , il
faut que vous vous soyez engagé à Dieu par une protesta-
tion sincère de ne plus retomber dans le péché qui vous
avoit attiré sa disgrâce. Cette protestation sincère a ren-
fermé une volonté sincère. Or , est-il croyable qu'un homme
ait eu une volonté déterminée et absolue de renoncer h son
péché, et qu'immédiatement après, lâchement et sans ré-
sistance , il y retourne tout de nouveau f Une volonté bien
résolue est plus efficace. Ainsi raisonnoit saint Bernard, et
avant lui Tertullien. P. 179—186.
A cela on peut opposer trois choses. Car premièrement ,
Ke peut-il pas arriver que la volonté change ? Il faut conve-
nir que ce changement est possible ; mais il faut en même
temps ajouter , que quand les rechutes sont subites et fré-
quentes , il n'v a nulle vraisemblance que ce soit par un tel
changement. Eu voici la preuve : c'est que dans tout le reste
de notre conduite on ne voit point de ces légèretés si sur-
prenantes. P. 186, 187.
Secoiideuient , on dit : Nous sommes folbles , et malgré la
sincérité de nos résolutions , la violence de nos passions
nous entraîne. Il est vrai que nos passions sont de puissana
ennemis ; mais si la promesse que nous avons fnite à Dieu
«le persévérer dans sa grâce , a été véritable , elle a dû être
j)lus forte que ces ennemis prétendus , et sa propriété la
plus essentielle étoit de les pouvoir surmonter. Or, com-
ment me persuaderai-je qu'elle a eu cette vertu , lorsqu'il
ne m'en paroît rieu. Jugez de vous par vous-mêmes. Vous
sortez d'une maladie, et vous craignez une rechute : que
ne faites-vous point pour la prévenir ? Or , le propos que
TOUS avez fait d'éviter la rechute dans le péché, doit être
TOME VII. 29
46o TABLE ET ABRÉGÉ
encore plus efficace que ce désir naturel tle conserver votre
vie. Oseriez-vous dire qu'il l'a e'to ? Et ce qui doit être une
dernière conviction , c'est que ces mêmes passions aux-
quelles vous succombez , vous sauriez bien les vaincre et y
résister , s'il s'agissoit de votre fortune et de votre intérêt
temporel. P. 187 — 193.
Mais enfin , dit-on en troisième lieu , nous avons gémi ,
nous avons formé des rei^rets et des repentirs , nous avons
versé des larmes , et ne sont-ce pas là des actes de péni-
tence l faux principe. Ce sont là , si vous le voulez , des
grâces , des désirs de péailence : mais ce n'en sont pas tou-
jours les actes. Les Juifs croyoient en Jésus-Clirist, et pa-
roissoient s'attacher à lui , voyant les miracles qu'il faisoit.
Mais Jésus-Clirist , remarque saint Jean , ne se fioit pas pour
celja à eux, parce qu'il les coaiioissoit. Ceci pouri'a troubler
bien des consciences j mais il est bon de les troubler , pour
les réveiller de l'assoupissement oîi elles sont. P. lyS — 201.
lî/ Partie. Rechute dans le péché , obstacle à la vraie
pénitence par rapport à l'avenir. Ce n'est pas un obstacle in-
vincible , et quand saint Paul dit qu'il est impossible que
ceux qui ont été une fois éclairés des lumières du salut et
sont après cela retombés , se lelèvent par la pénitence , nous
ne devons entërtdre ce terme d'impossible que d'une impos-
"^sibilité morale ou d'une extrême difficulté. P. 201 — 2o4-
Quatre choses rendent la pénitence très-difficile après la
rechute : i. c'est que la rechute éloigne Dieu de nous.
Exemple de Sarason. Api'ès que Daliîa lui eut coupé sa che-
velure , il se croyoit aussi fort qu'auparavant : mais il ne
savoit pas , remarque l'Ecriture , que le Seigneur s'étoit re-
tiré de lui j 2. c'est que la rechute fortifie l'inclination que
nous avons au mal. La volonté se pervertit , et l'habitude se
ftjrme; 5. c'est que la rechute affoiblit en nous la vertu de
la grâce. Les plus grandes vérités ne font presque plus d'im-
pression sur l'esprit d'un pécheur. Il les a cent fois en-
tendues , et autant de fois néanmoins il s'est replongé dans
ses premières abominations ; 4. c'est que la rechute est
d'elle-mêaie et de sa nature, essentiellement opposée à la
DES SERMONS. 4^1
grâce de la conversion : car elle ajoute à la malice du péché ,
l'ingratitude envers Dieu et le mépris. Deux caractères que
Dieu a le plus en horreur, et les plus carables de l'endur-
cir à notre égard comme nous nous sommes endurcis pour
lui. P. 204 — 212.
Conclusion qui regarde deux sortes de personnes j i. que
ceux qui depuis leur pénitence se sont heureusement sou-
tenus , prennent garde à eux et redouhleiit encore leur vigi-
lance j 2. que ceux qui sont retombés , ne perdent pas toute
espeVance. Leur conversion est difficile, mais elle n'est pas
impossible. Parce qu'elle n'est pas impossible , il faut l'en-
treprendre j et parce qu'elle est difficile , il faut faire tous
les efforts nécessaires. P. 212—214.
Sermon pour le dix-neuvième dimanche après la Pen-
tecôte ^ sur V Eternité malheureuse , pag. 21 5.
Sujet. Alors le roi dit à ses officiers : Jetez-le dans les té-
nèbres , pieds et mains liées. C'est là qu'il j" aura des pleurs
et des grinccmens de dents. Ce qu'il y a de plus intolérable
dans les peines de l'enfer , c'est leur éternité. P. 2î5 — 217.
Division. Voyons comment la foi doit nous confirmer dans
la créance de l'éternité malheureuse ; i.""® partie j et com-
ment la créance de l'éternité malheureuse , par le plus juste
retour , doit nous exciter à la pratique des oeuvres de la
foi , 2.* partie. P. 217 , 218.
I.''^ Partie. Gomment la foi doit nous confirmer dans la
créance de l'éternité malheureuse ; i.elle corrige sur le sujet
de cette éternité nos erreurs j 2. elle perfectionne nos lu-
mières. P. 218, 219.
I. Elle corrige nos erreurs. Trois erreurs faussement éta-
blies sur la bonté de Dieu , sur la justice de Dieu , et sur la
puissance de Dieu. Dieu est trop bon pour affliger éternelle-
ment une ame pécheresse : première erreur. C'est parte
que Dieu est bon , répond Tertullien , et souverainement
won , qu'il doit haïr souverainement le mal et le punir de
29.
452 TABLE ET ABRÉGÉ
même. Mais sans s'arrêtera cette rf'ponse , tenons-nons-en
à la foi. La aiéiiie Ecriture qui nous enseigne que Diea
est souverainement bon , nous enseigne qu'il fera souffrir
etcrnollenient les âmes re'prouvées. Elle ne peut errer , ni
dans l'un , ni dans l'autre. Donc, une peine e'ternelle dans
l'enfer , peut s'accorder avec une bonté souveraine dans
Dieu, Dieu est trop juste pour venger dans des siècles in-
finis ce qui s'est passe' dans un instant : seconde erreur. Oa
pourroit vous dire, que s'il n'y a pas entre l'éternité mal-
lieureuse et le pe'cbé une proportion de durée , il y a une
proportion de malice d'une part, et de l'autre de satisfac-
tion et de punition. On pourroit encore vous faire observer ,
que pour un crime d'un moment , la justice humaine con-
damne à une prison , à un bannissement perpétuel , et même
à la mort , qui est une espèce de peine éternelle. Mais re-
venons-en toujours à la foi. Elle nous apprend deux choses
sur lesquelles elle ne nous peut tromper : savoir , que Dieu
est juste et que ses vengeances n'ont point de terme. Par
conséquent , ces deux vérités ne se combattent point et
concourent parfaitement ensemble. Dieu n'est pas assez puis-
sant pour faire que la créature subsiste une éternité entière
dans les souffrances et dans les tourmens : troisième erreur.
C'est la plus frivole , et la foi tout d'un coup la détruit par
l'idée qu'elle nous donne de la toute-puissance de Dieu.
P. 2I9~25o.
2. Elle perfectionne nos lumières. Car nous tte manquons
pas de raisons pour justifier la conduite de Dieu touchant
l'éternité malheureuse. La première est tirée de la volonté
du pécheur , qui étoit, comme l'observent saint Jérôme et
saint Augustin, de résister éternellement à Dieu, si Diea
l'eût laissé vivre éternellement sur la terre. La seconde est
prise , ^elon saint Thomas, de la nature du péché , qui ne
pouvant être réparé par une ame réprouvée , doit subsister
tooiours et toujours avoir sa peine, La troisième est encore
prise de la nature du péché, qui offense une grandeur in-
Tinie : d'où saint Augustin et tous les théolos^icns concluent
qu'il mérite donc une peine iufiaie. Et comme cette peiue
DES SERMONS. 453
wc pent être infinie en elle-même et clans son essence , il
faut qu'elle le soit dans son e'ternité. Telles sont sur l'e'ter-
nitë malheureuse , les lumières et les productions de l'esprit
de l'homme : mais voici comment la foi les perfectionne et
les confirme. C'est un de ces secrets qui ne sont connus
qu'aux âmes humbles et aux vrais fidèles. Car si la foi donne
à toutes ces connoissances une perfection et une force par-
ticulière , ce n'est point en élevant nos esprits , mais en les
abaissant et en les soumettant à l'autorité de la parole de
Dieu. C'est alors que faisant le sacrifice de notre raison ,
nous pouvons mieux raisonner que jamais. Ces grandes idées
de la majesté de Dieu et de la malice de l'homme qui l'of-
fense , n'étant plus affbiblies , ni par lis préjugés de notre
esprit , ni par les passions de notre cœur , font sans obstacle
toute leur impression sur nous , et Dieu les seconde < ncore
par sa grâce et par ses communications intérieures. Les pins
simples et les plus dociles ont là-dessus les vues les plus
claires et les plus relevées. Telle a été la foi des saints , et
de tant de saints distingués par l'étendue de leur doctrine
et la sublimité de leur génie. P. aSo — 258.
II." Partie. Comment la créance de l'éternité malheureuse
doit nous exciter à la pratique des œuvres de la foi. Pour
peu que nous nous aimions nous-mêmes d'un amour raison-
nable et chrétien , il n'est rien que nous devions plus craindre
que cette éternité malheureuse , ni dont nous devions
nous préserver avec plus de soin. Or nous ne pouvons l'éviter
que par la pratique des œuvres de la foi , c'est-à-dire, par
l'innocence et la sainteté de notre vie. Par conséquent,
croire une éternité de peine , c'est un des plus puissans mo-
tifs pour nous remettre dans la règle ou nous y maintenir ,
et pour nous porter à vivre en chrétiens. Deux qualités par-
ticulières de ce motif: c'est i. le plus universel j 2. le plus
sensible. P. 258—241.
I. Motif le plus universel. Il seroit à souhaiter qu'on ne
s'adonnât à ses devoirs et aux exercices du christianisme
que par le pur motif de l'amour de Dieu. Mais ce motif,
après tout , n'est guère le propre que des justes et des pap^
4^4 TABLE ET ABRÉGÉ
faits. Au lien qne tous , justes , lâches , pêcheurs , sont tou-
ches de la crainte salutaire des redoutahles juj^emens de Dieu
et de ses châtimens éternels. Exemples de tant de mondains
qui par là ont e'te' convertis, et de saints même que cette
pense'e de l'e'ternite' a soutenus dans la tentation. P. 141 — 146.
2. Motif le plus sensible. Car ce qui se fait sentir à nous
sur la terre plus vivement, c'est la peine et même la seule
idée que nous nous en formons. Or , si cela est vrai à l'égard
d'un mal passager , combien plus l'est-il à l'égard d'un mal
éternel l L'éternité , dira-t-on , est incompréhensible , et le
moyen de craindre ce qu'on ne comprend pas ? Mais c'est
justement ce qui la rend plus terrible. Un mal si grand qu'il
est inconcevable , voilà ce qui doit nous saisir de frayeur ,
et nous faire tout entreprendre pour nous en garantir. Le
désordre est qu'on n'y pense point , et l'impie'té même va
jusqu'à regarder avec mépris un homme qui s'occupe de
cette pensée et qui en paroît touché. Mais quoi qu'en dise le
mondain libei'tin et impie , je la crains cette affreuse éler-
»ité , je la crains souverainement , et plaise au ciel que je la
craigne efficacement. P. 246—255.
Sermon pour le vingiieme dimanche après la Pente-
côte y sur le Zèle pour ï honneur de la Religion ,
pag. 256.
Sujet. Il crut en Jésus-Christ , et toute sa maison crut
tomme lui. Parce que ce maître ne se contenta pas de croire ,
mais qu'il parla selon sa créance, qu'il confessa Jésus-Clirit>t
de bouche et par œuvres , il engagea toute sa maison à croire
comme lui. Tel est le zèle que nous devons avoir pour l'hon-
neur de la religion. P. 256 , 257.
Division. Gomme chrétiens , nous reconnoissons dans notre
religion deux qualités essentielles , la vérité et la sainteté ;
la vérité de sa doctrine , et la sainteté de sa morale. De là
suivent deux conséquences, qui doivent faire tout le fond
de ce discours. Notre religion est vraie j donc nous devons
DES SERMONS. 455
tous l'honorer par la profession de notre fol , i." partie.
Notre religion est sainte ; donc nous devons tous l'honorer
par la pureté' de nos moeurs , 2.* partie. P. 267 — 260.
I/^ Partie. Notre religion est vraie ; donc nous devons
tous l'honorer par la profession de notre foi. C'est une de'ci-
sion de l'Apôtre , que pour acquérir la justice cbx'étienne et
pour parvenir au salut, il faut deux choses : croire dans le
cœur , et faire aa-dehors profession de sa créance. Voilà
l'hommage qu'ont rendu à la religion les pi'emlers fidèles ;
et selon le témoignage de Tertullien , rien n'a plus coniri-
bné h l'établir et à la répandre dans le monde , que la cons-
tance des martyrs à la professer hautement et aux dépens de
leur vie. P. 260—263.
Cette profession de notre foi et l'honneur qu'en retire la
religion, est pour nous d'un devoir si rigoureux , que nous
n'y pouvons manquer sans en devenir responsables à Dieu , à
l'Ëglise , et à toute la société des fidèles j i. responsables à
Dieu , qui ne doit pas seulement être honoré par un culte
intérieur, mais par un culte visible et extérieur i 2. respon-
sables à l'Eglise , qui demande de nous et à droit de deman-
der une confession publique , comme une ratification au-
thentique et solennelle de la promesse faite pour nous dans
notre baptême et de l'engagement contracté eu notre nom .
3. responsables à toute la société des fidèles , à qui nous re-
fusons l'exemple , et dans cet exemple , le soutien que nous
nous devons les uns aux autres contre le libertinage. P. 265
—269-
Voilà de puissantes raisons j mais par la plus criminelle
prévarication , au lieu d'honorer uotre foi en la professant ,
nous la déshonorons par nos scandales. Scandales directs , et
ce sont des scandales de libertinage et d'irréligion. Scan-
dales indirects , et ce sont des scandales d'indifïerence , de
négligence , de respect humain en matière de religion j
I. scandales directs, scandales de libertinage et d'irréligion :
railleries des choses saintes, préoccupation contre l'Eglise,
discours et raisonnemeus sur les articles de la foi , livres
contagieux où la foi est artificieusement corrompue, liai-
456 TABLE ET ABRÉGÉ
sons avec des gens connus pour être des incrr'dules et de*
atlie'es, entretiens où se de'bitent des maximes rormellement
opposées à la morale de l'e'vanijiile ; 2. scandales indirects.
Scandale d'indifférence : qu'il s'élève sur des points impor-
tans quelques contestations , on dit qu'on ne prend point
de parti. Scandale de ne'gligence : on ne pratique nul exer-
cice de religion. Scandale de complaisance : on j»rête l'oreille
aux paroles licencieuses de quelques amis dont la foi est
très-suspecte. Scandale de respect humain : on n'ose parler
pour la religion en pre'sence d'un maître , d'un grand.
Soyons avec Dieu de bonne foi , et si nous sommes à lui ,
faisons-le connoître. P. 269—280.
II.'' Partie. Notre religion est sainte : donc nous devons
tous l'honorer par la pureté' de nos mœurs. Que notre reli-
gion soit sainte , c'est un principe que nous avons déjà établi
dans un autre discours. De toutes les qualités qui la relèvent;
il n'en est point de plus excellente que sa sainteté. D'ovi il
s'ensuit que ce qui l'honore davantage , c'est ce qui fait
plus éclater cette sainteté. Or, rien ne fait plus paroîti'c la
sainteté de la religion chrétienne , que la sainte vie des chré-
tiens : c.r on ne peut mieux juger de l'arbre que par ses
fruts , ni du principe que par ses effets. Ce n'est pas qu'in-
dépendamment de notre vie , elle ne puisse être sainte en
elle-même : mais c'est notre bonne vie qui la fait plus pa-
roître sainte. Voilà pourquoi saint Paul et tous les Pères de
l'Eglise , ont tant exhorté les fidèles à se rendre irrépréhen-
sibles dans leur conduite. Voilà ce qui a donné aux païens
mêmes une si haute estime du christianisme. P. 280 — 284.
Mais qn'est-il arrivé dans le cours des siècles 1 C'est que
nous avons dégénéré de cette première sainteté qui faisoït
autrefois fleurir le christianisme , et dont ses défenseurs se
servolent pour en inspirer l'estime et pour l'autoriser. Voilà
comment nous déshonorons la religion : car quoique dans le
fond ou ne puisse ni on ne doive rien lui attribuer de tout le
mal que nous commettons , puisqu'elle le condamne , il n'est
néanmoins que trop ordinaire à ses ennemis d'en prendre
occasiou de lu décrier. Ne peut-on pas dire d'elle dans l'e'tat
DES SERMONS. 407
présent où nous la réduisons , ce qu'on dlsoit de Jérusalem
dépeuplée et déserte : Hœccine est urbs perfecti decorîs !
Est-ce là cette religion jadis si florissante et si belle l P. 284
—288.
Il faut après tout reconnoître qu'il y a encore des âmes
fidèles , et des chrétiens réj^lés et pieux , dont la conduite
semble devoir en quelque sorte dédommager et consoler
l'Eglise. Mais qu'est-ce que cette consolation , si nous avons
égard à deux choses; i. à la multitude presque infinie de pé-
cheurs qui déshonorent leur foi ; 2. à l'iujusticedes hommes,
surtout des ennemis de la vraie religion , qui ferment les
yeux à tout ce qu'il y a d'édifiant pour n'en être .point tou-
chés , et qui ne les tiennent ouverts qu'aux désordres dont
ils sont témoins. Fasse le ciel que notre zèle se rallume pour
l'honneur de notre foi. C'est ainsi que sans passer les mers,
nous pourrons participer au ministère des apôtres. Nous
sommes si sensibles à l'honneur d'une famille où nous avons
pris naissance : ne le serons-tious point à l'honneur d'une
religion où nous avons été régénérés l P. 288—292.
Sermon pour le vingt-unième dimanche après la Pen-
tecôte y sur le Far don des injures , pag. 293.
Sujet. Alors son maître le fit appelé^" , et lui dit : Méchant
serviteur , je cous ai remis tout ce que vous me deviez , parce
que vous m'en avez prié : ne fallait-il donc pas avoir pitié de
votre compagnon , comme j'ai eu pitié de vous! Sur cela^ le
maître indigné le livra aux exécuteurs de la justice. N'atten-
dons pas un traitement moins rigoureux de la part de Dieu,
si nous ne pardonnons pas les injures que nous pi'étendons
avoir reçues. P. 295—295.
Division. Dieu a droit de nous ordonner en faveur du pro-
chain le pardon des injures que nous en avons reçues ,
i.""' partie. Si nous refusons au prochain ce pardon , nous
donnons à Dieu un droit particulier de ne nous pardonner
jamais à nous-mêmes , 2.' partie. P. 2o5, 296.
458 TABLE ET ABRÉGÉ
I." Partie. Dieu a droit de nous ordonner en faveur du
prochain le pardon des injures que nous en aTons reçues , et
il l'exige eu effet de nous comme maître , comme p'ere ,
comme modèle , comme juge. P. 296.
I. Gomme maître. Il y a un pre'cepte du pardon des in-
jures. Précepte fonde sur les j)lus solides raisons : mais sans
autre raison , l'autorité seule de Dieu nous doit suifire , et
voilà d'abord la réponse la plus courte et la plus de'cisive
pour renverser tous nos pre'textes. Dieu le veut, c'est assez.
P. 296 — 5oo.
2. Comme père et bienfaiteur. Cet homme ne me'rile
pas que vous lui pardonniez , mais Dieu , qui vous le de-
mande , le mérite pour lui , après vous avoir comblé de ses
grâces. Ce n'est pas à celui-ci ou à celle-là que vous accor-
derez ce pardon , mais à Dieu qui veut bien se mettre eu
leur place. Quel avantage pour vous de pouvoir donner à
votre Dieu ce témoignage de votre reconnoissauce et de votre
amour ! P. 5oo— 5o4-
5. Comme modèle. Qne ne pardonne-t-il point dans tout
le monde à tant de pécheurs , et que ne vous a-t-il point
pardonné à vous en particulier l Ne peut-il donc pas bien
vous dire : OruTie debîtum dîmisi tîbi ; nonne oportuit et te
misereri ! J'ai pardonné , et je vous ai pardonné : pourquoi
ne pardonnez-vous pas comme moi l P. 3o4— 5io.
4- Gomme juge. Peut-être doutez-vous que Dieu vous ait
pardonné jusqu'à présent. Hé bien , voici le moyen d'obtenir
dans la suite le pardon de tontes vos fautes , et cette rémis-
sion dont vous ne pouvez être encore certain. Dieu , en qua-
lité de juge , vous dit : Pardonnez , et je vous pardonnerai
moi-même : Dimittite et dimittemini. Cette parole est précise
et formelle. P. 3io— 3i3.
11.^ Partie. Si nous refusons au prochain le pardon que
Dieu nous ordonne et qu'il exige indispensablement de nous,
nous donnons à Dieu un droit particulier de ne nous par-
donner jamais à nous-mêmes. Car alors nous nous rendons
singulièrement coupables, et coupables en quatre manières :
envers Dieu , envers Jésus-Christ Fils de Dieu , envers le
DES SERMONS. ^Sg
prochain snbstitné en la place de Dicn , et envers nous-
mêmes. P. 5i5 , 5i5.
1. Goupa1)les envers Dieu : nous violons un de ses pre'-
ceptes les plus essentiels. Or, comment pouvons-nous espé-
rer alors qu'il se laisse fléchir en notre faveur? Point de mi-
séricorde à celui qui n'a pas fait miséricorde. P. 5i5^ — ^5i8.
2. Coupables envers Jésus-Christ Fils de Dieu : nous le re-
nonçons en quelque manière dès que nous renonçons au
caractère le plus distiiictlf du christianisme, qui est le par-
don des injures et l'amour des ennemis. Or par là n'obli-
geons-nous pas ce Dieu sauveur à se tourner conti'e nous et
à nous renoncer ? et si Jésus-Christ notre médiateur , nous
renonce, à qui aurons-nous recours ? P. 5iH — 522.
5. Coupables envers le prochain substitué en la place de
Dieu : nous lui refusons ce qui lui est dû en conséquence du
transport que Dieu lui a fait de ses justes prétentions contre
nous. Car Dieu lui a en effet transmis tous ses droits. P. 522
—524.
4. Coupables envers nous-mêmes : nous nous démentons
nous-mêmes , et la prière que nous faisons tous Ips jours à
Dieu , en lui disant : Pardonnez-nous nos offenses , comme
nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Ainsi nous pro-
nonçons contre nous-mêmes, par cette prière , notre propre
condamnation. Dieu nous répond alors : C'est par cous-mêmes
ffu». je vous jnge. Parce que vous n'avez pas pardonné , ne
comptez point que je vous pardonne. Méditons bien ce fu-
neste arrêt , et prenons sur cela notre parti. P. 524—528.
Sermon pour le ^nngt-deuxième dimanche après la
Pentecôte, sur la Restitution , pag. 029.
Sujet. Bendez à César ce qui appartient à César , et à
Dieu ce qui appartient à Dieu. Nous devons surtout à César,
c'est-à-dire , au prochain , une juste restitution des biens
que nous lui avons enlevés. P. 329—552.
DivisiOj^. Rien de plus aisé ^ue de se trouver devant Dieu
^6o TABLE ET ABRÉGÉ
coupable d'une injuste usurpation, et lieu âe plus difficile
que de la réparer j i/^ partie. Rien de plus faux que l'impos-
sibilité' prétendue par la plupart des hommes de faire celte
réparation , et rien de plus vrai que l'impossiLiiilé du salut
sans cette réparation j 2.* partie. Donc rien sur quoi nous
devions plus trembler et plus nous défier de nous-mêmes ,
que sur le sujet de la restitution. P. 552 — 555.
I.*"* Partie. Rien de plus aisé que de se trouver devant
Dieu coupable d'une injuste usurpation , et rien de plus dif-
ficile que de la réparer. P. 555 , 556.
1. Facilité de commettre l'injustice et de se trouver cliargé
du bien d'autrui. Deux raisons qu'en donne saint Ghrysos-
tôme : la cupidité qui est en nous , et les occasions fré-
quentes qui sont hors de nous. La cupidité est insatiable,
et veut toujours avoir : de là tant d'artifices qu'elle emploie ,
tant d'usures , de simonies, de contrats simulés. Ajoutez à
cette convoitise les occasions très-fréquentes de la satisfaire.
Un domestique a le bien de son maître entre les mains j un
marchand négocie , donne et reçoit j un homme est dans
une charge , dans une commission , oîi il peut prendre à
son gré ; un grand a des dettes , et par son crédit peut
s'exempter de payer. Ainsi d'une infinité d'autres occasions.
Ce qui redouble le péril , c'est que ces occasions si dange-
reuses , on les recherche, bien loin de les fuir. On veut se
procurer certains emplois , on veut avoir certains maniemens
de deniers. Emplois avantageux selon le monde, mais bien
pernicieux pour la conscience. P. 556—544'
2. Dilhculté de réparer l'injustice commise , et de rendre
un bien dont on se trouve saisi. Oii voit-on en effet des gens
qui restituent de bonne foi ? Qnelle peine même ne témoi-
gnent pas certains riches et certains grands du monde ,
quand il s'agit d'acquitter des dettes légitimement contrac-
tées ? Voilà l'un des oTjstacles les plus invincibles à la con-
version de tant de pécheurs. Dès qu'on leur parle de resti-
tution , tous les bons sentimens où ils sembloient être s'éva-
nouissent. D'oii vient cela ? c'est qu'il n'est rien dans le fond
qui répugne davantage et qui soit plus contraire au naturel
DES SERMONS. 4^1
âe i'iiomme, que de se dessaisir des choses qui flattent sa
capidite'. Elle suggère mille prétextes que l'on e'coute. P. 544
— 55o.
II.® Partie. Rien de plus faux que rimpossibililé pre'tendae
par la plupart des liomnies de re'parer le dommage cause' au
prochain , et rien de plus vrai que l'impossibilité du salut
sans celte réparation. P. 55o.
I. Impossibilité de restituer , communément fausse et pré-
tendue. On dit: Si je restitue, je ruiîie ma famille: il vaut
mieux ruiner vos enfans , que de vous damner , et de les
damner avec vous. On dit : Je dois maintenir mon état :
Totre premier devoir est de rendre au prochain ce qui lui
appartient. On dit : Il ne me restera pas même de quoi
vivre : abus , répond saint Augustin j car , suivant ce prin-
cipe , un voleur puldic pourroit justifier ses larcins. Con-
fiez-vous en la Providence ; elle y pourvoira. On dit : Je me
déshonorerois en restituant : il y a des voies secrètes pour
faire une restitution , sans hasarder sa réputation. On dit :
Où trouverai-je toutes les presonnes à qui je suis redevable,
et comment dédommagerai-je toute une ville , toute une
province l i. Concevez un vrai désir de le faire, autant
qu'il dépendra de vos soins; 2. cherchez-en de bonne foi les
moyens; 5. si vous ne pouvez restituer tout, restituez une
partie ; 4. consultez un homme intelligent et sage. Mais parce
que la cupidité vous domine, vous vous contentez d'ua
examen superficiel , et vous n'en voulez croire que vous-
mêmes. P. 55o — 358.
2. Impossibilité réelle et absolue du salut sans la restitu-
tion. Car la restitution , autant qu'elle dépend de nous , est
d'une obligation indispensable. Ni les prêtres n'en peuvent
dispenser , ni Dieu même , selon de très-habiles théologiens :
mais soit qu'il le puisse ou qu'il ne le paisse pas , il est cer-
tain qu'il ne le veut pas. Sans cela le monde ne seroit plus
qu'une retraite de voleurs. On me dira que la contrition
seule , et à plus forte raison jointe avec le sacrement de pé-
nitence , suffit pour se réconcilier pleinement avec Dieu :
j'eu coiivieus j muis saus uue volonté siucère et cfTicace d«
46a TABLE ET ABRÉGÉ
restituer, il ne peut y avoir de vraie contrition. Gonsîde'rez
que ces biens injustnnent ticquis , vous abandonneront un
jour , mais que les crimes que vous aurez commis en les
acquérant , ne vous abandonneront jamais. 11 faut , ou les
perdre dès maintenant, ou perdre votre ame éternellement.
Querepondrez-vous k Dieu, quand vous paroîtrez devant lui, „,
et qu'il vous reprochera toutes vos îniquite's î il n'y a qu'une
restitution prompte et parfaite, qui puisse vous pre'server
de ses anathémes. P. 558—566.
Sermon pour le nîigt-troîsième dimanche après la
Pentecôte , sur le Désir et le Dégoiit de la Corn-
munion , pag. 067.
Sujet, Elle dîsoît en elle-même : si je puis seulement tou-
cher sa robe , je serai guérie. La seule robe de Je'sus-Glirist
gue'iit cette femme affligée d'une longue infirmité' : que ne
peut point à plus forte liaison pour la sanctification de nos
âmes cet adorable sacrement , oii nous recevons Jésus-
Christ même par la communion l P. 567—569.
Division. Deux sortes de dispositions , ordinaires dans le
christianisme, à l'égard de la communion : de'sir et de'gout.
Nous avons besoin d'instruction sur l'un et sur l'autre Désir
de la communion , i.'^* partie ; dégoût de la communion ,
2.* partie. P. 569, 570.
I.'^ Partie. Désir de la communion j i. motifs de ce désir;
2. avantage de ce désir j 5. règles de ce désir. P. 570 ,371.
I. Motifs de ce désir. Ils se réduisent tous à un motif gé-
néral , où ils sont renfermés; savoir , que toute ame chré-
tienne doit désirer souverainement et par-dessus toute chose
d'être unie à Jésus-Christ , puisque c'est en Jésus-Christ
qu'elle trouve tous les biens. Or c'est la communion qui
nous unit réellement et substantiellement à Jésus-Christ.
Mais ce désir de la communion peut-il convenir à un pé-
cheur dans l'éfat actael de son péché ? oui : car tout exclus
qu'il est de lu sainte table par son péché , il peut néan-moins
DES SERMONS, 4^3
désirer d*v être rétabli , non point avec son péché , mais
après s'être lavé et purifié de cette tache. Phis même uxx
homme est péchear , plus il doit désirer la communion , de
la manière que je le viens d'expliquer j parce que plus il est
pécliMir , plus il est malade t- 1 foible , et qu'il doit par con-
séquent plus désirer ce qui peutleguérir et le fortifier. P. 571
-374.
2. Avantage de ce désir : i. C'est la première disposition.
à la communion , qnoique ce ne soit pas une disposition
suffisante. Le sacrement de Jésns-Gîirist est une viande, et
une viande ne profite jamais mieux , que lorsqu'on la mange
avec appétit. Jésus-Christ se tient honoré de ce désir,
puisque c'est une marque de l'estime que nous faisons de ce
saint aliment qu'il nous offre ; 2. c'est le principe et comme
le mobile de toutes les autres dispositions. Car voulant com-
munier , et ne voulant pas d'ailleurs communier indigne-
ment , je me trouve engagé par là à ne rien négliger de tout
ce qui me peut disposer à une bonne communion. Abus de
notre siècle : au lieu d'exciter ce désir dans les âmes , ou
travaille à l'y éteindre, et de là vient que l'usage de la com-
munion estsi négligépar la plupart des chrétiens. P. 574—382.
3. Règles de ce désir. Il faut que ce soit un désir humble,
un désir éclairé ou demandant à l'être , un désir prudent et
sage , docile et soumis , en un mot , un désir chrétien , et
non point un désir présomptueux, aveugle, précipité, vo-
lage , opiniâtre et entêté. Dès que ce désir aura les qualités
convenables, conservons - le , quoi qu'on puisse nous dire
pour l'amortir en nous et nous le faire perdre. P. 382 — 585.
II.* Partie. Dégoût de la communion. Il y a un dégoût
de Id communion qui vient de Dieu , et il y en a un qui vient
de nous-mêmes et de notre fonds. L'un n'est qu'une épreuve
de Dieu , ou qu'un châtiment passager de Dieu , et ce n'est
point de quoi il s'agit ici : mais l'autre procède d'une mau-
vaise disposition de notre cœur, et c'est de cette sorte dç
dégoût qu'il est question. Voyons-en, i. le principe; 2. les
suites funestes ; 3. les remèdes. P. 585—388.
1. Principe de ce dégoût : c'est le relâchement de la viç.
464 TABLE ET ABRÉGÉ ^
Ou quitte SCS exercices de pieté, on ne veut plus tant se
faire de violence ni tant veiller sur soi ; on s'accoutume à
tine vie sensuelle et de'licate , à une vie dissipée et mondaine :
on l'aime , et tout ce qui est capable de la troubler, devient
insupportable. De là donc l'on conçoit de l'éloiç^nement pour
la conimunion , parce qu'elle demande une an.tre vie que
celle-là. Pourquoi tant de communions , dit-on ? On se re-
tire de la sainte table , et Ton se met ainsi plus au lari»e. Ou
parloit et l'on agissoil tout autrement , à ces temps d'une
ferveur chre'tienne , oii l'on étoit animé de l'esprit de Dieu.
P. 588 — 595.
2. Suites de ce dégoût. Comme le relâchement de la vie
porte au dégoût de la communion , le dégoût de la commu-
nion , par le retour le plus naturel , mais le plus funeste ,
porte à uu nouveau relâchement de vie. Car ce dégoût éloigne
de la communion ; et moins on communie , moins on a de
grâces , moins on a de forces, moins on a de vigilance, d'at-
tention sur soi-même , de zèle pour son avancement, et par
conséquent plus on se relâche. Voilà comment on a vu des
personnes dans les plus saintes sociétés se dérégler, et com-
ment on a vu les sociétés elles-mcmes tout entières se démen-
tir et devenir le scandale de la religion. P. 595—596.
5. Remèdes de ce dégoût: i. s'appliquer à bien com-
prendre le principe et les suites malheureuses du dégoût où
l'on est tombé, et se faire là-dessus à soi-même d'utiles re-
proches ; 2. ne point suivre le dégoût où l'on se trouve , et
agir même contre ce dégoût ; 5. se confier à un directeur
dont la conduite soit à couvert de tout soupçon , et prendre
ses avis j 4- avoir recours à Dieu même , et lui demander
instamment qu'il fléchisse notre cœur et l'attire à lui. P. 596
—400.
Sermon pour le vingt-quatrième dimanche après la
Pentecôte y sur le Jugement de Dieu ^ pag. 401.
Sujet. Us verront le Fils de l'homme venir sur les nues ,
avec une grande puissance et dans une grande riajestê.
L'Eglise
DES SERMONS. 4^^^
t,'E2;!îse commence et fiait son anne'e e'vangelique par la
peinture du jugement de Dieu , parce qu'il n'y a point de
pense'e qui puisse plus utilement nous occuper. P. 401 — /jos.
Division. La vérité infaillible du jugement de Dieu oppo-
se'e à nos erreurs et à nos hypocrisies , i.'^ partie. L'équité
inflexible du jugement de Dieu opposée à nos foiblesses et à
nos relâchemens , 2.® partie. P. /^oi—/\ol^.
I." Partie. La vérité infaillible du jugement deDieu oppo-
sée à nos erreurs et à nos hypocrisies. Nous nous trompons
nous-mêmes et ne voulons point nous connoître , voilà nos
erreurs. Nous trompons le public et ne voulons point en être
connus , voilà nos hypocrisies j mais Dieu , avec les lumières
de sa vérité nous détrompera de nos erreurs , et dévoilera
nos hypocrisies. P. 4o4"~'4"^'
I. Il nous détrompera de nos erreurs , et il nous fera con-
noître nous-mêmes à nous-mêmes. Gonnoissance qui nous
sera insuppoi'table et qui nous consternera. Venons au dé-
tail. Nous avons deux sortes d'erreurs en ce qui regarde
Dieu et le salut : erreurs de fait et erreurs de droit. Erreurs
de fait qui nous ôtent la connolssance de nos propres ac»
lions ; mais Dieu nous les remettra toutes devant les yeux.
Combien de péchés qui nous sont présentement inconnus ,
soit que nous ne les ayons jamais remarqués , soit que nous
les ayons oubliés? Si nous les conuoissons , combien y a-t-il
dans ces mêmes péchés , de circonstances, de dépendances ,
de conséquences , d'effets , à quoi nous ne faisons nulle
attention ? Or rien de tout cela n'échappe à Dieu ; et c'est
ce qu'il nous retracera avec des caractères si sensibles , que
nous le verrons malgré nous dans toute son étendue et dans
toute sa diffiormité. Erreurs de droit qui nous font ignorer
nos plus essentielles obligations : mais que fera Dieu ' il ren-
versera tous les faux principes que nous aurons suivis j et
ces consciences que nous nous faisions , dont nous nous te-
nions assurés et sur lesquelles nous nous reposions , il nous
les fera paroître pleines d'injustice , de préoccupation , de
mauvaise foi. Quelle sera notre surprise, et qu'aurons-nous
a dire pour noire justification l P. 4*^2 — 4'9"
TOME VII. 00
4G6 TABLE ET ABRÉGÉ
2. Il détoilera nos hypocrisies , et nous fera connoître att
înonde , que nous avions trompe; par de spécieux dehors.
C'est l'expresse menace qu'il nous fait par son Prophète :
Je découvrirai à 'toute la terre ton opprobre , c'est-à-dire ,
les artifices, tes fraudes, tes impostures, les cabales, tes
ahomiuations. Tel se croiroit perdu sans ressource, et seroit
accable' de honte et de confusion , si ce qu'il cache avec tant
desoinvenoità être su, non pas du public , niaisseuleraentde
cette personne en particulier ou de cette autre : que sera-ce
lorsqu'il faudra être connu du monde entier et donne' eu
spectacle à tout l'univers ! Soyons pre'sentenient de bonne
foi avec nous-mêmes, pour travailler à nous bien connoître;
et soyons-le avec les autres, pour vouloir aussi sincèrement
nous faire connoître à qui nous le devons , je veux dire ,
aui ministres de la pénitence. Voilà le nieilleur pre'servatif
et le remède le plus certain dont nous puiùbions user. P. 419
— 422.
II." Partie. L'inflexible e'quite' du jugement de Dieu oppo-
sée à nos foiblesses et à uosrelùchemens. Trois reîâchemens ,
lors même que nous seaiblons nous condamner. Car nous
nous condamnons j mais en même temps nous nous faisons
£;ràce , et nous voulons qu'on nous ménage jusque dans le tri-
])unal de la pénitence. Noos nous reconnoissons pécheurs
devant Dieuj mais en même temps nous considérons ce que
nous sommes selon le monde , et nous prétendons qu'on ait
égard à là qualité de nos personnes. Nous nous avouons cou-
pables et punissables ; mais en même temps nous exigeons
qu'on ait pour notre foiblesse ou plutôt pour notre délica-
tesse de la condescendance et de la douceur. Or , Dieu nous
jugera sans nous faire grâce, il nous jugera sans distinguer
jios qualités, et les employant même contre nous j il nouâ
jugera sans consulter notre délicatesse , et il en fera même
le sujet principal de son jugement. P. 420 , 424-
I. Il nous jugera sans nous faire grâce : pourquoi ? parc®
que ce sera la seule justice alors qui agisa. Et que nous ser-
viront devant lui toutes ces grâces prétendues , que nous au-
rons extorquées des miaistres de Jésus-Christ? P. 42 j— 427*
DES SERMONS. 467
2. îl nous jugera sans distinguer nos qualités : car il n'a
acception de personne. Que dis-je ! il distinguera les condi-
tions , mais pour juger et pour punir les grands avec plus de
sévérité que les autres. Ainsi nous le fait-il entendre dans
l'Ecriture. P. 427 — 4^0.
3. Il nous jugera sans consulter notre délicatesse j ou plu-
tôt, c'est sur notre délicatesse même qu'il nous jugera, en
nous reprochant, ce qui n'est que trop réel et que trop vrai ,
que c'étoit une délicatesse affectée, une délicatesse outrée,
et par conséquent une délicatesse criminelle. Aimons-nous
nous-mêmes ; mais aimons-nous d'un amour solide , nous
traitant avec toute la sévérité évangélique , afin d'expier nos
péchés. Voilà par où nous obtiendrons miséricorde, et com-
ment nous engagerons Dieu à nous traiter avec tonte sa
hoalé paternelle. P. 450—434.
FIN DU TOME SEPTIÈME,
-fi'^^SS^,-
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
BX
890
B74
1821
I T.7
Bourdaloue, Louis
Oeuvres complètes de
Bourdaloue